De cette guerre asymétrique entre l’Ukraine et la Russie, nous pouvons légitiment s’interroger sur la nature, les caractères, l’évolution et la gestion de ce conflit par la Russie commencé le 22 février 2022. Il sera intéressant d’analyser l’approche doctrinale de la politique militaire de la Russie.
Elle aurait pour fondement la théorie du contournement de la lutte armée (cf D. Minic, Pensée et culture stratégique russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, Ed de la Maison des sciences de l’Homme , avril 2023). Cette théorie se fonde sur deux éléments principaux : le premier est de privilégier des moyens et méthodes non militaires (exemple la guerre informationnelle ) et le deuxième est l’évitement des conflits. L’objectif est de provoquer l’effondrement de l’Etat et de l’armée ukrainienne grâce à une lutte finale mais limitée. Or il ne semble pas que ce scénario se soit réalisé dans cette direction en raison d’une mauvaise appréciation des capacités de lutte et de résistance de l’armée ukrainienne mais aussi d’une certaine naïveté dont aurait fait preuve les élites militaires russes au sujet de cette théorie. Telle était sans doute la volonté et la stratégie qui a été déployée par l’armée russe en Ukraine. Il n’apparaît pas que cette théorie ait pleinement réussie.
Pour d’autres, nous serions simplement dans le cadre d’une guerre hybride qui associe des opérations de guerre conventionnelle, des moyens asymétriques (ou irrégulière), des méthodes non conventionnelles et traditionnelles. On peut y inclure des opérations spéciales non déclarées, diplomatiques (organisations internationales, diplomates..), des forces irrégulières (mercenaires, groupes terroristes, résistants) et la guerre économique.
Ce concept de « guerre hybride » qui est apparu pour la première fois en 2005 est une notion assez large. Celle-ci rassemble un spectre d’actions assez étendues et variées. Cette guerre hybride ne s’oppose pas nécessairement à la guerre conventionnelle car elle peut accompagner et soutenir une stratégie militaire. L’objectif principal de « l’hybridité » est de rassembler tous les moyens nécessaires et possibles qui peuvent mener à la victoire d’un pays et d’un camp (cf G. Lasconjarias, chercheur au Collège de défense de l’OTAN, chef de bataillon).
Finalement, la guerre hybride pourrait se résumer en un seul mode de guerre régulier et irrégulier (cf E. Tenebaum, « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique », Revue de défense nationale, 2016/3 N° 788). Sans doute, le recours à la guerre hybride par la Russie est le résultat d’une évaluation des rapports de force entre deux armées qui s’affrontent. Selon la conception classique et traditionnelle, ce rapport de forces entre les deux armées est sans doute défavorable à la Russie si l’on inclut les forces de l’OTAN aux côtés de l’Ukraine.
Nous tenterons d’analyser les actions déployées par la Russie dans cette guerre de conquête de l’Ukraine qui est conçue sur le schéma d’une guerre hybride. Comment cette stratégie de la guerre hybride est-elle mise en oeuvre ? Nous observons dans ce conflit les caractéristiques d’une guerre hybride.
Cette étude portera sur les points suivants : les attaques de câbles sous-marins, le dualisme et les relations complexes religion-politique, la multiplicité des instruments utilisés et enfin la question d’un plan de paix en Ukraine.
Les attaques des câbles sous-marins en tant qu’instruments de la guerre hybride
La mer Baltique est l’objet de vives tensions depuis plusieurs années avec l’installation de câbles sous-marins. On assiste de plus en plus à des coupures de câbles sous-marins par des navires « fantômes russes » (cf le 28 décembre 2024). Ces actions de sabotage visent les infrastructures énergétiques et de communication et elles s’inscrivent dans un contexte de la guerre hybride entre la Russie et les pays occidentaux. Ces attaques se situent principalement dans des zones au bord des Etats membres de l’OTAN (Estonie, Lettonie et la Lituanie). Ces trois Etats sont membres de l’OTAN, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe et de l’OCDE. L’intégration de la Suède dans l’OTAN en 2024 a renforcé la sécurité dans la région de la mer Baltique.
