Chaque Coupe du Monde organisée par la FIFA est une fête grandiose pour les fans de football à travers le monde, et plus encore lorsque le succès de leur équipe nationale est au bout de la compétition. Ainsi, pour deux générations successives, les victoires françaises de 1998 et 2018 restent des moments de communion collective inoubliables. Pourtant, la Coupe du Monde qui se déroulera au Qatar à la fin de l’année 2022 semble déjà en partie gâchée par de nombreuses controverses, tout particulièrement sociétales. La compétition se déroulera bien entendu comme prévu, sauf crise gravissime (comme cela fut le cas avec les Jeux Olympiques d’été de 2020, repoussés à l’été 2021 pour cause de Covid-19), mais l’heure est sans doute venue pour la FIFA de prendre conscience des risques de rejet de la « surenchère » financière par un nombre croissant de fans.
La Coupe du Monde de football qui se déroulera au Qatar du 20 novembre au 18 décembre 2022 fait l’objet de nombreuses controverses. Bien sûr, ce n’est pas la première compétition de football à se disputer dans un contexte de tensions plus ou moins affirmées. Les livres consacrés à l’histoire du sport évoquent ainsi longuement la deuxième Coupe du Monde de football s’étant tenue du 27 mai au 10 juin 1934 en Italie, un insigne honneur que le jeune régime fasciste a obtenu après un intense travail de lobbying (pour utiliser une terminologie actuelle). Benito Mussolini tenait tout particulièrement à cette compétition internationale, vue comme un puissant outil de propagande nationaliste1, et la victoire en finale de l’équipe nationale italienne au Stadio Flaminio (alors le Stade du Parti National Fasciste) de Rome a été théâtralisée comme un triomphe personnel du dictateur. En l’absence de télévision, la réalité de la Coupe du Monde de 1934 fut d’ailleurs largement façonnée par une presse « aux ordres » rendant compte des matches selon une interprétation très nationaliste.
Malgré de nombreuses controverses dont elle est l’objet, la Coupe du Monde au Qatar n’a évidemment rien à voir avec ce qui s’est passé en Italie en 1934. Le Qatar a construit une candidature techniquement solide, s’engageant sur le papier à œuvrer pour une Coupe du Monde « verte », et mettant en avant son désir d’impulser de nouveaux territoires de rayonnement du football au Moyen-Orient, considéré comme un parent pauvre en la matière. Il n’empêche que cette Coupe du Monde fait l’objet de vives critiques2, notamment en Europe. Il est ici possible de mentionner les controverses apparues avant le tournoi, dès l’attribution de la compétition au Qatar en décembre 2010, et les controverses prévisibles pendant le tournoi lui-même.
Ces controverses, à forte dimension sociétale, posent la question de la pertinence d’un méga-événement dont la dimension financière a largement pris le pas sur la dimension festive.
Dans le monde post-Covid-19, soumis aux conséquences dramatiques du changement climatique, beaucoup d’observateurs s’interrogent sur l’à-propos d’organiser demain de futures Coupes du Monde, tandis que des fans de football commencent à murmurer : « Maintenant, cela suffit ».
Controverses sociétales avant le tournoi
Les controverses suscitées par l’attribution de la Coupe du Monde au Qatar sont de deux ordres. La première controverse concerne le coût humain lié à la construction et à la rénovation des installations sportives. Bien que le chiffre ne puisse sans doute jamais être vérifié, selon une enquête menée par The Guardian en février 2021, environ 6 500 travailleurs migrants sont morts dans ce cadre depuis 20103. Les données ont été recueillies dans leurs pays d’origine, à savoir l’Inde, le Pakistan, le Népal, le Bangladesh et le Sri Lanka, ce qui conduit probablement à une sous-estimation puisque nombre de travailleurs migrants viennent d’autres pays (Philippines, Kenya, entre autres). La mortalité sur les chantiers est due à la chaleur extrême régnant au Qatar, à l’origine de crises cardiaques, et aux chutes sur les chantiers, liées à des conditions de travail très difficiles.
Ajoutons que jusqu’à la fin août 2020, les travailleurs migrants étaient soumis à la kafala4, considérée souvent comme une forme d’esclavage moderne car ils sont alors privés de passeport et ne peuvent voyager ou se déplacer qu’avec l’accord de leur employeur.
Sous la pression internationale, le Qatar a accepté l’installation d’un bureau de l’Organisation internationale du travail en 2017, avant de mettre officiellement fin à la kafala, même si dans la pratique, la rétention des passeports reste courante en 2022.
La seconde controverse concerne le coût environnemental massif d’une Coupe du Monde organisée dans une région aux conditions climatiques extrêmes.
