Georges Ugueux, fin observateur de la finance mondiale et ancien vice-président de Bourse de New York, publie cette année un nouveau livre La Descente aux enfers de la finance, préface de Jean-Claude Trichet aux éditions Odile Jacob. Il y décrit un système financier fragilisé, au bord de la rupture et prédit à l’horizon 2020 « un tsunami de la dette souveraine » engendrant une crise comparable à celle des subprimes en 2007. Une analyse qui sonne comme un avertissement pour les différents gouvernements et les acteurs du secteur économique et financier.
« La finance est trop importante pour être laissée entre les seules mains des financiers » écrivait Georges Ugeux dans un précédent livre, La trahison de la finance. Douze réformes pour rétablir la confiance (Odile Jacob 2010). Une phrase prégnante, énoncée par un spécialiste de la finance internationale qui enseigne à la Colombia University School of Law et a exercé pendant sept ans la fonction de vice-président du New York Stock Exchange. Elle révèle un esprit libre et non conformiste qui se dégage d’ailleurs de toutes les chroniques de Georges Ugueux qui ne se lasse pas de dénoncer les dérives du système politique et financier.
Il récidive dans son dernier livre « La descente aux enfers de la finance », chronique d’une crise financière annoncée, imprégnée de révolte et accompagnée d’une sonnette d’alarme assourdissante.
La suprématie de la finance est intolérable pour ce banquier atypique.
« Son pouvoir est extravagant et contraire aux principes de la démocratie », « les financiers ont joué le système financier à la roulette. Nous ne pouvons plus accepter un tel risque. » martèle-t-il.
Il reproche aux banques centrales de ne pas avoir vu venir la crise, dénonce le recours abusif à l’endettement au-delà de toute prudence de gestion, qu’il s’agisse des finances publiques ou des bilans des entreprises financières et autres. Les solutions qu’il propose sont douloureuses certes mais indispensables selon lui pour éviter un « tsunami » planétaire.
Témoin actif des questions financières, Georges Ugeux en donne un compte rendu régulier et suit fidèlement le déroulement de la crise depuis 2007, son éclatement en 2008 et son évolution jusqu’à nos jours. Plus de 10 ans après, il est ahuri de constater que rien n’a pratiquement changé. Les institutions financières et les banques centrales continuent de détenir une dette publique massive.
Tout au long des pages, il démontre « les errances des autorités financières des pays industrialisés ».
Au-delà des Etats, l’économie mondiale est aujourd’hui rendue vulnérable par ce que Georges Ugeux appelle « le triangle des Bermudes », c’est-à-dire l’interconnexion des trois acteurs principaux du système : institutions financières, Banques centrales et États. « L’argent est plus concentré que jamais. Le système est devenu complètement cohérent, avec pour conséquence que si l’un des éléments du système saute, les autres éléments ne sont plus en mesure de l’aider », explique-t-il. « C’est l’enchevêtrement des capitaux, des relations de pouvoir et d’une certaine forme de corruption qui rendrait ce triangle des Bermudes si consistant et dangereux ».
La prochaine crise ne pourra plus être gérée par les banques centrales qui subiront, avec les banques, la déferlante du surendettement public, entraînant un tourbillon qui pourrait devenir un tsunami dont nous ne connaissons ni la date ni l’ampleur mais que nous savons inéluctable.
Une raison suffisante pour que financiers, économistes et politiques réagissent car « le statu quo n’est plus possible », alerte Georges Ugueux.
La voracité des institutions financières a précipité la crise de 2008. Ce danger continue malheureusement à menacer la planète, « les institutions financières ont en effet abandonné toute prudence fiduciaire et au lieu de garder les crédits qu’elles octroyaient, n’avaient de cesse de les transformer en titres émis sur le marché des capitaux […] une négligence collective génératrice de profits immédiats pour les banques et de plantureux bonus pour les banquiers sont à l’origine véritable d’une crise financière ».
« Les banques américaines ont été victimes de leurs propres négligences elles avaient recours à des techniques trompeuses de marketing dans la recherche agressive de crédits hypothécaires ».