Chaque année, plus d’une centaine de ruptures de câbles sont recensées, souvent provoquées par des ancres traînantes, des chalutiers et plus rarement de gros mammifères marins. La rupture de ces câbles entraîne la perte des informations et la dégradation de la connexion internet. Dans le même temps, les paiements par carte et transferts d’argent deviennent impossibles. La gestion de ces infrastructures représente un véritable enjeu de souveraineté numérique. Souvent ces câbles appartiennent à des conglomérats privés, souvent américains. Pour l’instant, la technologie des câbles dépasse les satellites en vitesse de transmission et en coût d’exploitation. Dans le domaine sécuritaire, l’Union européenne a l’intention de sanctionner ces centaines de « pétroliers fantômes », des navires sans propriétaire identifiable et sans assurance, utilisé par la Russie (cf « Mer baltique : « la flotte fantôme » russe dans le viseur européen après une série d’incidents ». (cf A. Guillemoles, Journal La Croix, 27 décembre 2024). L’OTAN et ses membres alliés à l’aide d’avions, de navires, de drones et de capteurs vont assurer la sécurité de ces câbles qui se trouvent pour 80 % à des profondeurs comprises entre 3 000 et 6 000 mètres de profondeurs. L’espace sous-marin constitue un véritable avenir pour les télécommunications et c’est dans cette zone que transite essentiellement les communications mondiales. Les câbles sous-marins garantissent 99 % du trafic intercontinental des données numériques et transportent également des données confidentielles. Plus de 10 000 milliards d’euros de transactions financières par jour sont assurées, soit quatre fois le PIB annuel de la France. Certains appellent ces câbles des « autoroutes du fond des mers » qui font l’objet de convoitises importantes de la part des puissances étrangères ce qui demandent un gros effort de sécurité de la part des Etats riverains.
L’orthodoxie russe : l’association religieuse et politique
L’orthodoxie russe est une composante sophistiquée du religieux et du politique. Dès le départ, on signale les liens très forts entretenus entre les responsables politique et religieux en Russie. Il existe en effet une profondeur historique dans leurs relations et en même temps le partage d’une vision commune de l’avenir de leurs sociétés.
Historiquement, les autorités russes et ses responsables (tsars, chefs d’Etat) ont toujours pensé la Russie et l’Ukraine comme une seule et même entité : la grande « Rous » au 18e siècle. De 1686 jusqu’en 1991, l’église orthodoxe ukrainienne dépendait de Moscou et de son patriarche. A partir de l’indépendance de l’Ukraine en 1991, l’église orthodoxe indépendante d’Ukraine va être créée tout en demeurant sous la tutelle moscovite. Cette église s’est finalement vue reconnaître pleinement son droit à l’indépendance par Bartholomée 1er en 2018. C’est le métropolite Epiphanius qui en a pris la tête le 3 février 2019, marquant la fin de 336 ans de tutelle russe sur l’Ukraine. Cette solidarité entre les différents pouvoirs est une force pour l’unité d’un pays mais aussi une faiblesse dans le cas d’une mal-gouvernance. L’orthodoxie a toujours été un acteur politique majeur dans les différents pays (Russie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Grèce…). Elle est aussi garante de l’identité et de la continuité territoriale (Cf A de Raulin « Le Mont Athos et la liberté religieuse en Grèce », Mélanges R Goy « Du droit interne au droit international. Le facteur religieux et les droits de l’Homme », Publi Université Rouen 1998).
Quatre jours après le début des hostilités le 27 février 2022, le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe avait apporté sa caution spirituelle à l’intervention en Ukraine , au nom de la lutte « contre des forces extérieures obscures ». Une semaine plus tard, le prélat avait estimé que le conflit dans le Donbass (débuté en 2014) était une réaction à la « dépravation occidentale » de pays organisant la Gay Pride… De son côté, l’Eglise orthodoxe ukrainienne condamnait l’agression russe et se dissociait des commentaires sur l’agression russe.
Depuis le 7 janvier 2009, le titulaire du Patriarcat de Moscou est le patriarche Cyrille. Il a choisi de rompre avec le patriarcat de Constantinople et, de ce fait avec les autres églises orthodoxes qui y sont rattachées lors du schisme orthodoxe du 15 octobre 2018.
A travers ces dates et ces événements, on comprend mieux la complexité des relations entre les autorités politiques et religieuses de ces différents pays. Concernant le fonctionnement de ces institutions, le juriste V. Nabokov qualifie la régulation des pouvoirs comme une « métaphore du jeu d’échecs ». Il est vrai que l’alchimie entre les pouvoirs publics et la protection des droits fondamentaux se révèle plus que « délicate » ( cf « La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie vue par un juriste français », ME Baudoin, MC à l’Université d’ Auvergne, Edit Cahiers du Conseil constitutionnel N°28 – juillet 2010).
Dans un autre pays comme la Grèce, membre de l’UE, le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat est appliquée de manière différente en comparaison de la France et des pays européens. La liberté religieuse se comprend sous l’angle et dans la perspective de l’Eglise orthodoxe et Eglise d’Etat. Il existerait en Grèce des liens parfois ambigus entre les mondes politique, financier et religieux. Des soupçons de blanchiment de fonds russes au sein du monastère Mont Athos en Grèce furent relevés par la justice grecque. Tout a commencé en 2022 lorsque l’Autorité de lutte contre le blanchiment d’argent a diligenté une enquête sur des transferts suspects de fonds de l’étranger vers des comptes individuels des moines. Ces fonds proviendraient d’oligarques russes qui choisissaient de retirer leur argent de Russie avec l’aide de moines du monastère. « Il est de notoriété publique que certains monastères entretiennent des liens étroits avec des russes proches du pouvoir. » (cf l’enquête de Giannis Souliotis, Journal Kathimerini ; voir aussi Le Figaro 28 et 29 décembre 2024 – A Kefalas p. 7) affirmait G. Souliotis. Il ajoutait : « Pendant quelques mois, le Mt Athos se serait transformé en terrain d’une guerre froide secrète entre l’Orient et l’Occident ». Cette affaire a pris une telle ampleur que le Premier ministre grec a chargé un ancien militaire de mener l’enquête concernant ce dossier. Ce monastère créé au Xe siècle est une figure du monachisme chrétien où sont interdits les femmes, les enfants et les animaux. Le Mont Athos est depuis plus d’un millénaire un bastion de la foi orthodoxe grecque.
La guerre hybride : la nouvelle « boîte à outils »
La guerre hybride est un mode opératoire de plus en plus utilisée dans les conflits. Cette nouvelle forme de guerre qui se généralise et se développe sur tous les champs de bataille est devenue un véritable défi au regard du droit international et humanitaire.
Les combattants se servent de plus en plus couramment et facilement de ces moyens non conventionnels et armes de guerre. De nombreux litiges peuvent être cités. Parmi ceux-ci, il y a la célèbre affaire (cf supra) représentée par les « navire fantômes » et l’ arraisonnage effectué par la marine finlandaise le 26 décembre 2024 sur le navire Eagle S. Ce procédé consiste à un contrôle pour vérifier la destination, la nationalité, l’état sanitaire d’un équipage et de ses passagers ainsi que la cargaison d’un navire. Le motif invoqué est la rupture d’un câble sous-marin électrique dans la Baltique. Ce navire immatriculé aux îles Cook est coupable de transporter du pétrole brut hors de toute réglementation pour contourner les sanctions internationales et aussi d’avoir détruit avec son ancre des câbles sur la ligne de fourniture d’électricité stratégique entre la Finlande et l’Estonie. Ce navire venait de Saint-Pétersbourg et se dirigeait vers Port Saîd en Egypte. Ces ruptures de câble deviennent de plus en plus fréquentes dans la mer baltique qui se situe au bord de plusieurs Etats membres de l’OTAN où Moscou dispose de points d’entrée. Un communiqué du ministère des Affaires étrangères de Finlande déclarait : « Les dommages causés aux infrastructures sous-marines sensibles sont devenus si fréquents qu’il est difficile de croire qu’il s’agit d’accidents ou simplement de mauvaises manoeuvres maritimes ».
