Pour qui s’intéresse à l’avenir de son pays, il est impensable pour Jean-Yves Archer, économiste et membre de la Société d’Economie Politique, de ne pas suivre avec intérêt les évolutions de l’Allemagne, notre voisin et premier partenaire économique.
Depuis quelques mois, on relève des sourires narquois car la conjoncture n’est pas bonne et que le pays d’Outre-Rhin est confronté à une sévère mutation industrielle notamment celle qui concerne et affecte son industrie automobile.
N’en déplaisent à ces détracteurs un peu trop plongés dans l’anti-germanisme secondaire, notre voisin demeure un pays de premier rang ne serait-ce que par la tenue de ses finances publiques.
Quand on est le premier de la classe (excédents commerciaux, excédent budgétaire, repli de la dette), il y a des critiques que l’on n’entend que d’une oreille fort distraite même si les traités de l’Union prescrivent avec force des plafonds pour ce qui concerne, précisément, les excédents commerciaux.
Écrire sur l’Allemagne devrait être simple mais comme l’avocat Jean-Pierre Mignard – européen convaincu – je retiens ma plume par rapport à ce que l’analyse suggère à mon esprit. Il est loin le temps où, comme François Mauriac, on pouvait énoncer : » J’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux « . Désormais, il y en a une et force est de constater qu’elle fait la course en tête de notre Union monétaire.
Depuis des mois, nos voisins allemands sont dans l’obligation d’accepter de se voir montrer du doigt par des accusateurs de qualité inégale. Cette forme de stigmatisation affecte l’honneur allemand et finira par avoir une forme de traduction électorale significative. L’accord ponctuel entre la CDU et l’Afd dans un Lander (où l’on va parait-il revoter) démontre à l’envi que la cartographie électorale change.
Alors que le vote de rejet était cantonné à l’ancienne RDA, désormais il se répand – comme une nouvelle lèpre – en ex-RFA.
Nombre de prises de paroles venues de différents pays (Espagne, France, Italie) visent l’Allemagne en lui imputant une large part de responsabilités dans les situations d’austérité que connaissent ces pays. Ceci parait excessif voire faux pour plusieurs raisons.
En premier lieu, l’Europe est dans un cycle quasi-récessif. Comme l’a dit, l’ancien président de la BCE, Jean-Claude Trichet : » En 2008, la crise venait des États-Unis. Désormais elle vient d’Europe « . L’émérite Jacques de Larosière ne démontre pas autre chose dans ses réflexions récentes.
En deuxième lieu, il serait intellectuellement surprenant d’oser imputer à l’Allemagne les niveaux d’endettement public de certains pays. Quelle corrélation objective et avérée établir entre les quelque 2 400 milliards d’euros de dette souveraine italienne accumulée depuis des décennies et la politique menée par l’Allemagne dans la dernière période ?
En troisième lieu, nul ne doit oublier que la France et l’Allemagne contribuent ensemble à hauteur de 47 % des plans de sauvetage de l’Union qui ont concerné différents pays : depuis le Portugal jusqu’à la Grèce.
Lorsqu’un pays concède un tel effort de solidarité, il faut avancer à pas comptés avant d’énoncer ce que l’on entend de plus en plus : l’Allemagne, par sa passion frénétique pour la rigueur budgétaire, a provoqué des politiques de rigueur trop contraignantes pour ses partenaires. Toute affirmation économique a toujours une part de vérité comme l’a démontré à maintes reprises l’élégant Jean-François Deniau mais l’argumentaire consistant à dire que l’austérité prônée par notre partenaire d’Outre-Rhin asphyxie notre croissance et fait bondir notre chômage est à nuancer.
S’il est exact, comme l’a démontré – notamment – Henri Sterdyniak (OFCE version Économistes atterrés) qu’il est audacieux et risqué de mener une politique de rigueur en période de fort ralentissement économique car ceci affecte à la fois l’investissement (offre) et la consommation (demande), il n’en demeure pas moins que la charge des intérêts de la dette française est notre premier poste budgétaire et qu’il faut agir face à cet état de fait.
