Dans une époque de l’immédiat, il faut saluer la profondeur – ou ce qu’il en reste. Réseaux sociaux, divertissements, info permanente nous détournent souvent de l’essentiel.
Le grand Pascal disait : » Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose , qui est de ne pas savoir demeurer en repos , dans une chambre « . Cette agitation incessante est devenue l’empreinte des sociétés post-modernes . C’est la raison pour laquelle il faut s’interroger sur le statut de la culture dans un moment où tout se transforme en objet de consommation instantané ou de polémique irréfragable.
La disparition de l’immense Georges Steiner, tout à la fois philosophe, philologue, romancier, devrait être l’occasion de se poser la question du sens .
L’érudition de la profondeur dont l’écrivain constituait l’une des dernières illustrations témoigne en creux de ce dont nous sommes, peut-être, devenus incapables : penser pour résister au présent. Steiner était d’abord un grand lecteur, il traversait les lectures comme un aventurier des grands espaces. Des antiques au plus contemporain en passant par les classiques, de la philosophie au religieux, il forait littéralement les textes pour en recueillir le suc qui nous apprend ce que c’est qu’exister, ce que signifie » le métier de vivre » pour reprendre le titre du bel ouvrage de l’écrivain italien Cesare Pavese.
Steiner était un géant parce qu’il avait le savoir modeste ; Steiner était un ascète mais un ascète gourmand et malicieux qui pénétrait les œuvres, des plus mythiques à celles enfouies sous la poussière de bibliothèques secrètes, pour en interpréter les plis qui se dérobent parfois à notre vigilance. Il était un grand vigilant qui nous ramenait à la patience. Patience du décryptage, patience du mot juste, patience de ce qui manque sans doute le plus à notre temps : la méditation. Lire, avec lui, c’était ramener à la surface de ces vérités essentielles qui se naufragent dans le branle-bas continu d’un quotidien échevelé. Steiner avait la prescience de l’intemporel, l’aptitude à cerner le fondamental là où nous nous laissons emporter par le roulis du superflu. Il parlait vrai. Ses admirations portaient haut et loin. Parce qu’il était pétri et traversé par la culture, il projetait mieux que quiconque parce qu’il savait se retourner.
Penser, c’est réfléchir, c’est-à-dire regarder derrière, se poser et extraire au-delà de la perception immédiate.
Qu’il réexplore Antigone, Abraham, avec son formidable comparse Boutang, autre chasseur d’éternité, ou qu’il relise Shakespeare, il était de ceux qui une torche à la main éclaire les parois obscures des grottes qui sont notre » condition humaine « . Avec Steiner, la culture était une exigence d’élévation, loin des petites passions de la cité qui ne sont rien d’autres que l’expression dramatique de nos échecs. Plus que jamais, il faisait résonner en nous cette formule venue de nulle part et pourtant si signifiante selon laquelle » la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié “. Nous autres, qui avons tant oublié, parfois même tout oublié, il nous faut saluer Steiner.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef