Dans le cadre de la « Décennie Nelson Mandela pour la Paix » (2019-2028), instituée par les Nations Unies, il sied de revenir sur l’une des questions les plus récurrentes au sein de la Communauté internationale au cours de ces quatre dernières décennies. Il s’agit de la sempiternelle question de la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies !
Mais avant d’évoquer les tenants et les aboutissants de ce sujet, il convient d’en dresser préalablement le questionnement.
D’abord, le diagnostic, pour savoir quelle est la nature exacte du dysfonctionnement de cet organe important du système international de sécurité collective ? En effet, l’idée de réforme induit logiquement une recherche des critères de fonctionnement normal d’une institution comme le Conseil de sécurité, à la lumière bien évidemment des dispositions de la Charte des Nations Unies consacrées à cet organe (notamment les dispositions du Chapitre VII de la Charte intitulé « Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression »).
Ensuite, l’épidémiologie, pour une meilleure compréhension des pathologies sous-jacentes à ce dysfonctionnement ; leur nature ainsi que leur ampleur méritent de même l’attention. En effet, si l’on évoque de façon aussi récurrente la nécessité de réformer le Conseil de sécurité, cela suppose que l’on en ait saisi la teneur ainsi que les contours.
C’est seulement à la lumière de ce qui précède, et donc d’un diagnostic objectif et de l’épidémiologie précise, que l’on pourrait proposer de façon rationnelle des solutions idoines (l’ordonnance) à même de permettre une opérationnalité du Conseil de sécurité qui soit plus optimale et efficiente. Evoquer des solutions idoines de réforme, c’est partir du postulat qu’elles soient adaptées à la nature du phénomène constaté, à sa gravité ainsi qu’à sa complexité. Il va sans dire qu’une réforme non appropriée soit finalement pire que pas de réforme du tout…
La question toujours litigieuse du « droit de veto »
Il est tout à fait possible de dire qu’une réforme du Conseil de sécurité qui ne répondrait pas pleinement aux exigences de légalité, de conformité relativement aux buts et principes de la Charte et d’efficacité par rapport au mandat des Nations Unies serait pire que le statu quo qui pose problème depuis si longtemps.
L’une des questions majeures, voire la question majeure, en rapport avec la réforme du Conseil de sécurité porte sur le statut juridique et épistémologique du droit de veto.
Il faut dire que la politisation excessive et la géo-politisation de cette question tendent à évacuer à moindre frais les vraies questions, ainsi que les enjeux y afférents, qui mériteraient d’être préalablement posées et plus sérieusement élucidées avant toute entreprise de réforme.
Par conséquent, avant toutes autres considérations, il conviendrait d’évaluer préalablement l’existant, en termes de propositions tendant à réformer le Conseil de sécurité. Dans tous les cas, la réforme du Conseil de sécurité si souvent évoquée mais jamais réalisée se doit d’être nécessairement légitime, optimale, efficiente et efficace. Et c’est seulement à ce prix qu’une telle réforme pourrait possiblement emporter l’adhésion de la composante majoritaire de la Communauté internationale qui, jusque-là, reste assez divisée à ce sujet.
Les différentes hypothèses de réforme avancées
Parmi les hypothèses de réforme régulièrement émises, l’on peut retenir d’abord celle portant sur l’augmentation du nombre des Etats membres permanents, possiblement avec un droit de veto chacun. Aussi passerait-on de 5 à 11 membres permanents, avec une possible répartition suivante : Afrique (2 sièges), Asie (2 sièges), Amérique du Sud (1 siège) et Europe (1 siège).
Cette hypothèse a parfois été à l’origine d’importantes activités diplomatiques, ayant quelquefois les allures de course à la conquête des sièges. En effet, certains Etats (notamment l’Allemagne, le Japon, le Brésil, le Nigeria, l’Afrique du Sud ou encore l’Inde, etc.) sont régulièrement pressentis pour ces nouveaux sièges. Mais tout cela n’est pas sans contrarier d’autres Etats candidats qui aspirent également au même statut.
Ensuite, vient une autre hypothèse régulièrement avancée également qui consisterait à augmenter le nombre des Etats membres permanents, mais sans droit de veto pour les nouveaux membres. Ce qui reviendrait à créer trois types de statuts différents pour les Etats membres d’une même institution, c’est-à-dire :
- Le statut d’Etats membres permanents avec droit de veto (les cinq membres actuels que sont la Chine, les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne et la Russie) ;
- Le statut d’Etats membres permanents sans droit de veto ;
- Le statut d’Etats membres non-permanents (sachant qu’il y a environ 50 Etats, sur les 193 membres des Nations Unies qui n’ont jamais été élus membres non-permanents tandis que d’autres sont des membres non-permanents quasi permanents comme l’Allemagne et Japon, etc.).
Cela reviendrait surtout à accentuer le peu de considération pour le principe d’égalité entre toutes les nations, grandes et petites, inscrit comme tel et en lettres d’or dans la Charte de 1945.
Cela reviendrait également à instituer un élitisme et une aristocratie étatique qui serait une sorte de réactualisation malencontreuse de la notion combien controversée de « nations civilisées », tant décriée à travers le monde.
Enfin, il a été avancé l’idée de récuser tout recours au droit de veto pour des situations comportant des risques évidents de commission des crimes contre l’humanité, voire des crimes de génocide. Cette proposition a le mérite de prendre en considération certaines situations inacceptables, en redonnant à la Communauté internationale le droit d’intervention humanitaire, de renforcer l’autorité de la responsabilité de protéger ou du droit légitime de prendre des mesures urgentes contre les crimes internationaux. Cependant, ce serait un peu discutable de croire qu’il s’agirait d’une véritable avancée, en particulier d’un point de vue strictement normatif.
En effet, les situations relevant du mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies ne sont-elles pas déjà, par leur nature même, celles représentant une menace à la paix et à la sécurité internationales ? Et ces situations ne sont-elles pas intrinsèquement porteuses de risques de commission des crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou crimes de génocide ? Surtout que, depuis plusieurs décennies déjà, les situations éligibles au Chapitre VII de la Charte des Nations Unies au titre de la menace à la paix et à la sécurité internationales sont majoritairement des conflits internes, impliquant des acteurs non-étatiques et même parfois des organisations terroristes, avec des risques réels et toujours élevés de massacres des populations civiles.
Le défaut de pertinence des propositions de réforme jusque-là avancées
L’hypothèse la plus surprenante est sans doute celle consistant à augmenter le nombre d’Etats membres permanents, possiblement avec un droit de veto chacun, et qui permettrait de passer de 5 à 11 Etats. En effet, parmi les nombreux et principaux griefs faits au Conseil de sécurité des Nations Unies, l’on retiendra principalement le statut privilégié des Etats membres permanents et le recours souvent abusif au droit de veto. L’une des conséquences logiques, et regrettables d’ailleurs, de cette situation est la paralysie fréquente de cet organe de premier plan ; une institution censée agir avec célérité et diligence au nom de tous les Etats membres de l’organisation mondiale (Cf. articles 24 et 25 de la Charte).
La question que l’on est en droit de se poser est celle de savoir par quelle logique, la paralysie fréquente et extrêmement dommageable du Conseil de sécurité, à cause de l’usage abusif du droit de veto par les 5 Etats membres permanents, serait réglée par l’augmentation du nombre des Etats titulaires de ce droit qui est en réalité un droit de blocage ?
L’hypothèse d’une augmentation du nombre d’Etats membres permanents, mais sans droit de veto pour les nouveaux membres, aurait sans doute la particularité de valider une pratique plutôt inopportune, notamment par rapport aux principes directeurs de la Charte des Nations Unies. Car, cela reviendrait à confirmer l’idée selon laquelle le système international serait intrinsèquement marqué d’une logique oligarchique au bénéfice des Etats les plus puissants. Par conséquent, l’une des difficultés auxquelles les partisans de ce projet de réforme auront à faire face, sera, entre autres, la justification de l’introduction d’un élément de discrimination statutaire entre les anciens et les nouveaux membres d’une même institution.
Finalement, seule l’idée de récuser tout recours au droit de veto pour des situations où il y aurait des risques évidents de crimes contre l’humanité, de crime de guerre, voire de crimes de génocide, semble susciter un réel intérêt pour le débat. En effet, cette idée avancée par la France il y a quelques années mérite bien d’être prise au sérieux pour au moins deux raisons principales :
- D’une part, elle a le mérite de poser clairement l’un des vrais problèmes par rapport à la paralysie fréquente du Conseil de sécurité, avec des conséquences souvent tragiques, comme en ont témoigné de nombreuses situations au cours de ces trois dernières décennies (notamment en ex-Yougoslavie, au Rwanda, au Libéria, dans le Darfour au Soudan, en Syrie ou encore au Yémen, etc.) ;
- D’autre part, cette proposition française a le mérite de rappeler que l’intérêt supérieur de la paix et la vie des habitants de notre monde en commun doivent avoir primauté sur toutes autres considérations, à savoir les intérêts particuliers des Etats.
Dans tous les cas, pour procéder à une véritable réforme du Conseil de sécurité, il faudra engager des efforts supplémentaires de rationalisation qui, nécessairement, supposent à la base un diagnostic qui soit objectif. Ce qui, malheureusement, est bien loin d’être véritablement le cas jusqu’à présent.
Roger Koudé
Professeur de Droit international
Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon (UcLy)
Son dernier ouvrage, intitulé Discours sur la Paix, la Justice et les Institutions efficaces, est publié aux Éditions des Archives Contemporaines (Paris, 3/2021), avec la préface du Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018.