Traditionnellement, les différentes Coupes du Monde sont programmées tous les quatre ans à la fin de la saison des championnats européens et sud-américains, entre juin et juillet. La température extérieure minimale au Qatar est alors de 30° C, mais elle peut atteindre parfois 45° C, voire plus. La FIFA a donc imposé le déplacement de la Coupe du Monde de 2022 en novembre et décembre, lorsque les températures ne sont « que » de 25 à 30° C. Néanmoins, il est très vite apparu qu’un système de climatisation coûteux pour chacun des stades serait indispensable afin d’éviter que les joueurs ne suffoquent littéralement sur le terrain, et que des spectateurs soient pris de malaise. C’est donc un ensemble de huit stades à l’atmosphère refroidie que le Qatar a dû construire ou rénover pour répondre aux exigences de la FIFA, indépendamment de toute considération environnementale. Mais le pays n’est-il pas déjà l’un des champions incontestés du réchauffement climatique ? Selon la Banque mondiale, il se présente en effet comme le plus important émetteur de CO2 dans l’atmosphère par habitant, soit environ 32,5 tonnes par habitant en 2019, alors que la moyenne mondiale est de 4,5 tonnes par habitant5.
La folle climatisation des stades est loin d’être le seul investissement pharaonique que le Qatar a consenti pour accueillir « sa » Coupe du Monde. Ainsi, une nouvelle ville est sortie de terre là où se déroulera la finale du tournoi, le 18 décembre 2022, sans oublier une centaine d’hôtels flambant neufs dans le pays. Les organisateurs ont toutefois déclaré que le tournoi serait la première Coupe du Monde de l’histoire neutre en carbone, avec un impact négligeable, voire nul, sur le climat. Un rapport réalisé par Carbon Market Watch (CMW), un organisme à but non lucratif œuvrant à l’amélioration des politiques climatiques, est plus circonspect quant à la crédibilité de la neutralité carbone revendiquée par le Qatar6. Selon ce rapport, les émissions prévues ont été largement sous-estimées compte tenu du fait que l’empreinte des stades a été calculée sur toute la durée de vie de chaque stade, alors même que sept d’entre eux ont été construits spécifiquement pour la Coupe du Monde, et qu’ils ne seront sans doute pas beaucoup utilisés à l’avenir dans un pays sans culture footballistique. Le rapport du CMW conclut que les émissions de carbone liées à la construction des stades pourraient en fait être jusqu’à huit fois plus élevées que les chiffres fournis à la FIFA, en faisant croire au final aux supporters et aux sponsors qu’ils sont impliqués dans un méga-événement n’ayant aucun coût pour le climat.
Controverses sociétales (prévisibles) pendant le tournoi
Faut-il poursuivre dans la voie de l’organisation de méga-événements tels que la Coupe du Monde au Qatar ? On croyait la question close depuis des mois, mais le pays organisateur lui-même fournit des arguments inattendus aux détracteurs les plus féroces du football. En effet, il est explicitement annoncé dès l’été 2022 que les conditions d’accueil des supporters étrangers seront rigoureuses, et il faut le reconnaître, en déphasage avec les valeurs humanistes occidentales. D’une part, l’interdiction des relations sexuelles hors mariage, des marques d’affection en public, comme les baisers, et des relations homosexuelles visibles ont été rappelées ; même si des sanctions pénales ne sont quasiment jamais appliquées au Qatar, notamment pour les touristes, le risque d’une expulsion immédiate du pays reste une menace crédible. D’autre part, la consommation d’alcool sera interdite en public pendant la compétition, à l’exception de la bière de l’un des sponsors du tournoi (les affaires sont les affaires…), mais uniquement dans les « fan zones » autour des huit stades, et dans leurs luxueuses loges VIP7.
Mais ce sont les recommandations appuyées concernant la tenue vestimentaire des supportrices qui restent les plus surprenantes. Il est de notoriété publique que le football s’est fortement féminisé depuis trois décennies, tant par l’organisation de compétitions de haut niveau réservées aux femmes, comme les différentes Coupes du Monde (la dernière édition a eu lieu en France en 2019, et a été remportée par les Etats-Unis), que par la présence de plus en plus massive de femmes dans les stades des différents championnats européens, y compris dans les pays « latins » accusés, sans doute un peu à raison, de revendiquer une certaine culture machiste. L’ouvrage collectif coordonné par Gertrud Pfister et Stacey Pope donne un aperçu très intéressant de cette évolution sociétale majeure8. Or, les autorités qataries ont rappelé que la tenue vestimentaire des supportrices sera strictement contrôlée lors du tournoi : pas de jupes au-dessus du genou, pas de shorts minimalistes, pas d’épaules dénudées ou de soutien-gorge apparents, pas de vêtements moulant le corps.
