Dans son dernier ouvrage Imparfaites démocraties, Yves Mény explore les mécanismes de la montée en puissance des forces populistes en Europe.
Le début du troisième millénaire sera-t-il analysé comme un « moment » historique, un séisme entrainant l’effondrement de tous les soubassements de la démocratie ? Triomphe du marché global sur l’État-nation, remise en cause de tout système d’intermédiation du fait de la centralité de l’individu devenu – ou se croyant tel – maître de l’Univers et détruisant, comme Samson, les colonnes du Temple (ce dont le mouvement des « gilets jaunes » nous offre un avant-goût). À l’évidence, la transformation en cours use et abuse des concepts qui ont structuré notre histoire politique : la démocratie, ce mot magique qui a traversé les siècles, le peuple, dont les mésaventures au cours de deux cents ans d’histoire politique disent la force mythique mais aussi les failles, le libéralisme lui-même… Que de concepts réduits à l’état de slogans et brandis comme des étendards, vénérés ou non, pour alimenter le procès de la technocratie et, dans la foulée, l’illibéralisme, le populisme. L’heure est à la captation et au détournement à moins que la défiance généralisée n’emporte tout dans sa folie destructrice. C’est pourtant un message teinté d’optimisme que nous livre Yves Mény, politologue, président émérite de l’Institut universitaire européen de Florence, aux termes d’une remise en perspective, à la fois historique et comparative, des ressorts et des multiples acceptions de la démocratie, définie comme « un bricolage pragmatique au long cours » dont on est loin d’avoir épuisé toutes les ressources.
Alors que dans les années 90, la prophétie de Tocqueville semblait devoir se réaliser et que la démocratie, comme nouvelle religion, était en passe de devoir conquérir le monde, y compris par le fer et par le feu, l’euphorie s’est dissipée. Comment en est-on arrivé là ? Le concept revêt au moins trois dimensions complémentaires mais bien distinctes. D’abord la légitimité ; point de démocratie sans le peuple, mais tout sera fait grâce à « l’imagination des pères castrateurs » pour empêcher son immixtion dans le jeu. Les institutions ensuite : les constitutions rivalisent dans la mise en scène des attributs démocratiques, concourant au brouillage de frontières entre démocratie imparfaite et copie caricaturale. Les règles du jeu enfin, que seul le pouvoir constituant a le pouvoir de changer. C’est là que fait irruption le paradoxe selon lequel le peuple détenteur de la souveraineté est lui-même soumis à des règles plus fondamentales… Protection de la démocratie ou entrave à la souveraineté populaire ?
On oublie trop souvent le processus de formation de la démocratie et en particulier la différence fondamentale entre les révolutions américaine et française. Leur genèse influe sur les institutions jusqu’à nos jours. Mais l’une et l’autre « sont encombrées d’un cadavre dans le placard », le peuple. « We the people… » ainsi s’ouvre la Constitution de Philadelphie et tous les présidents américains se doivent d’être un peu populistes. Comme l’avait analysé l’auteur de manière prémonitoire dans un article récent, les Français élisent un monarque républicain qu’ils vénèrent le jour de l’élection puis rêvent de décapiter. Toutes les démocraties sont « impures», charriant des vestiges hérités de l’histoire. Elles sont imparfaites, en équilibre instable ; ces tâtonnements seront-ils réactionnaires ou porteurs d’innovation ?
Le peuple justement, source de la souveraineté, est une entité abstraite et désincarnée, dont les traductions concrètes sont la cause de bien des malentendus.
Deux conséquences résulteront de ces contradictions : la construction et l’affermissement de la nation, formant une trinité conceptuelle avec l’État (dont le modèle westphalien demeure dominant) et l’aménagement de la représentation au sein d’idéologies à même d’assurer la gouvernabilité par les élites.
Des tentatives d’endiguer les poussées populaires à la manipulation des règles du jeu, l’imagination n’a jamais fait défaut. Certaines démocraties cherchent désespérément la pierre philosophale, l’équilibre entre représentativité et gouvernabilité, au risque d’une constante remise en cause des mécanismes en place, d’autres s’inscrivent dans une histoire longue de stabilité au risque de la production de résultats électoraux injustes ou biaisés en contradiction flagrante avec les principes démocratiques. Mais l’acceptation tacite de ces « conventions » peut céder le pas à leur contestation la plus radicale, le peuple chassé par la porte revenant par la fenêtre dans des mouvements qui – encore un paradoxe – révèlent une conception holiste du concept, peinant à mettre à bas le principe représentatif.