Parallèlement, il ne faut pas mésestimer l’impact – lui aussi – pro-cyclique de l’application des normes comptables IFRS qui obligent à constater derechef des dépréciations d’actifs significatives qui aggravent le climat ambiant des affaires et ce qu’il est convenu de nommer le moral des entrepreneurs. Moral au demeurant soumis à plusieurs chocs d’incertitude, en France, depuis un an, date de » création » des Gilets jaunes.
Le procès de la rigueur budgétaire à l’allemande aurait déplu à un homme de la qualité et de l’envergure de Raymond Barre : il convient donc de l’instruire avec modération et le terme de « confrontation » récemment utilisé par un haut décideur public est aussi téméraire qu’insupportable pour qui songe à l’Histoire du XXe siècle et à ses deux conflits majeurs.
Quand on revoit l’émouvante poignée de main du 22 septembre 1984 entre le Chancelier Kohl et le Président François Mitterrand à Verdun, on se dit qu’un socialiste du XXIe siècle ne peut pas avoir utiliser le terme de confrontation autrement que par mégarde. S’il s’est agi de malice et de vouloir frapper les imaginations, alors nous vient en tête le discours d’André Malraux lors de l’entrée de Jean Moulin au Panthéon qui avait évoqué cette cohorte « des tondus et des rayés ». D’ailleurs, sauf erreur, le wagon emblématique de Drancy est en Seine-Saint-Denis.
Pour revenir au déroulé de notre analyse, deux éléments méritent examen. D’une part, l’argumentaire suivant : l’Allemagne à la démographie déclinante a besoin d’une monnaie de rentiers d’où un euro surévalué et parallèlement une rigueur qui asphyxient la croissance et les capacités exportatrices de ses partenaires et voisins. Autrement dit, la pyramide des âges et les propres contraintes de la société allemande auraient un impact excessif sur le reste de l’Union. Cette assertion représente nécessairement un facteur explicatif mais n’ouvre aucun droit – pour les autres pays – au laxisme budgétaire qu’ils ont largement pratiqué dans les deux voire trois dernières décennies.
D’autre part, l’Allemagne serait un pays au profil de profiteur : c’est-à-dire qu’il profiterait de l’euro (voir supra) mais aussi de sa position en termes de commerce extérieur. Nous vivons là sur des chiffres que la crise a actualisés mais qui n’ont pas encore intégrés nos mentalités. L’Allemagne est nettement moins dépendante que par le passé de son commerce avec les pays de l’Arc du Sud que de la grande exportation (vers l’Est du Monde : Chine et Japon notamment) et que de ses liens de plus en plus étroits avec les pays d’Europe centrale : ceux de la Mitteleuropa (Autriche, Hongrie, Tchéquie, etc). Un simple exemple : il a été assemblé en 2018 plus d’appareils complexes d’imagerie médicale Siemens (scanners, etc) en Chine qu’en Allemagne. Quant au train à grande vitesse qui est opérationnel en Chine, il repose pour une large partie sur la technologie de l’ICE allemand n’en déplaise à la lecture de la fusion avortée entre Alstom et Siemens.
Autrement dit, là où la France oscille autour de 1 % du montant des importations chinoises, l’Allemagne est à plus de 5,4 % et ne cesse de progresser.
N’est-il pas hors de fondement que stigmatiser les performances germaniques là où notre pays a un vrai défi à régler ? Car enfin, il y a longtemps que toute une sélection de nos produits ne sont pas compétitifs : ni en prix, ni en éléments hors-prix (niveau de gamme, qualité, innovation incorporée, etc). Rien ne servirait de se flageller mais rien ne serait pire que de se masquer les comparaisons (automobiles ou produits industriels). D’autant que ceci n’est en rien imputable à la monnaie unique et ne date clairement pas de l’euro : il suffit de se reporter aux plans pour la machine-outil des ministres Fourcade (1975) et Monory (1978) et d’analyser la situation présente. Ou encore de relire les actes des Assises de la recherche et de l’industrie d’octobre 1982 pilotée par Louis Gallois alors Directeur général de l’Industrie sous les ordres du ministre Chevènement.
