La Russie, qui est un Etat membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, vient d’opposer, à l’aune de sa logique, un veto à une résolution de cette institution qui déplorait son « agression contre l’Ukraine » et lui demandait de retirer « immédiatement » ses troupes de ce pays. C’était le vendredi 25 février, environ 48 heures après le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Le texte de la résolution, corédigé par les États-Unis et l’Albanie, a néanmoins recueilli 11 votes favorables contre 3 abstentions (il s’agit de l’Inde, des Émirats Arabes Unis et de la Chine qui a ailleurs indiqué qu’elle était opposée à toute prise de sanctions contre la Russie).
Ce recours de la Russie au « droit de veto » est en réalité la deuxième arme redoutable dont dispose cet Etat, en plus de l’arme nucléaire que le président Vladimir Poutine a menacé d’employer en des termes à peine voilés : « Pour ceux qui seraient tentés d’intervenir, la Russie répondra immédiatement et vous aurez des conséquences que vous n’avez encore jamais connues ».
Ce double pouvoir, juridique et nucléaire, dont dispose la Russie ainsi que tous les quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité, est incontestablement l’une des causes principales du dysfonctionnement du système international de sécurité collective, voulu dès la fin de la Seconde Guerre mondiale par les peuples des Nations Unies dans le but de « préserver les générations futures du fléau de la guerre » (cf. Préambule de la Charte des Nations Unies).
Un privilège objectivement récusable
En effet, outre le fait qu’il constitue une entorse au principe de l’égalité de toutes les nations, grandes et petites, inscrit comme tel et en lettres d’or dans la Charte des Nations Unies, ce double privilège que se sont accordé les Etats membres permanents du Conseil de sécurité est une sorte d’assurance multirisque et un véritable passe-droit. Et tout cela est absolument inacceptable, comme la preuve vient d’en être donnée de manière implacable et indécente par la Russie après son expédition punitive en Ukraine.
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’invasion de l’Ukraine par la Russie est un fait internationalement illicite au vu de la Charte des Nations Unies qui interdit le recours à la force dans les relations internationales (cf. articles 2, alinéa 4) ainsi que l’ingérence dans les affaires intérieures des Etats (cf. article 2, alinéa 7).
A ce titre, on peut objectivement considérer que l’invasion russe de l’Ukraine est un « acte d’agression » au sens de la résolution 3314 (XXIX) des Nations Unies du 14 décembre 1974 sur la définition de l’agression. En effet, l’article premier de cette résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies définit l’agression en ces termes : « L’agression est l’emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies […] ».
Par ailleurs, bien que toutes les conditions ne soient pas réunies à ce jour pour la saisine de la Cour pénale internationale (Cpi) à ce sujet (cf. articles 15 bis et 15 ter du Statut de la Cour), un tel acte d’agression tombe néanmoins sous le coup de l’article 8 bis dudit instrument aux termes duquel « […] on entend par « crime d’agression » la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies ». Concrètement, précise le Statut de la Cpi, l’ « acte d’agression » doit consister en « […] l’emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies […] ».
Ce qui aurait été inadmissible si cela était le fait de n’importe quel autre Etat membre des Nations Unies, avec certainement de graves conséquences en termes de sanction, comme c’était justement le cas pour l’Irak de Saddam Hussein pour avoir envahi et annexé le Koweït en 1990, devient presque sans gravité pour la Russie en raison du droit de blocage (abusivement qualifié de « droit de veto ») dont elle dispose ainsi que de ses capacités militaires, nucléaires notamment.
Au-delà de l’acte d’agression dont est victime aujourd’hui un Etat souverain, en l’occurrence l’Ukraine, et qui reste intrinsèquement inadmissible, le recours par l’Etat agresseur à son « droit veto » pour se soustraire à toute condamnation internationale est tout aussi inacceptable principiellement. Et c’est justement pour cette raison précise qu’il est plus que temps de remettre en débat la question de la légitimité de ce « droit de veto », qui n’est qu’une simple interprétation de l’article 27, alinéa 3 de la Charte des Nations Unies et que l’on peut objectivement récuser. En effet, le statut d’Etat membre permanent du Conseil de sécurité et le contestable « droit de veto » qui s’y rattache, sont parmi les principaux facteurs explicatifs de la fragilité ainsi que des contradictions du système international onusien.
La fragilité et les contradictions du système international onusien
Tout ce qui précède témoigne du dysfonctionnement récurrent du système onusien qui, depuis sa création en 1945, a pour mission d’œuvrer entre autres pour l’égalité et le respect mutuel entre les tous peuples et toutes les nations, le règlement pacifique des différends entre Etats, le désarmement, le non-recours à la force dans les relations internationales, etc.
En effet, l’invasion actuelle de l’Ukraine par la Russie, tout comme celle de l’Irak en 2003 par les Etats-Unis, tendent malheureusement à confirmer la thèse selon laquelle le droit international serait l’arme des puissants.
