À partir de la fin 1956, le retour du général de Gaulle au pouvoir semble redevenir possible. Face à une telle hypothèse, l’ambassade soviétique en France tente d’évaluer l’impact de ce retour sur les relations entre les deux pays.
Les dernières années de la IVe République connaissent une détérioration de la situation économique et financière de la France, des changements incessants de gouvernements et plus important encore, à partir de 1956, l’engagement du contingent dans les opérations militaires conduites en Algérie. Face à ces événements, la popularité du général de Gaulle augmente régulièrement de 1955 à 1958 au sein de la population1.
Un possible retour de de Gaulle fait naître une profonde interrogation au sein des cercles dirigeants soviétiques2. Face à cette nouvelle donne de la politique intérieure française, les services de l’ambassade soviétique à Paris tentent d’obtenir des informations détaillées provenant de leurs contacts dans les milieux bien informés de la capitale française3, Moscou ?, MFD, 2015, 624 p.]. Tour à tour, ce sont les informations fournies par les dirigeants du PCF, par des intellectuels proches de l’Union soviétique, par des fonctionnaires bavards ou « en mission » qui sont analysées. Il s’agit là d’une véritable course au renseignement d’origine humaine dans le cadre légal, mais restreint, dont disposent les diplomates.
Le renseignement diplomatique soviétique à la recherche de l’information
Alors qu’en septembre 1956, les diplomates soviétiques décrivent les partisans du général de Gaulle comme « un groupuscule politique d’aventuriers prêts à n’importe quel zigzag politique et dénués de tout principe »4, l’appréciation change au moment où ces mêmes diplomates commencent à envisager sérieusement la possibilité d’un retour du Général aux affaires. Le 21 décembre 1956, une note adressée à B. N. Ponomarev, Secrétaire du Comité central du PCUS, souligne que, dans le cas d’une arrivée au pouvoir de de Gaulle, le gouvernement qu’il serait amené à former prendrait position en faveur d’une amélioration des relations entre la France et l’Union soviétique du fait même que « de Gaulle, selon les données dont nous disposons, considère désormais qu’un rapprochement avec l’Union soviétique irait dans le sens de l’intérêt d’une France forte et indépendante ».
Cette même note définit les raisons pour lesquelles l’arrivée de de Gaulle devient désormais envisageable. « Il a déjà eu plusieurs rencontres avec le président Coty, tout comme avec des dirigeants de partis bourgeois… L’idée du général de Gaulle réside, très clairement, en cas d’aggravation encore plus sensible de la situation politique, de prôner l’instauration d’un gouvernement de salut public et ainsi de se donner le rôle de seul candidat capable de diriger un tel gouvernement. Des données, en provenance de d’Astier de la Vigerie, indiquent que cette idée serait aussi soutenue par certains socialistes. Selon d’autres données officieuses, de Gaulle aurait aussi fait des approches en vue de connaître quelle pourrait être la position des communistes français face à son retour au pouvoir »5.
De même, dès octobre 1956, Gaston Palewski, l’un des plus proches partisans du Général, tente de sonder les autorités soviétiques à Moscou sur leur position face à un retour de l’homme du 18 juin. Analysant les informations ainsi recueillies l’ambassadeur soviétique envisage une possible visite du général de Gaulle en URSS, « sous certaines conditions ».
Analysant les conséquences d’un tel retour au pouvoir, il apparaît clairement aux diplomates soviétiques qu’un gouvernement dirigé par de Gaulle serait amené à conduire une politique extérieure plus indépendante en vue d’obtenir des modifications dans les principes de base qui régissent les relations entre la France et les États-Unis, afin que ces relations revêtent un caractère plus équilibré.
En politique intérieure, le Général porterait au centre de son activité la révision de la Constitution, afin d’augmenter fortement le rôle du pouvoir exécutif et d’amoindrir les prérogatives du Parlement.
Economie et relations extérieures
Durant cette même période, l’URSS est marquée, à l’intérieur, par la politique de Dégel et, au plan international, par une volonté d’élargir les contacts avec les puissances occidentales.
Ainsi, au-delà d’un possible retour du général de Gaulle, la partie soviétique tente de développer des liens économiques et commerciaux avec la France, pensant voir en cela un moyen d’influencer la politique extérieure française « dans une direction favorable à l’Union soviétique ».