Stigmatiser l’Allemagne a du sens si l’on fait référence à ces travailleurs pauvres et à la brutalité manifeste de certains pans de son modèle social auquel je confie, ici, ne pas adhérer.
En revanche, il faut accepter le risque économique et politique de la réplique. A meilleure preuve le jugement péremptoire mais hasardeux de la Chancelière sur la notion de salaire minimum. Cette prise de parole, de la part de quelqu’un de très maitrisée, est un indice tangible de l’exaspération de l’Allemagne qui est lassée de la situation. Les plans d’ajustement en Irlande et au Portugal ont laissé des traces et les 250 milliards prêtés, au total, à la Grèce sont une cicatrice intellectuelle et pécuniaire pour Berlin.
A l’heure où le parti « Alternative pour l’Allemagne » fondé sur l’idée d’une sortie de la zone euro – et autres thèmes parfaitement répulsifs – progresse clairement dans les sondages, la Chancelière va être contrainte de muscler son discours pour s’assurer d’être électoralement crédible d’ici à la fin de son mandat. Or, précisément, c’est un vrai challenge. Depuis des mois, le président de l’IFO (Institut für Wirtschaftsforshung) Hans-Werner Sinn réclame de faire table rase et d’affirmer, avec détermination, l’hégémonie retrouvée de l’Allemagne depuis la réussite économique de sa réunification.
Le président Mitterrand avait su donner corps au projet européen en négociant fort stratégiquement l’accord sur la réunification contre la création de la monnaie unique. Des années après ces pourparlers avec le Chancelier Kohl, le « fly to quality » fait que des milliards d’euros d’épargne ont rejoint les obligations et supports allemands et qu’une sortie de l’euro pourrait n’être quasiment qu’une formalité d’envergure peu complexe, au-delà du coup de Trafalgar pour l’idée européenne. Cette force d’attraction croissante de supports allemands libellés en euros est une vraie inquiétude pour les Européens convaincus auxquels nous adhérons.
Un des vrais échecs de la zone euro, c’est que bien d’autres pays de la germanosphère (Autriche, Tchéquie, Hongrie, etc) rêvent désormais d’une monnaie commune à cet ensemble habituellement qualifié de « Mitteleuropa ». De surcroît, cette devise aurait les qualités d’une zone monétaire optimale chère à Robert Mundell et souvent explicitée par Christian Saint-Etienne. Clairement, il serait illusoire de nier que ce courant de pensée se répand chez les citoyens allemands à la vitesse de remontée de la marée à Noirmoutier.
Un des vrais échecs collectifs (Allemagne incluse) est que notre zone euro n’a pas assez développé de convergences fiscales puis budgétaires.
Pour des motifs de commodité voir le cas emblématique de l’Irlande et problématique du Luxembourg) cette concurrence fiscale interne à une zone monétaire unie par la même devise était un défi à l’entendement.
Sur le terrain de la gestion de la dette, des indicateurs sont là aussi trompeurs. Nous voulons nous rassurer en pensant à la faiblesse du niveau de nos taux d’emprunts dont certains sont négatifs.
Être de France et écrire sur l’Allemagne impose sans détour de ne pas se cantonner dans une logique technique car l’Histoire demeure présente telle l’ombre des grands chênes de la forêt de Tronçais (Chêne Colbert). D’éminents universitaires comme le Professeur Alfred Grosser ou René Rémond n’ont cessé de le dire, leurs vies durant. En pensant à cette « histoire écrite en lettres de couleur rouge venue du sang des victimes » (Raymond Aron), en pensant à la politique de fermeté de Kennedy (« Ich bin ein berliner »), en gardant à l’esprit la joie et les beaux sourires de novembre 1989 (chute du Mur), tout un chacun frémit à l’idée d’un éclatement de la zone euro « par le haut » alors que nous avons presque réussi à sortir des tensions qui tiraient cette monnaie vers le « bas » (sortie de la Grèce).
