Selon Louis Ferdinand Céline : « l’histoire ne repasse pas les plats ». Pourtant pendant tout le siècle dernier, le thème de l’Eurafrique a alimenté les réflexions politiques. Le rêve initial s’est mué en concept plus précis entre les deux guerres, a failli être mis en œuvre par l’Axe, pour être repris après le second conflit mondial dans une optique totalement nouvelle par les vainqueurs européens.
L’effacement de l’Europe occidentale causé par sa perte de prestige consécutive aux « années noires », les velléités hégémoniques des deux « super grands », la guerre froide et la montée des nationalismes conduira les Européens à réduire leurs ambitions. Des nostalgiques de l’ordre ancien s’accrochèrent encore à une vision passéiste du monde. D’autres privilégièrent l’établissement d’une sphère de co-développement entre les deux continents, au lieu d’envisager une intégration pure et simple de l’Afrique dans un ensemble novateur, celui de l’Eurafrique.
L’Europe impériale : un laboratoire d’idées pour l’Eurafrique
Quelques précurseurs, ou visionnaires, inventèrent sans le nommer, le concept d’Eurafrique. Il s’agit, entre autres, de Claude-Henri de Saint-Simon qui assignait à son Parlement européen une ambition précoloniale1 et de Victor Hugo qui, dans ses discours des 18 mai et 3 août 1879 sur l’Afrique, haranguait les Européens en ces termes : « Unissez vous, allez au Sud »2. Si pour le premier il s’agissait de : « Peupler le globe de la race européenne, qui est supérieure à toutes les autres races d’hommes… », le second voyait dans le continent noir sous-peuplé, une opportunité de donner naissance aux États-Unis d’Europe et de tendre vers l’unité des peuples du Vieux continent.
L’élaboration du concept : l’entre-deux-guerres et la montée des fascismes
C’est en Europe continentale qu’a été conceptualisé le projet, encore flou, consistant à faire émerger un ensemble eurafricain susceptible de faire pièce aux blocs américain et asiatique. L’initiateur en la matière fut le comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi, pacifiste et internationaliste, qui envisageait l’unification du continent européen par une confédération d’États baptisée Paneurope3. Selon le fondateur du mouvement paneuropéen créé en 1923, il était grand temps, après l’hécatombe de la Grande Guerre, de songer à l’unité européenne. Encore fallait-il trouver un thème fédérateur commun aux anciens belligérants. Celui de l’Afrique semblait recueillir l’assentiment de la plupart des pays européens. D’ailleurs, ne s’agissait-il pas d’un prolongement naturel de leur continent tant géographique qu’économique ? Au premier stade de sa mise en œuvre, ce plan prévoyait la constitution d’une fédération regroupant les États colonisateurs européens de l’Afrique et supposait la mise en commun des colonies africaines. Ainsi, l’Afrique aurait servi de réservoir de matières premières à tous les États européens membres de cet ensemble ; en contrepartie, le Vieux continent y aurait exporté produits finis et trop plein de main-d’œuvre, permettant ainsi à l’Europe d’isoler l’Afrique d’éventuels concurrents non européens. Il s’agissait là d’une mutualisation des moyens pour une mise en valeur commune et ambitieuse du continent noir : création d’infrastructures routières et ferroviaires traversant et reliant l’ensemble bi-continental tout en gommant les rivalités en Europe.
Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les réticences émanèrent dans un premier temps de l’Allemagne qui conditionnait son accord à la rétrocession de ses colonies africaines passées sous mandat de la Société des Nations.
Puis, tant le pays vaincu que l’Italie, faiblement dotée en matière de colonies, reprirent à leur compte ce concept qui pouvait leur laisser espérer de nouvelles opportunités. En Allemagne, le tropisme colonial ne disparut d’ailleurs pas après l’armistice. Un puissant lobby colonial, constitué de grandes sociétés capitalistes, d’associations et de ligues coloniales militantes (près de 70 000 membres en 1930) favorisa la création de l’Union coloniale interparlementaire, majoritairement composée de politiciens de la droite de la République de Weimar. Cette nostalgie de l’ancienne Afrique allemande se manifesta par des expositions coloniales et toute une série de publications, soutenues par les firmes commerciales allemandes qui continuaient à avoir des intérêts dans les anciennes colonies4. Otto Stresser, un des leaders nazis avant son exclusion pour « dérive gauchisante » en 1930, avait milité en faveur d’une « zone européenne de coopération économique relative aux ressources de l’Afrique, de l’Est de l’Europe et de l’Asie »5.
Les propagandistes italiens et allemands reprirent à leur compte ce thème de l’Eurafrique dans la mesure où il s’intégrait aisément dans les thèses de l’école géopolitique allemande conduite par le général géographe Karl Haushofer adepte du « pan-régionalisme ». Il s’agissait d’un concept innovant, reposant sur la division du monde en sphères d’influence longitudinales vivant en quasi-autarcie, baptisé « Théorie des fuseaux géographiques ».
Quant à la Belgique, elle n’envisageait pas de partager sa souveraineté sur le Congo. En France, des hommes politiques comme Joseph Caillaux, ancien président du Conseil, ministre des Finances (1925-26), Aristide Briand ou encore Albert Sarrault, ministre radical des Colonies6 privilégièrent la réconciliation avec l’Allemagne dans un grand projet économique : la mise en valeur de l’Afrique. Enfin, la Grande-Bretagne demeurait étrangère à cette nouvelle ambition.
À la lecture de ce qui précède, force est de constater que les intérêts particuliers des Nations européennes continuaient majoritairement à prévaloir sur l’idée d’une Europe unifiée et puissante, englobant l’Afrique, pouvant faire pièce aux concurrents venus d’Amérique ou d’Asie. »
Le second conflit mondial et la réappropriation du concept par l’Axe
Dès l’arrivée au pouvoir de Mussolini et d’Hitler, le thème de la colonisation de l’Afrique fut abordé à l’occasion de colloques, bien qu’il fût relativement secondaire par rapport aux rivalités européennes. La Fondation Volta, créée grâce à l’aide de la société Edison de Milan auprès de l’Académie royale d’Italie, organisa à Rome huit congrès, entre 1931 et 1938. Celui de 1932 avait trait à l’unité européenne et celui de 1938 à l’étude des questions africaines. Les professeurs Karl Haushofer et Erich Obst traitèrent des revendications allemandes sur leurs anciennes colonies et reprirent le thème de l’Eurafrique à leur compte. Il fut question d’espace vital européen, de peuplement du continent africain par des Blancs et d’unité européenne qui en découlerait7.
Le concept d’Eurafrique ainsi repris par les puissances de l’Axe connut des inflexions au cours des années 1939-45, au gré des victoires et des reculs des armées essentiellement allemandes.
Plutôt que de se cantonner à la rétrocession de ses anciennes colonies, la propagande nazie préféra populariser le thème de l’Eurafrique. Celui-ci avait le mérite d’être plus mobilisateur auprès des Européens, qu’ils soient victorieux, alliés ou occupés. Il ne s’agissait donc plus d’une revanche allemande, mais de la construction d’une Europe nouvelle qui ambitionnait de faire pièce à l’Amérique et à l’Asie.
Au début du conflit et jusqu’à la chute de Stalingrad en janvier 1943, la victoire d’un « Reich de mille ans » incita Hitler à rendre populaire l’idée d’unification du continent européen sous la conduite de l’Axe Rome-Berlin. Dès lors, il devenait impératif d’imaginer un programme politique et économique destiné à bâtir l’Europe nouvelle de l’après-guerre. À plusieurs reprises des entretiens bilatéraux contribuèrent à élaborer et à justifier la création de l’Eurafrique imaginée par les vainqueurs. Le 4 octobre 1940, la rencontre Hitler-Mussolini qui se déroula au col du Brenner réaffirma l’idée de regrouper l’Europe dans un ensemble eurafricain8. Un an plus tard, le 25 octobre 1941, lorsqu’il reçut le Comte Galeazzo Ciano, ministre des Affaires étrangères du Duce, Hitler lui fait part de ses ambitions pour « une Europe unifiée au sein d’une zone économique complétée des colonies africaines »9. L’Italie fasciste avait déjà théorisé ce concept bien avant les nazis, puisque son programme de 1919 envisageait la création d’une fédération européenne colonisant l’Afrique. En attendant, Mussolini avait envahi l’Éthiopie, en 1935, malgré les tardives sanctions de la SDN.