Certes, cette thèse n’est pas toujours vérifiable dans les faits, comme en témoignent d’ailleurs éloquemment certaines décisions emblématiques de la Cour internationale de justice (Cij). C’est notamment le cas de la fameuse affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis, arrêt du 27 juin 1986), où la Cour de La Haye a considéré que les interventions américaines au Nicaragua n’étaient pas conformes au droit international coutumier et que le respect de la souveraineté territoriale, l’interdiction de l’emploi de la force et la non-intervention étaient indubitablement liés. De même, dans ce qui était la toute première affaire inscrite à son rôle général, à savoir l’affaire du Détroit de Corfu (Royaume-Uni c. Albanie, arrêt du 9 avril 1949), la position de cette juridiction internationale a été on ne peut plus claire : « Entre Etats indépendants, le respect de la souveraineté territoriale est une des bases essentielles des rapports internationaux ». Et à la Haute juridiction de préciser, à juste titre d’ailleurs, que « […] le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé que comme la manifestation d’une politique de force qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences de l’Organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international ».
En dépit de cette jurisprudence consolidée, les violations de ces mêmes principes fondamentaux du droit international par certains Etats membres permanents du Conseil de sécurité sont récurrentes. Et ce, sans qu’il y ait des possibilités réelles de sanction à leur égard en raison notamment du « droit de veto » ainsi que de leur supériorité militaire. En tout état de cause, cette situation est objectivement un appel d’air à des violations futures qui pourraient malheureusement se multiplier.
C’est pourquoi, l’une des solutions véritables et sur le long terme, relativement aux nombreux problèmes posés par le désordre mondial actuel, passe nécessairement par une réforme complète et profonde du Conseil de sécurité. Il serait de l’intérêt supérieur des Nations Unies qu’une telle réforme soit légitime, optimale, efficiente et in fine efficace. Cependant, cela ne saura se faire véritablement sans que l’on ait statué sur ce fameux « droit de veto » dont l’utilité pour la paix et la sécurité internationales reste toujours à être prouvée.
Il est à noter que la résolution 377 (V) de l’Assemblée générale des Nations Unies du 3 novembre 1950, intitulée justement « Union pour le maintien de la paix », suggère une solution qui est d’une parfaite actualité : « Dans tout cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression et où, du fait que l’unanimité n’a pas pu se réaliser parmi ses membres permanents, le Conseil de sécurité manque à s’acquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, l’Assemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux Membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre […] ». Après le « veto » russe, le Conseil de sécurité vient justement d’approuver, le dimanche 27 février, une résolution réclamant une session extraordinaire d’urgence de l’Assemblée générale des Nations. Il est à préciser que c’est pour la première fois depuis 1982 que le Conseil de sécurité adopte ce procédé et la huitième fois depuis 1950. Comme la résolution précédente à laquelle la Russie a opposé son « veto », celle-ci a été également initiée par les États-Unis et l’Albanie. Elle a recueilli 11 voix pour, 1 voix contre (celle de la Russie) et 3 abstentions (les Émirats Arabes Unis, la Chine et l’ Inde).
Ce lundi 28 février, les États membres de l’Assemblée générale des Nations Unies auront donc à se prononcer sur la situation actuelle en Ukraine.
Cependant, sur le long terme et pour une paix qui soit juste et durable, la Communauté internationale se doit d’investir davantage encore que par le passé et plus activement dans la mise en œuvre effective de la résolution 377 (V) précitée qui consacre une approche holistique de la paix. En effet, étant donné que la paix ne saurait se résumer à la seule absence de la guerre, l’Assemblée générale des Nations Unies s’est déclarée convaincue « qu’il ne suffit pas, pour assurer une paix durable, de conclure des accords de sécurité collective contre les ruptures de la paix internationale et les actes d’agression, mais que le maintien d’une paix réelle et durable dépend aussi de l’observation de tous les buts et principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, de la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, par l’Assemblée générale et par les organes principaux des Nations Unies pour assurer le maintien de la paix et de la sécurité internationales ; et qu’il dépend, en particulier, du respect effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, ainsi que la création et le maintien des conditions favorables au bien-être économique et social dans tous les pays […] ».
En conséquence de cette approche holistique et transversale de la paix, l’Assemblée générale des Nations Unies invite « […] instamment les Etats membres à se conformer pleinement à l’action conjuguée et à intensifier cette action en coopération avec l’Organisation des Nations Unies, à développer et à encourager le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et à intensifier leurs efforts individuels et collectifs en vue d’assurer des conditions de stabilité économique et de progrès social, en particulier par la mise en valeur des pays et régions insuffisamment développés ».
Une vision et une stratégie pour la paix plus que d’actualité et qui doivent mobiliser tous ceux qui croient toujours à la capacité de l’Organisation des Nations Unies (Onu) à garantir la paix et la sécurité internationales…
Roger Koudé, Professeur de Droit international
Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon (UcLy). Son dernier ouvrage, intitulé Discours sur la Paix, la Justice et les Institutions efficaces, est publié aux Éditions des Archives Contemporaines (Paris, 3/2021), avec la préface du Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018.