Le 12 septembre 2012 (date à laquelle la Cour constitutionnelle de Karlsruhe s’est prononcée en faveur de la conformité du traité relatif au MES) certains Allemands ont été tristes et amers : des sondages post-décision l’attestent. De cette bise glaciale et anti-européenne, rien de bon ne peut venir.
Pour notre part, nous vous confions ici une inquiétude explicite. L’Allemagne n’a plus l’opinion publique requise pour assurer un plan de sauvetage supplémentaire alors même que des signaux confus ne nous rassurent guère quant à la rectitude de certains chiffres publics ou privés et que l’opinion allemande attend de Mme Christine Lagarde un changement profond de politique au niveau de la BCE.
Dès lors, il pourrait être tentant pour l’Allemagne de décider du grand schisme et de poser les fondations d’un euromark qui aurait de fortes probabilités d’être adopté par les pays de la Mitteleuropa.
Là encore, l’Histoire est utile à la compréhension des décisions économiques possibles. En 1335 (il y a donc près de 700 ans), les souverains polonais, tchèque, hongrois ont fondé le groupe de Visegràd (du nom d’une ville hongroise). Le 15 février 1991, le V4 de Visegràd a pris naissance en réunissant les mêmes trois États devenus quatre du fait de la partition de la Tchécoslovaquie.
Le V4 milite d’évidence pour une politique subrégionale européenne qu’un expert comme Philippe Moreau-Desfarges pourrait analyser en géostratégie. Ce qui est un fait, c’est que certains de ses leaders sont en faveur de la création d’une zone dynamique, cohérente et convergente voire unifiée avec l’Allemagne.
Sans aller jusqu’au grand déchirement, il se pourrait que l’avenir nous impose un bloc de type rhénan de plus de 150 millions d’habitants dont le caractère homogène lui assurerait un quasi-leadership sur notre Union européenne.
S’il conserve l’euro à titre unique de monnaie commune, la France aura de la chance. Si ce groupe décide de battre monnaie, nous aurons raté l’occasion historique et capitale de rejoindre un de ces cercles concentriques d’influence qu’avait théorisés, en son temps, avec brio l’ancien Premier ministre Edouard Balladur.
A ceux qui défient volontairement l’Allemagne avec alacrité, nous disons que l’Histoire a parfois involontairement un boomerang dans sa besace par-delà le sang versé par nos Anciens à Sedan ou Verdun.
Sur ce sujet très sensible, puisse la classe politique servir son pays en prenant garde à d’éventuelles outrances verbales et puissent nos dirigeants garder à l’esprit que la crise a la dureté d’une pierre ponce pour le corps social ce qui donne son plein relief au propos de La Bruyère : « Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer ; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir ». (Les Caractères : « Du souverain ou de la République »).
En Europe, dans notre Europe, de Madrid à Rome en passant par Athènes ou Aulnay-sous-Bois, la peur du déclassement social fait perdre son calme. Ceci se conçoit tout autant que l’éventuelle perte du calme allemand qui est déjà perceptible puisque des foyers d’exaspération sont tangibles dans cette grande Nation.
Quand un pays rapatrie, mois après mois, ses détentions d’or, c’est rarement dans la perspective de jouer aux dominos avec les nombreux lingots.
C’est plutôt en couverture explicite d’une garantie d’une monnaie. L’euro ? Imaginons. On peut aussi penser autrement, penser dans une perspective géopolitique de type « big picture ».
Car enfin, ne soyons ni naïfs, ni crédules, Les États-Unis du président Trump auraient tout à gagner d’un découplage de l’Allemagne tandis qu’ils stimuleraient la création d’un Singapour sur Tamise. Nous doutons toujours de nous-mêmes mais représentons bel et bien une puissance mondiale. Enfin, last but not the least, on imagine assez bien l’intérêt de la Russie pour cet ensemble économique terriblement complémentaire que ne manquerait pas de constituer la MittelEuropa. Oui, décidément si j’étais un électeur allemand, j’aurais une pensée pour ce grand aiguillage même si cela devait être au détriment de l’esprit du Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963.
Jean-Yves Archer
Economiste et membre de la Société d’Economie Politique