« La démocratie signifiait qu’on devait écouter tous les hommes, et qu’on devait prendre une décision ensemble en tant que peuple. La règle de la majorité était une notion étrangère. Une minorité ne devait pas être écrasée par une majorité »
Nelson Mandela
Au cours du seul mois de novembre dernier, deux États du continent africain ont connu une alternance irréprochable, sans tricherie et sans psychodrame. Il s’agit du Botswana et de Maurice, deux États aux traditions démocratiques bien ancrées…
D’ailleurs, le cas du Botswana est à lui seul suffisamment édifiant à ce sujet ! En effet, l’inusable Parti démocratique du Botswana, au pouvoir depuis l’indépendance de ce pays intervenue le 30 septembre 1966, céda avec la plus grande élégance républicaine le pouvoir suprême au leader de la Coalition pour un changement démocratique qui venait de remporter les élections générales. Aussi, le juriste et avocat Duma Gideon Boko a-t-il été investi le 1er novembre dernier, devenant ainsi le premier président issu de l’opposition dans ce pays qui n’a jamais connu de changements anticonstitutionnels sous quelque forme que ce soit.
La presse internationale, plutôt habituée à traiter des cas de pratiques démocratiques chaotiques en Afrique, avait à peine évoqué cet exemple de démocratie parfaitement ancrée et d’alternance impeccable dans un pays africain.
De la démocratie en Afrique
Il a été parfois avancé, avec une certaine élasticité intellectuelle déconcertante, que la démocratie était une pratique politique étrangère à l’Afrique et que la « greffe » n’aurait pas pris ! Aussi, parle-t-on de la démocratie en Afrique non pas comme une aspiration profonde à la liberté et comme une exigence légitime des peuples, une condition sine qua non de la bonne gouvernance et de l’Etat de droit, mais comme un procédé qui serait imposé de l’extérieur. D’ailleurs, il n’est pas rare que cet « extérieur » lui-même donne cette impression malencontreuse d’être le maître et le décideur ultime de la vie démocratique des sociétés africaines.
Des questions souvent troublantes…
La démocratie est-elle possible en Afrique ? La démocratie est-elle compatible avec les traditions africaines ? Et, à tout cela, vient s’ajouter une question encore plus abracadabrantesque : la démocratie est-elle souhaitable en Afrique ? Telles sont les questions parmi les plus régulièrement posées au sujet de la démocratie en Afrique et, en se fondant sur certains éléments de réponse purement conjoncturels et/ou partiels, l’on en arrive souvent à déclarer ni plus ni moins l’incompatibilité de la démocratie avec les cultures africaines.
Cependant, outre l’indispensable travail de déconstruction qui s’impose par rapport à ces thèses et d’autres idées reçues,
il est plus que temps que le débat sur la démocratie en Afrique se rationalise et que les efforts de réflexion soient davantage portés sur le modèle de démocratie le mieux adapté aux réalités observables dans les sociétés africaines.
De l’importance des institutions idoines, justes, inclusives et efficaces
Parler de modèle de démocratie qui soit mieux adapté aux réalités des sociétés africaines suppose la capacité de chaque société, à partir de son génie propre, de sa trajectoire historique spécifique et de ses aspirations profondes, à se doter librement des institutions idoines, justes, inclusives et efficaces.
Concrètement, cela suppose donc :
- Des institutions qui soient le reflet des réalités sociales, culturelles et historiques observables dans chaque société car, comme partout ailleurs dans le monde, l’Afrique est d’une pluralité complexe qui ne correspond pas nécessairement à la représentation que l’on s’en fait bien souvent. En effet, croit-on véritablement rendre service à la démocratie en cherchant souvent à imposer partout, comme autant de modèles absolus, des mécanismes et des modalités de démocratie conçus par d’autres et venus d’ailleurs ?
- Des institutions qui emportent la pleine adhésion des populations et que celles-ci les reconnaissent comme étant des institutions nées de leur propre volonté souveraine. Bien évidemment, il n’est pas impossible que les aspirations démocratiques d’une société la conduisent à s’inspirer librement des expériences de démocratie qui ont fait leurs preuves ailleurs, en dépit de leurs limites que l’on peut toujours observer ;
- Des institutions qui soient crédibles, non seulement vis-à-vis des partenaires internationaux qui en fixent les conditions parfois de façon dogmatique, mais d’abord vis-à-vis des populations africaines elles-mêmes qui en sont les plus concernées ;
- Des institutions qui soient utiles et fonctionnelles, à même de répondre efficacement aux aspirations profondes des populations concernées. En toute logique, peut-on appliquer aux montagnes les lois de la mer et s’attendre à des résultats extraordinaires ?
- Des institutions qui soient suffisamment robustes pour résister aux soubresauts de l’histoire et aux risques de régression démocratique toujours possibles. En effet, croit-on réellement rendre service à la démocratie en soutenant des « hommes forts » qui seraient des garants irréfutables de la stabilité de leurs pays plutôt que de renforcer l’autorité des institutions démocratiques fortes, justes et inclusives ?
C’est de tout ce qui précède que peuvent découler possiblement des élections qui puissent correspondre également aux attentes spécifiques des populations africaines concernées, dont on ignore parfois qu’elles ont aussi le droit fondamental de choisir librement leurs dirigeants. En effet, il n’est pas rare que les partenaires internationaux, qui se trouvent souvent être les financeurs de la plupart des élections en Afrique, absolutisent les consultations électorales comme si celles-ci suffisaient à elles seules pour garantir la démocratie et en assurer la consolidation.
C’est également de tout ce qui précède que peut émerger véritablement une culture démocratique sans laquelle les risques de régression ou d’entrave à la démocratie ne pourront que s’accentuer. Les exemples botswanais et mauricien précités, parmi tant d’autres, sont la preuve que la gouvernance saine et démocratique des Etats africains est possible quand les peuples en sont véritablement des parties prenantes.
Car il n’y a pas de démocratie sans des démocrates,
autrement dit des hommes et des femmes, gouvernants et gouvernés, ayant foi dans la démocratie et disposés à l’alternance.
C’est à toutes ces questions essentielles que l’on doit s’efforcer d’apporter des éléments de réponse, qui soient à la fois crédibles et respectueuses des peuples africains qui portent les mêmes aspirations légitimes que tous les autres peuples à travers le monde, et non pas aux sempiternelles spéculations politico-anthropologiques par lesquelles l’on a parfois cherché à distraire les opinions.
Roger Koudé
Professeur de Droit international à l’Institut des droit de l’homme de Lyon (Idhl) et Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université Catholique de Lyon. Son dernier ouvrage, intitulé La justice pénale internationale : Un instrument idoine pour raisonner la raison d’Etat ?, est publié aux Éditions L’Harmattan (Paris, 2023) et préfacé par Fatou Bensouda (Procureure générale de la Cour pénale internationale, 2012-2021).