En somme, les codes culturels en vigueur au Qatar sont jugés supérieurs à l’universalisme des valeurs véhiculées historiquement par le football9, même si le niveau des températures pendant le tournoi suggérerait le port de vêtements très légers, y compris pour des raisons médicales.
« Maintenant, cela suffit… »
Depuis décembre 2010 et l’attribution de la Coupe du Monde de 2022 au Qatar, nombreux sont celles et ceux qui pensent que quelque chose ne tourne pas rond dans la « planète foot ». En effet, un pays sans culture footballistique, sans véritable infrastructure sportive, dont le championnat national attire à peine 4 000 spectateurs par match (soit la fréquentation moyenne d’une équipe de milieu de tableau de la Ligue 2 française), va pourtant accueillir la compétition sportive la plus médiatique du monde. Ceci a de quoi surprendre, il faut en convenir. Une fois la surprise passée, les polémiques n’ont cessé de se multiplier, et même les fans de football les plus acharnés ont fini par se poser de nombreuses questions sur une Coupe du Monde très (trop) singulière. En considérant le football quasi-exclusivement comme une « machine à cash », perméable à de multiples jeux politiques, la FIFA, souvent considérée comme une « mafia »10, risque de finir par se brûler les ailes, en détournant les fans ‒ comme l’auteur de cet article… ‒ de leur passion de toujours.
Cela pourrait avoir des conséquences économiques dramatiques compte tenu des revenus que génère le football ; une manne financière qu’une réaction de « Maintenant, cela suffit » menace purement et simplement d’effondrement.
En bref, l’addition pour la FIFA pourrait être salée si ses partenaires industriels (sponsors) se désistent progressivement, comme cela fut le cas aux pires moments du scandale de corruption qui éclaboussa l’institution à travers son Président, le sulfureux Sepp Blatter, en mai 2015. Par nature, un sponsor soucieux de son image n’aime pas être intimement associé à un évènement ou une organisation qui déclenche des vagues médiatiques, et encore moins un tsunami. Même si Sepp Blatter a été totalement blanchi des accusations d’escroquerie et d’abus de confiance par la justice suisse début juillet 202211, en même temps que Michel Platini, le « désordre » provoqué en mai 2015 a quand même fait fuir des entreprises puissantes comme Continental ou Johnson & Johnson. Pour la Coupe du Monde de 2018 en Russie, les recettes de sponsoring ont représenté 1,6 milliard d’euros, soit plus d’un tiers des recettes totales engrangées par la FIFA dans le cadre du tournoi. Il est par conséquent facile d’imaginer les impacts financiers que pourrait avoir une défection significative de plusieurs sponsors.
Quoi qu’il en soit, dans un monde post-Covid-19 incertain, dont la guerre en Ukraine et ses effets délétères en matière d’approvisionnement ont rappelé l’extrême vulnérabilité, la question de l’organisation des méga-événements énergivores se posera tôt ou tard, autant pour les compétitions sportives que pour les folles tournées de rock stars tels que les Rolling Stones. Ainsi, on attend autour de 1,4 million de voyageurs choisissant le mode aérien lors de la compétition au Qatar fin 2022. Des voyageurs dont l’empreinte carbone cumulée sera suffisamment élevée pour qu’il ne soit pas possible de faire comme si elle n’existait pas… ou si peu. Alors que le Président de la FIFA a sorti un « carton vert pour la planète » en juin 2022, certains n’hésitent pas à évoquer une pathétique opération de greenwashing12, en se désespérant d’une telle duplicité. En bref, le football-spectacle reste plus que jamais au cœur de la tourmente, et même si le boycott de la compétition au Qatar semble très improbable malgré des appels dans ce sens13, l’addition risque effectivement d’être salée si la FIFA se drape encore et encore dans une posture de « business as usual ».