La péninsule, si elle adhérait à l’idée de l’Eurafrique, n’en avait pas moins une conception légèrement différente, compte tenu de sa proximité géographique avec l’Afrique, du souvenir de la Rome impériale et africaine et de sa frustration de n’avoir pu se tailler un empire colonial à sa mesure. Bordée par la Méditerranée, elle considérait ce « lac » comme une partie intégrante de l’Eurafrique. Déjà en 1934, le professeur Paolo d’Agostino Orsini di Camerota de l’Université royale de Rome avait publié Eurafrica : L’Europa per l’Africa, l’Africa per l’Europa. L’Eurafrique fasciste effaçait ainsi ce qu’elle considérait comme les injustices du traité de Versailles et participait à une nouvelle donne sur le continent noir en redistribuant les cartes. Si l’Allemagne souhaitait une Afrique pour tous les Européens, l’Italie introduisait un système de proportionnalité en fonction de l’importance de chaque pays européen10.
La guerre éclair à l’Est laissant place à un enlisement face à l’URSS aidée par les États-Unis fit changer la rhétorique de l’Allemagne et de l’Italie. Désormais, il ne s’agissait plus uniquement d’instaurer un nouvel ordre continental en Europe, mais de lutter contre le péril bolchévique et les « ploutocraties occidentales ». L’Afrique et ses richesses devaient désormais être accessibles à tous les pays européens sans exclusive, y compris à ceux qui ne disposaient pas de colonies. Mais quid des puissances coloniales vaincues ?
La France de Vichy demeura relativement ambigüe sur le sujet de l’Eurafrique. L’aile collaborationniste la plus proche de l’Allemagne sembla y porter un certain intérêt, alors que le maréchal Pétain estimait, comme le général de Gaulle d’ailleurs, que c’est de l’Empire que viendrait le salut de la France. En Belgique, si certains envisagent l’Eurafrique avec enthousiasme, que ce soit des collaborationnistes ou des intellectuels repliés en zone libre, d’autres, surtout après le début des revers allemands à l’Est, firent preuve d’un reflexe consistant à revendiquer le maintien de la propriété du Congo. Cela permettait à un petit pays comme le leur de prétendre jouer en Europe un rôle inversement proportionnel à sa taille11.
Une adaptation à la donne de l’après-guerre
Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale furent catastrophiques pour l’Europe, tant d’un point de vue humain, économique, moral qu’en termes de prestige. Il fallait se rendre à l’évidence, la cessation des hostilités était surtout due à l’action combinée des États-Unis, de l’URSS et dans une moindre mesure de l’Empire britannique. Or pour les deux premiers il s’agissait de concurrents, voire d’ennemis pour l’Union soviétique, d’un ensemble eurafricain qui se rêvait autonome. Dans un premier temps, la France tenta de sauver son empire colonial en y apportant quelques aménagements ; dans un second, quand la pression des nationalismes se fit plus forte, elle essaya de mobiliser l’Europe naissante afin de justifier le maintien dans ses possessions africaines.
La seule initiative inclusive, englobant l’intégralité de l’Europe continentale, de la Grande-Bretagne et de l’Afrique, fut celle de Sir Edward Mosley, ancien leader des Blackshirts et fondateur de l’ Union Movement en 1948. Avec son slogan « Europe a Nation », il militait pour une Europe unitaire intégrant une grande partie de l’Afrique qui serait sous domination blanche et dans laquelle chaque puissance coloniale apporterait ses propres possessions. La population non blanche aurait été limitée à une nation au sud du continent, sous protection de l’Eurafrique, dans un souci de « protection », inspirée de la doctrine Monroe. Mais les principes qui sous-tendaient ce projet étaient totalement incompatibles avec l’état d’esprit de l’après-guerre.
