Les retrouvailles entre la France et le Maroc en octobre 2024 ont beaucoup été commentées de part et d’autre de la Méditerranée. En France, beaucoup n’y ont vu que le faste de l’accueil marocain et les milliards derrière les contrats engrangés par les entreprises françaises. Ils se trompent.
« Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ».
Cette affirmation attribuée au Général De Gaulle réfute à elle seule toutes les tentations des journalistes et des politiques, d’inscrire les relations entre États dans le vocabulaire de la famille et des sentiments. Les États œuvrent pour la concrétisation d’une vision, et sur ce chemin, s’allient à d’autres États, durablement ou au gré des circonstances.
Il en fut de même pour le Maroc, qui au soir de son indépendance, fit le choix de se positionner en allié de l’Ouest et d’engager une nouvelle page avec l’occupant français devenu partenaire, là où de nombreuses nations nouvellement indépendantes ont choisi la rupture. Mais tout au long des dernières années, les analyses des phases de brouilles entre les deux pays, évoquant « des caprices » ou utilisant le vocabulaire du champ conjugal dénotent, au-delà d’une certaine inélégance de leurs auteurs, de la subsistance d’une grille d’analyse qui n’a pas fait le deuil du filtre colonial et souligne une réelle méconnaissance des dynamiques à l’œuvre.
Le plus important n’est pas le stock mais la dynamique
Il est évident qu’à la comparaison de leurs richesses économiques, les deux pays n’ont pas le même poids. La France, nation post-industrielle a, en effet, un PIB près de 20 fois supérieur à celui du Maroc, pour une population inférieure au double. Cette comparaison est utile et doit rester présente à l’esprit. D’ailleurs, pour la masquer, il est fait appel parfois au passé glorieux de l’État-nation marocain, du haut de ses 12 siècles d’Histoire pour installer dans le discours une équivalence, et masquer un jugement de rapport de domination. Cette lecture n’en reste pas moins fausse tellement elle omet la dynamique des deux pays au cours des 25 dernières années.
Et que s’est-il passé ces dernières décennies ? La France est restée un pays riche mais qui vit un vrai déclassement. Un déclassement qui se lit en interne dans ses difficultés budgétaires structurelles et leurs conséquences sur l’action publique et sur la vie de ses citoyens. Il se lit également à l’international, avec un recul assez généralisé dans les classements mondiaux, à quelques exceptions telles que le tourisme.
La défiance de nombreux pays africains, jadis membres éminents de la Françafrique en est une dernière manifestation géopolitique.
Le Maroc, quant à lui, parti de cette catégorie des pays en voie de développement à laquelle semblent condamnés les pays d’Afrique, se bat pour s’installer durablement dans le club des pays émergents en prenant des risques pour inventer son propre modèle de développement. Il présente ainsi, à bien des égards, un modèle de la Start Up Nation si cher au président français. Ses réformes économiques et institutionnelles du début de ce siècle, sa stratégie de libre-échange avec toutes les régions du globe (plus de 100 accords) apparaissent aujourd’hui un pari gagnant si on regarde le développement rapide et prometteur de sa jeune industrie et ses mégaprojets notamment dans les infrastructures et les énergies renouvelables. Et bien qu’il peine dans la phase actuelle à rendre sa dynamique de développement suffisamment inclusive pour toute la population, il devient un exemple pour les pays du sud global. D’ailleurs, ses entreprises se sont installées progressivement en maillage en Afrique d’abord francophone où elles ont souvent supplanté leurs homologues françaises. C’est cela qui rend le partenariat entre les deux pays particulièrement intéressant.
La théorie des ressources appelée Ressource-Based View, empruntée au champ du management, peut être une bonne grille de lecture de la phase qui s’ouvre entre les deux pays. Cette théorie fournit, en effet, un cadre théorique utile pour analyser les alliances asymétriques en mettant l’accent sur l’importance des ressources et des compétences distinctives de chaque partenaire[i]. Elle permet d’expliquer comment ces alliances peuvent générer des avantages compétitifs, même lorsque les alliés n’ont pas le même poids économique, en créant de la valeur mutuelle et en optimisant l’utilisation des ressources disponibles. Mais cela suppose au préalable l’instauration d’une gouvernance équilibrée entre les partenaires, qui est tout le contraire de la logique de domination.
C’est dans cette logique que devront s’inscrire les nombreux projets entre la France et le Maroc. Les 10 milliards de contrats annoncés, relatifs aux 22 conventions signées en présence de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et du Président Emmanuel Macron nous livrent une partie de la feuille de route que le Maroc ambitionne pour lui-même et pour l’Afrique (infrastructures, industries du futur, communication, transition énergétique, agriculture). Sur ce chemin, le Maroc a d’autres partenaires européens que la France, en plus des partenaires américains et asiatiques. Il a surtout des partenaires africains qui convergent peu à peu à sa vision intégrative, à l’image de l’avancement du projet unique de gazoduc africain atlantique (Nigéria-Maroc) qui concerne 13 pays africains ou l’Initiative Royale de la Façade Atlantique destinée à favoriser l’accès des pays du Sahel à l’Océan Atlantique.
Dans ses efforts tous azimuts, le Maroc fait le choix de réserver une place importante à la France dans la concrétisation de sa vision.
Les proximités géographique, historique et culturelle en font un choix de raison car les conditions de la confiance entre partenaires qui se connaissent bien y sont nombreux. Mais cela passait d’abord par une clarification importante entre partenaires au sujet du Sahara marocain. Il était, en effet, inenvisageable dans cette phase de l’histoire, autant dans la perspective marocaine que celle des analystes neutres et avertis, que la France ne suive l’Espagne dans la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Les deux pays ayant exercé un Protectorat sur le Maroc ont assurément une meilleure connaissance que quiconque du bien-fondé de la position marocaine.
Ainsi, l’affirmation par la France de la marocanité du Sahara ne pouvait relever du cadeau.
Cette affirmation pragmatique constitue un jalon sur le chemin de cette alliance rénovée, ce « partenariat d’exception renforcé » entre deux vieilles nations aux trajectoires historiques différentes mais qui choisissent d’œuvrer ensemble, ayant constaté les potentialités de la convergence de leurs visions respectives vers une vision partagée. En miroir, du côté marocain, l’accueil royal et populaire n’a pas plus été pour remercier une concession de la France faite au Maroc, qu’une nouvelle démonstration de l’hospitalité, valeur cardinale de la civilisation marocaine, et la célébration de la convergence des points de vue. Gageons que la France et le Maroc, du haut de leurs Histoires millénaires, ont suffisamment de ressources et de sagesse pour relever ce grand challenge.
Youssef Errami
Professeur à UM6P – Faculté de gouvernance, sciences économiques et sociales
[i] RANNANE M’hamed (2010). Alliances asymétriques et développement des PME dans les pays en développement: le cas des PME marocaines. Thèse de doctorat. Université de Pau et des Pays de l’Adour.