Kamel Daoud vient de recevoir le prix Goncourt pour son roman Houris. Michel Dray revient sur le parcours de l’auteur.
Il est un fait que les romanciers nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes. En se cachant derrière la fiction ils nous renvoient les choses de la vie telles qu’elles sont, pas telles qu’on voudrait qu’elles fussent. Houris1, le dernier roman de Kamel Daoud vient d’obtenir le prix Goncourt. C’est une immense victoire contre le silence. Il met en scène une femme dont les cordes vocales ont été tranchées par les islamistes. Mais en elle, vingt-cinq ans après que les fous de Dieu lui ont rempli la gorge de silence, une autre vie se forme dans son ventre. Pendant 400 pages, Aude — le prénom ne doit rien au hasard — conjure le sort en racontant à l’innocence enfouie dans ses entrailles, l’histoire d’une guerre civile forte de 200 000 tombes que la loi algérienne impose d’oublier. Aude brise le Silence parce que la vie a toujours le dernier mot. Il faut méditer les paroles silencieuses de cette femme à qui on a volé et son enfance et sa voix, car ce roman est un message d’amour, une leçon de courage. Daoud nous crie tout au long de ce roman quasi initiatique que la vraie mort c’est l’oubli, le vrai meurtre c’est le silence.
Circulez, il n’y a rien à voir !
Kamel Daoud est avant tout journaliste. Chez lui, tout interroge, tout questionne. Son combat pour arracher la femme des tentacules islamistes n’est pas un combat à la mode, mais quelque chose qui tient à ce qu’un médecin dirait d’une blessée qu’elle est en urgence absolue, comme cette femme iranienne tragiquement courageuse qui se dévêt publiquement pour ne pas se vêtir du voile de la tyrannie2.
De même son combat contre l’antisémitisme. Dans sa post-face au fascicule Un pogrom du XXIème siècle qui analyse les massacres du 7 octobre3 il écrit « Pourquoi ma lutte contre l’antisémite ? Parce que la judéophobie m’interrogeait directement. (…) Ma supposée connaissance participait d’un vide : ce néant de savoirs et d’avoirs que je découvrais en moi en lieu et place de ce que les propagandes des miens m’avaient inculqué. Je découvrais que je ne savais rien que ce que l’on m’imposa, sur la Palestine, Israël ou l’histoire de l’errance juive et palestinienne. »
L’Algérie est un pays à la dérive, une prison à ciel ouvert, un espace où pullule la désespérance, où grouille la corruption et où se vautre la compromission. Pour le régime d’Alger la France restera toujours sa « meilleure ennemie » histoire de dire à son peuple d’aller regarder ailleurs.
Je m’en vais parce que je t’aime
Kamel Daoud a quitté l’Algérie. L’exil est un arrachement, une amputation sans anesthésie et pour tout bagage sa mémoire. Daoud aime passionnément son pays et son peuple. Son existence c’est un peu comme la recette du sucré-salé. Parfois il vaut mieux écrire et agir ailleurs que de mourir dans une Algérie prise de folie comme on est pris de boisson. Il n’empêche. La Méditerranée lui manque.
Le français, la langue de l’intérieur
Rien n’est plus difficile que de coucher sur une feuille bien blanche, bien nette, bien propre des mots qui sont durs, profonds, si brûlants même, qu’il faut une langue solide pour ne pas sombrer. Daoud, comme tous les orientaux, est un formidable conteur. Comment ne pas penser à un Sansal et à ses personnages sans cesse en équilibre entre physique quantique et cruauté du quotidien, à l’existentialisme oriental d’un Nagib Mahfouz ou encore à un Amos Oz et à tous ses anti héros ? Daoud est à la fois bilingue et bicéphale, francophone et arabophone, deux sources complémentaires et indispensables.
L’histoire… gardée à vue
Kamel Daoud sait ce que souffrance veut dire. Houris est un roman qui donne une revanche éclatante à tous les morts de la guerre civile. Depuis la fameuse loi dite de « réconciliation » l’Algérie impose, sur tout ce qui touche de près ou de loin à cette guerre, l’interdiction la plus absolue de raconter cette terrible décennie sous peine de prison. En Algérie l’histoire du pays commence en 1962 avec l’indépendance. Les manuels scolaires ou les émissions de télévision servent une mémoire que les jeunes n’ont pas connue dans le seul but d’effacer de la leur une guerre civile qu’ils ont trop connue.
Après avoir lu Houris j’ai relu Alger sans Mozart de Jamil Rahmani et Michel Canesi, paru en 2012 chez Gallimard. Le livre raconte une Algérie égorgée par l’islamisme. Douze ans séparent ces deux romans, et pourtant, c’est la même douleur, la même rage, la même révolte. J’ai relu également Si c’est un Homme de Primo Levi qui raconte le quotidien dans les camps de la mort. Or, si la Shoah ne peut plus être effacée des mémoires c’est précisément parce que des rescapés ont parlé. La parole n’est pas seulement libératrice, elle est comme un drain qui extirpe le pus d’une plaie sans pour autant la cicatriser vraiment. Levi s’est suicidé parce qu’il ne pouvait pas supporter d’être un survivant. J’imagine que des cas semblables existent en Algérie, des gens qui n’ont pas supporté d’avoir survécu à leurs proches face à la cruauté des islamistes. Aussi, briser le silence ne signifie-t-il pas forcément vivre « normalement ».
En hébreu, Shoah pourrait se traduire par « catastrophe qui dépasse l’entendement ». Comme les Israéliens le 7 octobre, les Algériens ont vécu l’horreur des femmes éventrées, des bébés mis dans des fours, des enfants décapités.
Les islamistes sont des nazis, des assassins. Ils tuent tout ce qui ne leur ressemble pas.
Michel Dray