L’Union française, la Communauté et l’Eurafrique
Contrairement à des interprétations partisanes de la Conférence de Brazzaville du début 1944, celle-ci n’envisageait aucunement les indépendances12, mais la transformation de l’Empire en Union française, qui vit d’ailleurs le jour en 1946. Dans ce contexte, le « bloc franco-africain » fut évoqué dans le cadre d’une certaine complémentarité naturelle faisant référence à l’ancienne théorie des fuseaux. Le terme d’Eurafrique fut alors régulièrement employé pour justifier la présence française dans ses possessions africaines. En plus des arguments classiques déjà évoqués dans les projets de l’entre-deux-guerres (réservoir de matières premières, marché pour les produits du Nord et absorption du surplus de main-d’œuvre européenne), d’autres plus contemporains étaient mis en avant. Il s’agissait en premier lieu de faire cesser les velléités nationalistes dans les colonies en développant le continent à un rythme soutenu ; en second lieu, le volet militaire et stratégique s’invitait dans le débat. Ce condominium européen qui ne disait pas son nom aurait fait obstacle aux tentatives américaines et soviétiques de subversion dans ces territoires. Enfin, en cas d’invasion de l’Europe occidentale par l’URSS, l’Afrique pourrait servir de base de repli permettant aux Occidentaux de refaire leurs forces13. L’Afrique ayant auparavant joué ce rôle dans la reconquête de l’Europe occupée par les nazis avec succès, ne fallait-il pas renforcer ce bastion en Afrique du Nord, centrale et à Madagascar, comme certains l’évoquaient ? Il serait trop long de citer ici tous les acteurs et les vecteurs de tentatives pour rendre populaire cette approche. Il convient cependant de noter que de nombreuses revues économiques et militaires, dont certaines existent toujours ont contribué à promouvoir ces thèses pendant des années14. Parmi les hommes politiques français, les avis étaient partagés. Pierre Pfimlin estimait qu’il n’était pas question que l’Afrique puisse devenir « une sorte de bien commun de l’Europe » alors que Guy Mollet déclarait clairement en 1957 que « l’Eurafrique (serait) la réalité de demain15.
Le coût financier des investissements envisagés étant astronomique et excédant les moyens de la France sortie affaiblie de la guerre, la tentation fut grande d’en faire partager le prix avec ses voisins européens. Non seulement ces derniers y étaient défavorables, mais des résistances se firent jour au sein de la classe politique française. Édmond Giscard d’Estaing estimait d’ailleurs que l’ensemble constitué par l’Union française était trop précieux pour le compromettre avec des propos illusoires concernant l’unification européenne16.
L’intégration de l’Union française au sein de l’Europe devait de surcroît se soucier du sort des Africains pour contrer les velléités d’indépendance et se conformer aux standards moraux de l’après-guerre.
C’est dans cette optique que Léopold Sédar Senghor se bâtit à l’Assemblée nationale afin qu’une place soit octroyée aux représentants des territoires d’outre-mer17, lui qui déclarait que ceux-ci étaient « culturellement et politiquement français »18.
La construction européenne et l’Afrique
La crise de Suez de 1956 sonna le glas des espoirs du maintien durable des colonies d’Afrique dans l’ensemble français. Certes il y eut des raidissements, la crise algérienne en fût un, et des tentatives de transformation comme la Communauté, vite abandonnée. Mais les responsables politiques de l’époque se rendirent rapidement compte que les « vents du changement »19 soufflaient trop forts pour persévérer, tant l’issue du combat semblait aléatoire. Si des partisans du maintien du drapeau tricolore en Afrique se bercèrent d’illusions, d’autres envisagèrent un autre destin pour la France. Il est d’ailleurs symptomatique de noter la simultanéité de la décolonisation avec le début de la construction européenne.