La désinformation et les cyberattaques sont aussi des éléments importants de la guerre hybride.
Au début de l’invasion russe en Ukraine en 2022, ce pays subit une vague de cyberattaques qui toucha les sites web du gouvernement et une propagande s’étendit sur les ordinateurs du pays…
L’actualité récente nous fournit une excellente occasion d’analyser l’accident de l’avion de la compagnie Azerbaijan qui s’est écrasé le mercredi 25 décembre 2024 au Kazakhstan. Assez rapidement, V. Zelensky attribue la responsabilité de cet accident à la Russie qui a fait 38 victimes tandis que Moscou rejette la responsabilité sur les forces de Kiev, plaidant que des drones ukrainiens attaquaient à ce moment la région de Grozny en Russie. Dans un premier temps, le président Poutine ne reconnaît pas les faits. Un peu plus tard, l’enquête va établir assez rapidement que c’était une frappe de la défense antiaérienne russe qui était en cause. Le président Poutine téléphonera au président azerbaïdjanais IIham Aliev afin de lui présenter ses excuses pour l‘ « accident tragique qui s’est produit dans l’espace aérien russe ». M. Poutine admet que la défense aérienne russe était en action dans ce secteur, au moment des faits.
La Russie dispose d’un important réseau international en s’appuyant sur des forces militaires en Afrique (ex les forces Wagner) et celles qui étaient encore présentes il y a quelques semaines en Syrie. La chute du régime baasiste le 8 décembre 2024 qui était dirigé par le président Bachar el-Assad va provoquer le départ des troupes syriennes.Tout comme les Etats-Unis, la Russie avait des bases militaires en Syrie. Celle-ci était présente dans ce pays depuis 2015 et jouait un rôle majeur au soutien du régime d’Assad.( cf Natasha Metni Torbey « Factions armées en Syrie : identité, affiliations et positionnement stratégique », 2 décembre 2024, IcI Beyrouth). La guerre hybride représente maintenant une sorte de « nébuleuse » qui emploie des instruments de plus en plus violents et imprévisibles ce qui implique des moyens de renseignement et de sécurité plus performants pour prévenir des drames et des tragédies (cf les attaques de « voiture bélier» à Nice (14 juillet 2016), Magdebourg (Allemagne, 20 décembre 2024) et la Nouvelle-Orléans (USA, 1er janvier 2025).
La société internationale est de plus en plus confrontée à ce type de phénomène ce qui nécessite une large coopération internationale pour vaincre le terrorisme et les ennemis de l’Occident.
Perspectives et plan de paix ?
Les positions militaires et politiques présentes de la Russie et de l’Ukraine au sujet du règlement du conflit entre la Russie et l’Ukraine sont plus ou moins gelées dans l’attente du retour de D. Trump à la Maison-Blanche le 25 janvier 2025. Nous pouvons nous demander quel sera l’avenir de l’Ukraine dans la nouvelle politique étrangère des Etats-Unis à partir de cette date ?
Nous pouvons aussi nous interroger sur le rôle de l’Europe à propos de l’avenir de l’Ukraine et la place de ce pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes ces questions méritent des réponses précises. Les diplomaties des différents pays sont dans l’expectative et attendent des solutions. Certes nous sommes dans une période transitoire avec la mise en place d’un nouvel ordre international. La problématique russo-ukrainienne est un des dossiers internationaux qui pourrait se régler dans le cadre de la confrontation des blocs Nord-Sud. Il y a urgence à régler ce conflit. En effet, la poursuite de cette guerre a des graves conséquences humanitaires. Mais comment résoudre ce conflit alors que les forces ukrainiennes reculent un peu plus chaque jour face aux forces d’invasion russe ? Comment Poutine peut-il signer une armistice, c’est à dire une suspension des combats alors que son armée est en situation de supériorité sur le terrain ? Il existe un profond déséquilibre entre les deux armées. Qu’est-ce-qui pourrait amener Poutine à négocier dans les conditions actuelles : selon quelles modalités et quel plan de paix ?
Arnaud de Raulin
Professeur émérite des universités