Il leur reste un ennemi commun, la technocratie.
Retraçant l’historique de sa montée en puissance et de sa légitimation sur les deux rives de l’Atlantique, jusqu’à la « constitutionnalisation » du recours aux experts dans la Commission européenne (due à la double influence française et américaine, à travers le rôle de Jean Monnet), Yves Mény nous en livre une analyse éclairante. Il souligne, à partir des années 80, l’impulsion de deux acteurs clés, Jacques Delors et Margaret Thatcher, entrainant une gigantesque dérégulation économique. Dix ans plus tard, plusieurs facteurs convergent, remettant en cause l’acceptabilité du système. La complexité de l’écheveau des acteurs publics et privés constitue l’un des échecs majeurs des institutions européennes. L’action publique n’apparaît plus comme nationale ni publique.
Constatant que les pays les plus dynamiques échappent à la « fatalité heureuse de la démocratisation », l’auteur interroge : la démocratie ne serait-elle plus la solution mais le problème ? Dans un chapitre stimulant, intitulé « Libéralisme, illibéralisme, fécondes ambiguïtés » il démontre comment l’intégration du libéralisme dans les démocraties naissantes s’est réalisée à travers les proclamations de droits et les mécanismes de modération du pouvoir politique. Toutefois l’extension des droits fondamentaux n’est pas sans effets pervers, entrainant un choc frontal entre démocratie et valeurs nationales d’une part valeurs supranationales d’autre part. Les conséquences sont aujourd’hui au cœur du débat s’agissant du développement d’un corpus de normes « supra-constitutionnelles » comme de la portée voire de l’irréversibilité de certains engagements internationaux. La situation n’a pu qu’exacerber la tension entre producteurs de normes et ceux qui les subissent. Les critiques de l’illibéralisme ne convainquent néanmoins qu’à moitié « faute de prendre en considération les paradoxes de la démocratie libérale représentative dans une perspective historique », chaque avancée libérale faisant reculer la composante proprement démocratique.
S’est instauré un profond déséquilibre entre les deux piliers du système, populaire et constitutionnaliste.
« Ne sommes-nous pas allés trop loin ? »
La première réponse est l’explosion populiste, que les vielles grilles d’analyse ne suffisent plus à expliquer. Présent depuis plus d’un siècle dans l’histoire américaine (Roosevelt sût s’appuyer sur lui dans les années 30), le mouvement a pris des formes différentes en Europe sous l’effet de puissants bouleversements : corruption systémique, disjonction entre politics et policies, etc. L’Italie, dont l’auteur a pu observer les évolutions de longue date, est la parfaite illustration de cette radicalisation droitière mais les bords de la Tamise offrent l’exemple d’une contre-révolution aux antipodes de la tradition de Westminster (voir la tentative de T. May d’effacer le rôle du Parlement dans le Brexit, avant le démenti de la Supreme Court).
Au paradoxe scandaleux d’un peuple à la fois souverain et empêché, en répond un autre, celui d’une démocratie imparfaite mais qui ne cesse de se régénérer, un livre ouvert dont toutes les pages ne sont pas écrites. Quelle sera l’issue de la transformation de nos sociétés ? Le défi principal résulte de la contradiction entre l’échelon national et supra-national. Comment concevoir la démocratie au plan supra-national et remettre le marché sous la coupe du politique ? Tout est à inventer, conclut Yves Mény, pour imaginer « la démocratie 3.0 » qui parviendra à réconcilier le national et le global, l’individualisme et le sociétal.
Par sa profondeur d’analyse et la richesse de ses références cette remise en perspective est particulièrement bienvenue aujourd’hui. Espérons que commentateurs et hommes politiques y puisent des pistes de réflexion et de renouvellement de leur discours.
Imparfaites Démocraties
Frustrations populaires et vagues populistes
Yves Mény
Les Presses de Sciences Po, 2019
292 p. – 19 €