George Ugeux n’est pas tendre non plus avec les banques européennes dont il dénonce leur part de responsabilité. « Traditionnellement, les banques européennes ont racheté beaucoup plus d’emprunts d’États qu’aux États-Unis. Elles ont aussi des activités de produits dérivés faites en interne alors qu’elles sont hors banque aux États-Unis. Les banques européennes sont beaucoup trop grosses. La moitié de leur bilan seulement sert l’économie. L’autre sert notamment à faire des produits dérivés, des produits structurés, etc. »
L’auteur rappelle par ailleurs qu’il n’est pas contre l’innovation financière mais dénonce les déviations de la finance qui se cachent derrière certaines initiatives aux intentions douteuses. Des marchés entiers de plusieurs billions de dollars ont été atteints de manipulation, notamment le marché des changes et le taux du Libor (London InterBank Offered Rate) pour les emprunts.
« Comment peut-on espérer que la confiance du public soit rétablie dans un monde où une gestion irresponsable des risques par les banquiers est couplée par une multitude de scandales et de fraudes ? »
Passant en revue quelques-unes de ces activités frauduleuses, des cas certes différents mais reflétant tous une « résistance fondamentale des dirigeants des institutions financières aux nouvelles ou (anciennes) réglementations ». Le redressement moral et culturel de ces institutions n’a pas créé une stabilité financière maintenant compromise.
L’auteur pointe par ailleurs la responsabilité de la politique monétaire non orthodoxe des banques centrales. Pour sauver un système bancaire en péril, les banques centrales ont fait le jeu des Etats en devenant effectivement « le bras financier de gouvernements en pleine indiscipline financière » ; cette politique a permis un surendettement des Etats à travers les quantitative easing et l’achat massif de titres publics financés par de la création monétaire. Ces liquidités étaient supposées stimuler l’investissement et la croissance. Les banques centrales, américaine (la « Fed »), européenne (BCE), anglaise ou japonaise ont fortement baissé les taux d’intérêt pour permettre aux banques de se refinancer et aux États de se surendetter à bon marché.
« Une forme d’arnaque aux finances publiques pour permettre aux gouvernements de continuer à vivre au-delà de leurs moyens » affirme l’auteur qui ajoute que « les économistes se sont trompés : la croissance n’est pas venue, l’emploi n’est pas venu ».
Les Etats- Unis ont déjà mis fin à la politique du quantitative easing et les taux d’intérêt ont doublé ; « cette hausse pourrait déclencher un « tsunami » en accélérant la dégradation des finances publiques, mais aussi en provoquant une crise des crédits, des valeurs immobilières ou commerciales, comme cela s’est passé avec les subprimes en 2007. Le tsunami de la dette souveraine s’annonce au plus tard à la fin de 2020 alerte Georges Ugeux. « J’ai dit 2020 pour insister sur le double message de l’urgence et de la marge de manœuvre qu’il nous reste pour prendre des mesures, mais je n’ai aucune idée de la date exacte. En tout cas, si les dirigeants ne prennent pas le problème à bras le corps, dans les deux prochaines années, ça va faire très mal », martèle l’auteur.
Le nœud du problème selon lui réside dans un système gangrené par la défense des propres intérêts des acteurs financiers. La question que tout un chacun se pose : peut-on encore éviter le « tourbillon du triangle de Bermudes » ? Peut-on encore stopper la descente aux enfers de la finance et nous épargner une crise mondiale ? Georges Ugeux est relativement rassurant à condition que les gouvernements mettent en place rapidement et simultanément une baisse des dépenses, une hausse des impôts sur les sociétés et la vente des « actifs non stratégiques » de l’État.
Il reconnaît néanmoins que l’austérité en période de crise sociale exacerbée est un exercice périlleux, une telle politique devra nécessairement être « équitable ».
Les iniquités sociales sont précisément le fruit de cette collusion entre élites financières et politiques : « la société est constamment en conflit avec le monde des entreprises et les gouvernements.
Les « gilets jaunes » ne sont qu’une émanation parmi des dizaines d’autres, de ce sentiment que tout est organisé en dehors d’eux et contre eux, sentiment qui est réel », affirme Georges Ugueux et qui exhorte les dirigeants à s’armer de vertus indispensables, « de l’honnêteté et du courage ».
Une question reste néanmoins posée : l’éclatement de crises, de même que l’endettement exponentiel des différents acteurs concernés, ne sont-ils pas structurellement indissociables d’un modèle économique fondé sur la croissance ? Une problématique toujours en débat.
La Descente aux enfers de la finance
Georges Ugeux
Préface de Jean-Claude Trichet
Odile Jacob, 2019,326p.-23,90 €