Conclusion
Dans une question écrite du sénateur Rémi Cardon, publiée au JO Sénat le 4 février 2021, ce dernier rappelle que le « nouvel article 136 bis du Code pénal qatarien permet l’incarcération de toute personne qui diffuse, publie ou republie des rumeurs, des déclarations ou des informations fausses ou partiales, ou une propagande provocatrice, à l’intérieur du pays comme à l’étranger, dans l’intention de nuire aux intérêts de la nation, de semer le trouble dans l’opinion publique ou de porter atteinte au système social ou au système public étatique »14. On peut donc en tirer la légitime conclusion que toute personne, y compris un joueur ou un officiel d’une équipe nationale (à l’image d’Olivier Bierhoff, directeur de la fédération allemande de football et défenseur de la cause LGBT+), participant à la Coupe du Monde de 2022 et protestant contre l’un des problèmes mentionnés précédemment, à savoir les dommages climatiques, le traitement problématique des travailleurs migrants ou le non-respect des droits humains, est passible d’une peine d’emprisonnement ou, dans le meilleur des cas, d’une amende de 25 000 dollars. Une telle réalité est sans doute inconnue du grand public et de l’écrasante majorité des fans qui se rendront sur place.
La FIFA sera-t-elle capable d’entendre cette « vérité qui dérange », pour paraphraser un fameux documentaire mettant en scène Al Gore ? Qu’elle le veuille ou non, elle y est associée depuis la surprenante décision d’attribution de la Coupe du Monde de 2022 au Qatar, dont on dit qu’elle rendit furieux le Président Barack Obama, convaincu de l’écrasante supériorité du dossier américain. Quoi qu’il advienne, la FIFA devra assumer toutes les éventuelles conséquences, géopolitiques et économiques, d’un tournoi déjà sous haute tension, peut-être en méditant les propos de Eric Cantona : « Je ne suis pas contre l’idée d’accueillir une Coupe du Monde dans un pays où il y a une possibilité de développer et de promouvoir le football, comme en Afrique du Sud ou aux Etats-Unis dans les années 1990. Mais au Qatar, la vérité est qu’il n’y a pas un tel potentiel. Il n’y a rien. Ce n’est qu’une question d’argent »15. Là où d’aucuns pourront voir une nième prise de position provocatrice de l’ancien enfant terrible de Manchester United, d’autres admettront que, finalement, il y a bien quelque chose de pourri au royaume du football.
Gilles Paché
Professeur des universités en Sciences de Gestion à Aix-Marseille Université
Directeur de recherches au CERGAM Lab d’Aix-en-Provence
Photo : rarrarorro/Shutterstock.com
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- Matsaridis, A., et Kaimakamis, V. (2012), Sport at fascism’s disposal: the 1934 Football World Cup as a case of ideological propagation and political enforcement, Studies in Physical Culture & Tourism, Vol. 19, n° 3, pp. 117-120. ↩
- https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-06-21/why-qatar-is-a-controversial-venue-for-2022-world-cup-quicktake#xj4y7vzkg (consulté le 13 juin 2022). ↩
- https://www.theguardian.com/global-development/2021/feb/23/revealed-migrant-worker-deaths-qatar-fifa-world-cup-2022 (consulté le 16 avril 2022). ↩
- Nelson, J. (2014), The ethical implications of the kafala system, Pitt Political Review, Vol. 11, n° 1, pp. 41-44. ↩
- https://data.worldbank.org/indicator/en.atm.co2e.pc (consulté le 6 juillet 2022). ↩
- https://carbonmarketwatch.org/wp-content/uploads/2022/05/Poor-tackling_-Yellow-card-for-2022-FIFA.pdf (consulté le 13 juin 2022). ↩
- https://www.business-standard.com/article/sports/fifa-qatar-prepare-beer-policy-for-soccer-fans-at-2022-world-cup-122070900090_1.html (consulté le 15 août 2022). ↩
- Pfister, G., et Pope, S., dir. (2018), Female football players and fans: intruding into a man’s world, Palgrave Macmillan, Londres. ↩
- Foer, F. (2004), How soccer explains the world: an unlikely theory of globalization, HarperCollins, New York. ↩
- Buruma, I. (2015), The soccer mafia, Project Syndicate, 28 mai. ↩
- https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/corruption-a-la-fifa/football-les-deux-anciens-dirigeants-michel-platini-et-sepp-blatter-acquittes-en-suisse_5244730.html (consulté le 14 août 2022). ↩
- Lecot, J. (2022), Le « carton vert », pathétique opération de greenwashing de la FIFA, Libération, 7 juin. ↩
- Fadli, N. (2021), Coupe du monde au Qatar : boycott ?, Revue Politique et Parlementaire, 19 mai. ↩
- https://www.senat.fr/questions/base/2021/qSEQ210220476.html#:~:text=Le%20nouvel%20article%20136%20bis,aux%20int%C3%A9r%C3%AAts%20de%20la%20nation%2C (consulté le 6 juillet 2021). ↩
- https://www.dailymail.co.uk/sport/football/article-10393613/Eric-Cantona-delivers-crippling-verdict-Qatar-World-Cup.html (consulté le 14 mai 2022). ↩