« À l’heure actuelle, l’industrie française continue de dépendre de l’importation massive de matières premières en provenance de la zone dollar ou livre sterling. Cette dépendance tend à s’accroître avec l’augmentation de la production industrielle en France. De ce fait, la France connait, avec cette zone géographique, un déficit commercial important et chronique, en partie couvert grâce aux réserves d’or, plus encore de dollars et d’autres devises fortes qui arrivent en France grâce aux « aides » que reçoit ce pays ou encore aux revenus issus du tourisme étranger. Cette dépendance économique de la France est un des facteurs primordiaux expliquant l’importance de sa dépendance politique vis-à-vis des États-Unis et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni »6.
L’analyse soviétique conclut à l’obligation pour les milieux d’affaires français de rechercher d’autres sources de matières premières et donc d’accroître les possibilités de commercer avec l’URSS.
Cette volonté de rapprochement de certains milieux industriels français est aussi à rechercher dans le fait que ces industries subissent de plein fouet la concurrence ouest-allemande. Ce sont aussi celles qui sont les moins liées au capital américain et ouest-allemand, ainsi qu’aux commandes militaires américaines telle l’industrie chimique et de transformation pétrolière. Ainsi, au cours des six derniers mois de l’année 1956, plusieurs monopoles ou groupes industriels français entrent en contact direct ou indirect avec l’ambassade soviétique en France afin de connaître les possibilités offertes à la conclusion d’importants contrats. Cette analyse profonde de la situation économique française constitue un élément essentiel dans le développement d’une politique soviétique favorable, ou du moins non immédiatement hostile, au retour sur la scène politique du général de Gaulle.
De Gaulle au pouvoir : risques et opportunités
Après l’émeute du 13 mai 1958 à Alger, le général de Gaulle accepte, le 29 mai 1958, de former et de diriger un nouveau gouvernement chargé de conduire une réforme constitutionnelle. Deux axes principaux se dégagent alors de l’analyse des diplomates soviétiques :
- d’une part, sous l’influence des arguments développés par les dirigeants du PCF, le retour du Général pourrait conduire à la mise en place d’un pouvoir fort, voire autoritaire. Les dirigeants communistes craignent que le pouvoir gaulliste utilise de « prétendues bonnes relations avec l’Union soviétique » pour affaiblir les positions du PCF aux prochaines élections ;
- d’autre part, le retour du général de Gaulle au pouvoir semble devoir être positif sur l’avenir des relations entre la France et l’Union soviétique.
Le cas Vorochilov et le PCF
Cette double interprétation est aussi présente dans les hautes sphères soviétiques. Ainsi, le 29 mai 1958 à Moscou, lors d’un cocktail organisé à l’ambassade de Finlande, le maréchal K.E. Vorochilov, président du Présidium du Soviet suprême, laisse échapper quelques mots devant des correspondants de la presse étrangère. Selon lui, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle conduira à une amélioration des relations entre la France et l’URSS. Une telle déclaration met immédiatement le PCF dans une posture embarrassante alors qu’il s’oppose à l’arrivée du Général au poste de président du Conseil.
Sur la foi d’une dépêche de l’Agence France Presse, le journal Le Monde du 31 mai titre : « Le président Vorochilov : un gouvernement de Gaulle ferait plus de mal que de bien ». En fait, ce titre comme l’article qui suit ne correspond que partiellement à la réalité. Pour comprendre le mécontentement des communistes français et le télégramme d’explication envoyé après l’incident par le Comité central du PCUS, il convient de revenir à la déclaration initiale de K. E. Vorochilov : « J’accepte de Gaulle s’il constitue une bonne chose pour la nation française »7.
Ainsi, reprise de façon variable dans la presse occidentale, cette déclaration est immédiatement condamnée par le présidium du CC du PCUS qui adopte une décision « condamnant les déclarations du Cam. Vorochilov K. E. comme étant irresponsables et portant atteinte à la politique extérieure de l’Union soviétique »8. Suite à cette décision, le présidium adopte le texte d’un télégramme à l’intention de S.A. Vinogradov, ambassadeur soviétique en France, lui enjoignant d’en faire la lecture « aux dirigeants de nos amis ».