Si en mars 1948 le Pacte de Bruxelles signé par la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, la Hollande et le Luxembourg envisageait la question de l’Eurafrique, dès la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951, il n’en fût plus fait mention. Il en fût de même pour la Communauté européenne de défense (CED), traité signé par les six le 27 mai 1952, mais qui sera rejeté par l’Assemblée nationale française. Lors de l’élaboration du projet de constitution d’une Communauté politique européenne (CPE) la question de l’outre-mer se posa à nouveau. La commission « ad hoc », puis la commission constitutionnelle créée au sein de la CECA ayant à se prononcer sur la répartition des sièges au sein de la future chambre des peuples, n’envisageait même pas le sort qui serait réservé aux représentants de l’outre-mer. La commission constitutionnelle précisera finalement que le Parlement sera uniquement élu par la métropole et que l’exécutif ne concerne pas l’outre-mer20.
Le Marché commun institué par le traité de Rome du 25 mars 1957 adopta une solution intermédiaire.
Elle consista à admettre le principe de l’association des territoires d’outre-mer, comme le souhaitait la France, mais son champ d’application était limité au développement économique, social et culturel de ces territoires.
Peut-on néanmoins considérer cette construction comme la réalisation de l’Eurafrique ? Il est permis d’en douter car il ne s’agit en aucune manière d’un projet revendiqué comme tel. L’absence de la Grande-Bretagne avec ses dominions et colonies ainsi que du Portugal, avec l’Ultramar, réduisait sa portée au plan international. Les accords signés depuis entre l’Europe et l’Afrique comme les conventions de Yaoundé (1958), de Lomé (1975) et Cotonou (2000), sont bien éloignés du concept original.
Variations sur le thème de l’Eurafrique
Même si le terme d’Eurafrique a pendant un siècle fait référence à des projets polymorphes, ils avaient en commun de créer un ensemble nouveau comprenant les deux continents. La configuration mondiale actuelle rend indubitablement sa réalisation illusoire. Pourtant le mot d’Eurafrique resurgit périodiquement à l’occasion de discours politiques qui se veulent novateurs lors de grand-messes franco-africaines.
Déjà le Président François Mitterrand avait déclaré avec des accents lyriques que la mer Méditerranée était : « le lac bleu qui brillait au cœur de l’Eurafrique »21. C’est son successeur Jacques Chirac, qui sans évoquer directement l’Eurafrique, déclarera en 2005 : « L’Europe ne se désintéresse pas de l’Afrique…. Le cas échéant, la France rappellerait l’Union européenne à ses responsabilités vis-à-vis de son voisin du sud, le continent africain. L’Union européenne a parfaitement conscience qu’elle ne peut pas envisager l’avenir sans avoir un lien fort avec son voisin du sud qui n’est pas seulement l’Afrique du Nord, mais également l’Afrique toute entière »22. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’il invitera au 24e sommet France-Afrique de Cannes (14-16 février 2007) auquel nous assistions, la chancelière allemande Angela Merkel, alors présidente en exercice de l’UE. Mais à une question posée par une journaliste chinoise, le président français lui avait répondu qu’il appelait de ses vœux une coopération avec la Chine pour relever les défis de l’Afrique. On était donc très loin de l’Eurafrique qui voulait établir des rapports exclusifs entre les deux continents.
Le discours prononcé par le Président Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar n’hésita pas à se réapproprier le terme d’Eurafrique qui aux yeux de ses détracteurs n’était qu’une version modernisée de la Françafrique et du néocolonialisme : « Ce que veut faire la France avec l’Afrique, c’est préparer l’avènement de l’Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l’Europe et l’Afrique » et de lier le sort des deux continents : « Cette Renaissance, je suis venu vous proposer que nous l’accomplissions ensemble parce que de la Renaissance de l’Afrique dépend pour une large part la Renaissance de l’Europe et de la Renaissance du monde »23. Au-delà du discours passionné et des grandes déclarations d’intention, force est de constater qu’à l’instar de son prédécesseur, le président français cherchait à impliquer le reste de l’Europe. Son but était de mutualiser ses efforts en Afrique et de réorienter la diplomatie française de la construction européenne vers une stratégie multilatérale.
Le Président Emmanuel Macron ne s’est pas hasardé à ressortir le terme devenu fourre tout de l’Eurafrique.