« Le CC du PCUS exprime sa compréhension et son accord à la position ferme adoptée par votre parti dans la défense des intérêts de la classe ouvrière, dans la défense des droits et de liberté des travailleurs face aux dangers d’une dictature réactionnaire… C’est avec satisfaction que nous avons appris de par les conversations entre les camarades Maurice Thorez, Jacques Duclos et Jeannette Vermeersch avec notre ambassadeur que nos vues et notre compréhension du développement des événements actuels concordent. Lors des derniers événements en France nous avons considéré comme nécessaire de maintenir une position calme et réservée de non-ingérence dans les affaires intérieures françaises. Notre position a été guidée par la volonté de ne pas donner l’occasion aux forces ennemies d’utiliser l’une ou l’autre de nos interventions pour nous accuser d’intervenir dans les affaires intérieures françaises, ce qui d’une façon ou d’une autre aurait pu nuire à la lutte qui a été et continue d’être conduite par le parti frère, le Parti communiste de France. En conformité avec cette position nous avons été contraints de démentir les informations tendancieuses de la presse bourgeoise concernant les réponses du camarade Vorochilov… Nous souhaiterions demander à nos camarades français de nous communiquer leurs vues quant aux mesures qui, selon eux, conviendraient d’être prises par le PCUS et l’Union soviétique à la suite de l’arrivée au pouvoir de de Gaulle. En cela nous partons du fait que nous ne savons peut-être pas tout concernant les plans de politique extérieure de de Gaulle »9.
Les diplomates français à Moscou
En ce temps de crises politiques en France, la recherche de l’information est l’une des tâches primordiales des diplomates soviétiques. Un cocktail organisé le 9 juin 1959 par Maurice Dejean, ambassadeur de France à Moscou, donne l’occasion à A. A. Aroutiounian, directeur du Ier département européen du ministère des Affaires étrangères, de converser avec les diplomates présents. Il résume bien en une phrase la diversité des points de vue qui règne alors à l’ambassade :
« Les agents de l’ambassade apprécient différemment l’arrivée au pouvoir de de Gaulle : le conseiller Soutou, est clairement dépité, le conseiller commercial Bordaz ne peut cacher sa joie et le premier secrétaire Froment-Meurice, comme il se doit pour un fonctionnaire de carrière, sait garder pour lui ses sentiments, mais laisse comprendre que désormais le pouvoir exécutif français sera fort »10.
La suite du document témoigne à la fois des prises de positions de diplomates, mais plus encore de leur naïveté – ou de leur volonté de nuire – par leurs déclarations à un fonctionnaire étranger.
« …Soutou considère que de Gaulle ne parviendra pas à réaliser les tâches qu’il doit affronter. D’après lui de Gaulle a, au plus, 10 % de chances de réussite, et 90 % de chances de s’épuiser dans sa volonté de résoudre les problèmes. Soutou indique que dans cette situation les mots de Marx s’appliquent parfaitement lorsqu’il dit que les grands personnages historiques apparaissent deux fois : la première fois en forme de tragédie, la seconde en forme de farce. Cela, ajoute Soutou, reflète parfaitement de Gaulle, qui se considère comme une grande figure historique. Soutou considère que de Gaulle pourrait être un Cavaignac contemporain. Concernant les perspectives de développement des relations franco-soviétiques… Soutou indique que l’Union soviétique a la possibilité d’utiliser les humeurs nationalistes de de Gaulle et de ses sympathisants, qui ont aussi des humeurs antiaméricaines, afin de parvenir à ses buts en politique extérieure. Toutefois, comme le comprend Soutou, sur les principales questions de politique [extérieure] de Gaulle se trouvera en opposition avec les principes suivis par l’Union soviétique… Prenant l’exemple des revendications d’indépendance des Algériens, Soutou indique que quelles que soient les positions tactiques que pourrait temporairement prendre l’Union soviétique, celle-ci inéluctablement, soutiendra ouvertement la lutte de l’Algérie pour son indépendance. Bien évidemment, de Gaulle n’ira jamais jusqu’à satisfaire une telle exigence »11.
Les communistes français entre deux feux
Les communistes français voient dans le Général un dangereux ennemi politique, mais aussi un partenaire possible pour l’Union soviétique.
Dans une conversation avec Y.A. Joukov, Jacques Duclos, secrétaire du PCF, exprime parfaitement cette double approche :
« Je ne pense pas que de Gaulle se décide à l’interdiction du PCF, comme l’a fait Adenauer en Allemagne de l’Ouest…[Concernant] la propagande en direction de la France, il ne faut en rien donner l’impression d’intervenir dans les affaires intérieures du pays. Mais cela ne doit toutefois pas signifier que les attaques antisoviétiques, provenant de représentants officiels ou de la presse, puissent rester sans réponse…Vous devez avant tout démasquer la politique gouvernementale dirigée vers une entente avec les revanchistes d’Allemagne de l’Ouest. Pour cela, il convient de citer plus souvent les déclarations antérieures de de Gaulle dans lesquelles il parlait des dangers du militarisme allemand et de la nécessité de renforcer l’amitié entre la France et l’Union soviétique »12.