Dans ses discours à Ouagadougou le 28 novembre 2017 et à Abidjan le 29, il a plutôt parlé de « partenariat UE Afrique » qui est plus conforme aux relations présentes et futures des deux continents. Le Président Macron est un « afro-réaliste » qui tout en souhaitant maintenir des liens étroits avec le continent, tient compte « en même temps » des réticences des autres pays européens, suscitées par les questions démographique, migratoire, de terrorisme et d’engagement militaire.
Le grand projet eurafricain de Dominique de Villepin, ancien ministre des Affaires étrangères aura le courage de promouvoir l’ « Eurafrique moderne » en 2015 en le déclinant en trois volets : une coopération politique favorisant l’enracinement de la démocratie… la coopération économique tournée vers les infrastructures et les réseaux… et la culture. Il y était question d’interdépendance et de complémentarité. Villepin résumait ainsi sa pensée : « Il existe aussi une troisième voie qui est celle d’un afro-réalisme tourné vers l’avenir…. Seul rempart tangible au repli identitaire et à la propagation de l’insécurité internationale »24.
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Le concept d’Eurafrique, imaginé à la fin du XIXe siècle, popularisé pendant une grande partie du XXe avec des réapparitions en ce début de XXIe siècle était-il une utopie, ou une construction intellectuelle susceptible de changer les grands équilibres du monde ? Si l’on s’en tient au fait que ce projet n’a jamais vraiment été concrétisé, on penchera pour le premier qualificatif. Toutefois, les occasions (manquées) ont bel et bien existé. Sans vouloir en aucune façon porter un quelconque jugement de valeur sur ces tentatives avortées, il convient de les évoquer brièvement. Après le premier conflit mondial, l’Europe était saignée à blanc. Dès lors, on pouvait sentir confusément qu’il était temps de s’entendre sur un projet commun susceptible de dépasser les antagonismes entre puissances. L’Eurafrique en était un. Mais nul n’était prêt à faire des sacrifices impliquant de mettre ses colonies en commun au nom de la réconciliation européenne. La seconde occasion manquée fut celle envisagée par les puissances de l’Axe Rome-Berlin, avec le consentement tacite du régime de Vichy. Toutefois une Eurafrique sans les colonies britanniques avait-elle vraiment un sens ? En tout état de cause la défaite de ses concepteurs entraîna l’abandon de l’Eurafrique dans sa version fasciste. À la fin des années 1940, Sir Oswald Mosley fut le seul à envisager une Europe unitaire, Grande-Bretagne incluse, mettant ses colonies africaines en commun pour constituer un ensemble eurafricain. Mais le modèle de développement de ce projet et le passé de son concepteur en condamnaient la réalisation. Enfin, la France essaya d’impliquer l’Europe naissante dans le but de sauver ses intérêts en Afrique. Le contexte international ne le permettait déjà plus et les partenaires européens n’étaient de toutes les façons pas enclins à servir de paravent au colonialisme français.
Les égoïsmes nationaux, le contexte international et la philosophie même d’un projet impliquant un lien de subordination d’un continent vis-à-vis d’un autre eurent raison de cette construction intellectuelle d’un autre âge.
L’utilisation abusive du terme d’Eurafrique par des hommes politiques contemporains n’est qu’un slogan vide de sens. L’heure n’est plus à l’Eurafrique, ni aux chasses gardées mis à part des États-Unis, mais pour combien de temps encore ? L’Europe et l’Afrique ont aujourd’hui des destins globalement distincts et bien souvent des intérêts divergents, ce qui n’exclut pas les coopérations et le maintien de liens historiques. Faire abstraction des peurs réciproques, liées au déséquilibre démographique, à l’immigration de masse et à l’instabilité d’une partie de l’Afrique n’est sûrement pas une bonne base de départ pour des relations harmonieuses entre des États du Nord et ceux du Sud. Laisser croire aux Africains que l’Europe a le pouvoir de changer leur destin fait sans doute partie des discours convenus, mais la réalité est tout autre. Le monde est ouvert et la compétition est rude sur le sol africain. Un seul exemple suffit à l’illustrer : le projet chinois intitulé « One Belt One Road Initiative », étendu à l’Afrique, constitue un genre nouveau de collaboration entre plusieurs continents. Mais les projets initiaux de l’Eurafrique ne prévoyaient-ils pas il y a plus d’un demi-siècle ce type de réalisation ?
Marc Aicardi de Saint-Paul
Académie des Sciences d’Outre-Mer
Docteur d’État en Droit, Docteur es Lettres
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur les relations entre les pays du Nord et l’Afrique
- Claude-Henri de Saint-Simon, Augustin Thierry, De la réorganisation de la société européenne ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, Paris, Egron 1814, p. 52, in Yves Montarsolo : L’Eurafrique contrepoint de l’idée d’Europe, Aix en Provence, Publication de l’Université de Provence, 2010, p. 19. ↩
- Victor Hugo, Discours sur l’Afrique du 18 mai 1879 et Discours pour le Congrès ouvrier de Marseille du 3 août 1879, Œuvres complètes, Politique, Actes et Parole, Paris, Laffont, 1985. ↩
- Désirée Avit, « La question de l’Eurafrique dans la construction de l’Europe de 1950 à 1957 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 77, 2005, p. 17. ↩
- Papa Dramé et Samir Saul, Le projet d’Eurafrique en France (1946-1960) : quête de puissance ou atavisme colonial ?, Cairn info, 2004. ↩
- Pour cette période, voir Étienne Deschamps, « L’Eurafrique, le fascisme et la collaboration francophone belge », Bruxelles, Cahiers de l’histoire du temps présent, n° 1, 1996, pp. 143-144. ↩
- Nicolas Lebourg, « “L’Eurafrique” ? Penser l’Europe, déconstruire l’Afrique », blog posté le 9 novembre 2008. ↩
- Octave Louwers, Le congrès Volta de 1938 et ses travaux sur l’Afrique, Bruxelles, Institut royal de Belgique, 1948. ↩
- « Programme d’action en onze points », Il popolo d’Italia, 7 octobre 1940, in Étienne Deschamps, op. cit. p.147. ↩
- Nicolas Lebourg, op. cit. ↩
- Romolo Tritoni, « L’Africa e la nuova Europa », Oriente moderno, 1942, n° 6, p. 223, in Étienne Deschamps, op. cit. p 146. ↩
- Étienne Deschamps, op. cit. pp. 154-157. ↩
- « Les buts de l’œuvre de colonisation poursuivie par la France exclut toute idée d’autonomie et une quelconque possibilité de développement en dehors du bloc de l’Empire français ». Les recommandations de la conférence de Brazzaville, 6 février 1944, Assemblée nationale, Paris. ↩
- Sur la stratégie du repli, voir Papa Dramé et Samir Saul, op. cit. p. 3. ↩
- Ibidem, pp. 3-4. ↩
- Marco Zoppi, « Saying Europe, Meaning Eurafrica », Pambazuka News (https:www.pambazuka.org, p.1. ↩
- In Désirée Avit, op. cit. p. 20. ↩
- Ibidem. ↩
- Ibidem, p. 21. ↩
- Sir Harold Macmillan, discours du Cap, 3 février 1960. ↩
- Desiré, p. 18. ↩
- Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrica, the untold history of European integration and colonialism, Hurst 2014, p. 20, cité par Annelies Van Rijen, Provincializing Eurafrica: a postcolonial critique on the idea « Eurafrica », Begeleidster: Camille Creyghton; Bachelorscriptie: OS III Nationalisme; Invleverdatum 12 juni 2015. Studie: Taal-en Cultuurstudies p. 24. ↩
- Good Morning Afrika: de la Françafrique à l’Eurafrique, Europe Afrique, 30 décembre 2010. ↩
- « Nicolas Sarkozy propose aux Africains de faire l’Eurafrique », Reuters, Le Point, 26-27 juillet 2007. ↩
- Dominique de Villepin, « Pour un grand projet eurafricain », Libération, 22 septembre 2015. ↩