À l’inverse pour S. A. Vinogradov le retour du général de Gaulle doit être perçu comme positif pour l’avenir des relations entre les deux pays. Une telle différence d’approche met en lumière les ambigüités et les hésitations dans la vision soviétique du phénomène de Gaulle.
Cette vision dualiste ressort des rapports de l’ambassade soviétique. D’une part, influencés par l’opinion des dirigeants du PCF, les diplomates soviétiques considèrent que le gouvernement de Gaulle tente d’utiliser la sympathie existant à l’égard de l’Union soviétique afin de gagner le soutien de larges pans de la population française.
Dans la lettre politique de l’ambassade d’URSS « Sur la situation en France et la politique du gouvernement de Gaulle » du 13 novembre 1958 S. A. Vinogradov mentionne des informations sur les vues du Général quant au réarmement de l’Allemagne de l’Ouest, sa vieille haine des Allemands et sa défiance envers l’OTAN. L’ambassadeur soviétique conserve toutefois une vision claire de la politique conduite depuis mai 1958.
« …Dans la réalité, le gouvernement de Gaulle n’a pratiquement rien fait tendant à l’amélioration des relations franco-soviétiques. Bien au contraire, ses initiatives sont dirigées vers le renforcement des liens avec les pays de l’OTAN, avec l’Allemagne de l’Ouest, le maintien de son refus de l’interdiction des essais nucléaires. Elles ne font en fait que suivre la ligne des anciens gouvernements. Alors que des tensions se font jour dans la vie politique intérieure française à la veille du référendum, les forces réactionnaires ne reculent devant rien pour reprendre les vieilles ritournelles antisoviétiques. De nouveau, l’épouvantail de la « menace soviétique », de « l’expansionnisme soviétique », ou encore de « l’or soviétique » qui financerait ce parti, est ressorti contre le PCF ».
Fin analyste, S.A. Vinogradov souligne que « cette campagne antisoviétique a été principalement conduite par la presse, la radio et le cinéma, alors que de Gaulle lui-même, tout comme les membres de son gouvernement, n’a jamais lancé d’attaques antisoviétiques au cours de ses interventions officielles ». Ainsi, illustrant son propos au travers du déroulement du référendum du 28 septembre 1958, l’ambassadeur note que le gouvernement français, « dans une approche uniquement tactique », a tenté de réanimer certains contacts et certains liens entre les deux pays.
Dans ce contexte, plusieurs entités françaises donnent leur accord à des propositions formulées bien antérieurement par l’ambassadeur, mais restées lettre morte durant plusieurs années : voyage en URSS d’un groupe de journalistes, échange radiodiffusé entre enfants français et soviétiques, visites mutuelles de ports par des navires de guerre, interventions télévisées. Enfin, « juste à la veille du référendum, les Français ont tenté, avec insistance, d’obtenir la création d’une commission mixte franco-soviétique sur les questions culturelles ».
En conclusion, l’ambassadeur met en lumière à la veille du référendum le combat mené sur deux fronts par le général de Gaulle : d’une part, apeurer une partie de la population avec les « horreurs du communisme mondial » et « les plans agressifs de l’impérialisme soviétique » ; d’une autre, « tromper l’autre partie de la population » devant laquelle de Gaulle se présente comme un partisan d’un rapprochement entre la France et l’URSS13.
La France dans sa relation avec l’Allemagne fédérale et l’OTAN
En dépit de cette vision largement inspirée par les dirigeants du PCF, dès le début de l’année 1959, S. A. Vinogradov souligne l’effet positif que pourrait avoir le retour au pouvoir du général de Gaulle sur les relations entre les deux pays. En outre, il prévoit des tensions entre la France et les autres puissances internationales, laissant un espace de manœuvre à l’Union soviétique.
Allemagne fédérale
En dépit de la rencontre entre de Gaulle et Adenauer, les contradictions existantes dans les relations entre les deux pays n’auraient pas été réglées.
Dans le domaine politique, il reste à savoir lequel des deux pays prendra la première place en Europe occidentale et dirigera le processus de construction européenne. Dans le domaine économique la concurrence franco-allemande reste réelle sur les marchés mondiaux et européens. Ainsi, la volonté de l’Allemagne de l’Ouest de prendre un rôle dirigeant dans l’organisation du marché commun, tout comme ses tentatives de pénétrer les marchés du Proche-Orient et d’Afrique font naître, selon l’ambassade soviétique, un mécontentement certain dans les cercles politiques et économiques français.
« Il convient de remarquer que les positions du général de Gaulle – en particulier ses vues des plus réservées quant à la réunification de l’Allemagne – pourraient aggraver encore plus les relations franco-allemandes »14.
Otan
Les démarches françaises visant à la création d’une organisation réunissant les États-Unis, le Royaume-Uni et la France en vue de prendre des décisions communes quant à l’utilisation de l’arme nucléaire a retenu l’attention des diplomates soviétiques qui entrevoient rapidement les principaux risques de friction entre les Alliés de l’OTAN.
« La politique extérieure du gouvernement de Gaulle est définie par sa volonté de rehausser le rôle de la France dans le bloc atlantique, parvenir à ce que la France prenne un rôle dirigeant en Europe occidentale et parvienne à renforcer son influence sur la résolution des principaux problèmes internationaux. Sur toutes les questions internationales, la ligne politique du général de Gaulle est basée sur un nationalisme extrême. Dans sa volonté de jouer un rôle plus actif dans le bloc des puissances occidentales, le gouvernement de Gaulle tente d’utiliser trois facteurs particuliers : la construction d’une bombe atomique nationale, la création d’une Eurafrique, l’existence d’une armée forte, au moins dans le cadre des pays continentaux de l’Europe occidentale. Les actions concrètes du gouvernement de Gaulle dans le domaine international sont dirigées vers deux cibles principales – l’OTAN et l’ « Union de l’Europe ». Tout en restant fidèle à la « politique atlantique » de Gaulle exige toutefois une réorganisation de l’OTAN tendant à renforcer le rôle de la France dans ce bloc, ce qui rencontre une forte opposition de la part du directorat anglo-américain qui règne dans cette organisation. Le gouvernement de Gaulle, sans modifier, en principe, la politique des gouvernements précédents sur la question de « l’Union de l’Europe », tente toutefois d’utiliser cette question pour transformer la France en puissance principale du continent européen »15.
Deux approches, une même réalité
Ces frictions entre Alliés permettent à l’ambassadeur soviétique de « voir naître, pour la première fois au cours des dernières années, des ouvertures quant aux relations politiques entre les deux pays ». En effet, selon lui, de Gaulle et son entourage conduisent une politique particulièrement nationaliste, dirigée vers la renaissance de la « grandeur » de la France et du renforcement de son rôle dans les affaires internationales. Cette politique rencontrera une forte résistance au sein de l’OTAN et en Europe qui conduira au renforcement de l’antagonisme entre « les principales puissances capitalistes, ébranlera les bases du bloc atlantique et ouest-européen, soumettra la France à une certaine isolation, ou bien ternira son prestige ».
Dans de telles conditions, dans l’esprit du diplomate soviétique, de Gaulle a tout intérêt à conserver, voire même à envisager une amélioration – fusse-t-elle de façade – des relations politiques entre la France et l’URSS. Ceci afin de pouvoir faire pression sur ses partenaires atlantiques, ou bien de neutraliser le PCF en faisant des avances ou des gestes uniquement démonstratifs en direction de l’URSS ou des pays socialistes.
« Tout cela, bien pesé, accroit objectivement nos possibilités afin de parvenir à une influence diplomatique plus active sur les cercles dirigeants français dans le domaine des relations politiques franco-soviétiques… Aujourd’hui, nos efforts doivent porter sur l’élargissement et le renforcement de l’autorité de l’Union soviétique sur les couches les plus diverses de la société française, constituant ainsi une base stable pour un rapprochement réel et amical entre la France et l’URSS »16.
Le croisement de deux sources, provenant de proches du général de Gaulle nous permet de reconstruire le sentiment de celui-ci vis-à-vis de l’Union soviétique dans les mois qui entourent son retour au pouvoir.
Ainsi Jean Laloy indique au 10 octobre 1959 :
« Déjeuner chez de Gaulle, avec Dejean et Bordaz. Beaucoup de questions sur la Russie, le niveau de vie, l’ère des techniciens, le sourire (il a vu des photos d’enfants souriant, ce qui lui a paru différent de 1944). Son idée est que le communisme est mort et que la Russie est un grand fait national. Il voit le fanatisme en Chine et en tire des conclusions à mon avis prématurées »17.
À la même période Henri Froment-Meurice revient sur la vision de de Gaulle :
« …le Général estimait qu’avec Khrouchtchev, qui avait liquidé le groupe antiparti mené par Molotov [en 1957], une page avait été tournée. L’avenir verrait « la Russie boire le communisme comme le buvard boit l’encre ». Et comme, par ailleurs, de Gaulle était convaincu de l’inévitabilité à terme, d’un conflit entre la Russie et la Chine, obligeant les dirigeants russes à avoir la paix sur leurs arrières européens, les conditions étaient réunies pour que la France trouve à Moscou un contrepoids à la surpuissance des États-Unis »18.
Pour des raisons diverses les approches du Président français et de l’ambassadeur soviétique se recoupent. Ainsi, la France, en 1958, entame une période de dix ans de partenariat avec l’Union soviétique. Initialement heurtées, ces relations iront croissantes de 1963 à 1968. Toutefois, la révolte étudiante en mai 1968 à Paris, tout comme l’intervention des troupes du pacte de Varsovie à Prague, entrainent un ralentissement de ces relations jusqu’au départ du général de Gaulle en avril 1969, puis leur réorientation avec l’élection de Georges Pompidou. Ces événements donneront une nouvelle fois l’occasion à l’ambassade soviétique de conduire des opérations de renseignement diplomatique encore méconnues.
Gaël-Georges Moullec
Docteur en Histoire
Chargé de cours à la Rennes School of Business et à l’Université Paris 13
- Jean Touchard, Le Gaullisme 1940-1969, Paris, Point Histoire, 1978, 381 p., p. 147. ↩
- Aussi étonnant que cela puisse paraître, les relations entre la France de de Gaulle et l’Union soviétique ont été un domaine relativement peu étudié. Ainsi, sur cette question, seules quelques monographies ont été publiées depuis 1990, au moment même où les archives soviétiques devenaient accessibles. Voir : Marie-Pierre Rey, La Tentation du rapprochement : France et URSS à l’heure de la détente (1964-1974), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, 355 p. ; Thomas Gomart, Double détente, Les relations franco-soviétiques de 1958 à 1964, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, 494 p. ; Gaël-Georges Moullec, Pour une Europe de l’Atlantique à l’Oural – Les relations franco-soviétiques (1956-1974), Paris, Les Éditions de Paris-Max Chaleil, 2016, 160 p. ; Hélène Carrère d’Encausse, Le Général de Gaulle et la Russie, Paris, Fayard, 2017, 288 p. ↩
- Gaël-Georges Moullec, Ot Atlantiki do Urala. Sovetsko-frantsouzskie otnocheniia. 1956-1973 [De l’Atlantique à l’Oural. Les relations soviéto-françaises, 1956-1973 ↩
- Archives d’État de Russie d’histoire contemporaine (RGANI), f : 5 ; op : 28 ; d : 415 ; l : 176–192. Voir : Gaël-Georges Moullec, Ot Atlantiki do Urala,… p. 49. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 28 ; d : 416 ; l : 190-205. op. cit., p. 64. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 28 ; d : 416 ; l : 30-37. op. cit., p. 22. ↩
- Belfast Telegraph, Friday, May 30, 1958. ↩
- RGANI, f : 3 ; op : 14 ; d : 215 ; l : 3-4. ↩
- RGANI, f : 3 ; op : 14 ; d : 215 ; l : 6-7. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 50 ; d : 59 ; l : 121. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 50 ; d : 59 ; l : 121, 123. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 50 ; d : 139 ; l : 33-39. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 50 ; d : 59 ; l : 184-234. op. cit., p. 87. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 50 ; d : 59 ; l : 184-234. op. cit., p. 87. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 50 ; d : 139 ; l : 14-32. op. cit., p. 97. ↩
- RGANI, f : 5 ; op : 50 ; d : 139 ; l : 14-32. op. cit. , p. 102. ↩
- Jean Laloy, Carnets (1959-1983), Commentaire, n° 158, 2017, p. 293-300. ↩
- Henri Froment-Meurice, De Gaulle et la Russie, Commentaire, n°156, 2016, p. 797-800. ↩