C’est un arrière-pays. Comme tout arrière-pays, il est à la fois source, prolongement, permanence. Ses ramifications peuvent se démultiplier, s’entrecroiser, se confondre et parfois se perdre pour mieux se/nous retrouver.
Les processus de rationalisation du monde, dont Max Weber fit l’une des marques de la modernité, n’ont pas pour autant dissous ce qui dans nos profondeurs individuelles et collectives peut non seulement nous construire mais aussi nous agir. Shakespeare a averti : « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes ». Un songe, l’imaginaire ? Bien plus encore ou encore autre chose à laquelle la condition humaine cotise. Le techno-économisme de nos sociétés n’absorbe pas toute notre histoire. Il existe des ancres lointaines qui, jetées dans quelques géologies profondes, lestent nos destinées. L’affaire est d’importance au moment où les crêtes de la vieille Europe sont à nouveau balayées de vents belliqueux. L’homme n’avance pas tout d’un trait, travaillé par des motifs exclusivement utilitaristes, mais il est traversé par des forces qui sous-jacentes ou transcendantes – il importe peu d’où elles viennent – le meuvent comme s’il en cherchait le vent pour mieux se reconnaître ou se projeter.
Il n’y a pas de vie sans imaginaire. Et la profusion est la loi de ce dernier.
Un Imaginaire ? Non des imaginaires qui constellent nos trajectoires, arriment ou soulèvent nos cités, luttent et se concurrencent parfois, se rétractent pour mieux se métamorphoser ou se réinitialiser, se recouvrent des cendres de leur époque pour mieux renaître, se corrompent ou se cristallisent au point de réouvrir les fenêtres sur des cieux oubliés mais subitement retrouvés. L’homme ne peut habiter sans imaginaire, sauf à en faire ce « dernier homme » végétatif et impuissant que Nietzsche voue aux gémonies même s’il en prophétise la désolante émergence.
Dans ces temps désenchantés où l’entomologie des affects paraît se substituer à la géographie des grandes aventures, il nous faut retrouver parmi les ronces du quotidien la voie royale qui trace le chemin. Ce chemin est ici une profusion, il est labyrinthique puisque de la préoccupation de l’ordre social et politique, les deux se combinant dans une quête incertaine, il s’oriente aussi vers d’autres pistes qui tutoient jusqu’aux murmures des dieux qui toujours ont soif pour évoquer le titre éponyme d’un roman aujourd’hui un peu enfoui d’Anatole France. Le salut ne passe sans doute pas forcément par le consentement ou non à des imaginaires nourris par tout autant de mythes que de symboles, d’archétypes que de sédiments mémoriels comme s’il s’agissait là de magmas en fusion.
Mais le rite de passage à tout le moins est nécessaire pour perdre en innocence et gagner en pénétrante étude.
C’est une opération complexe que d’entrer dans les inconscients qui ne sont souvent que des rémanences qui ne demandent qu’a être dites. Encore faut-il y suivre des éclaireurs éprouvés qui, torche à la main, nous précédent dans des épaisseurs qui ne se révèlent qu’à partir d’une lente analyse mnésique. La gnose des peuples est de celle qui ne se laisse sans doute jamais tout à fait prendre. Pour nous y mener, honneur soit rendu à Pierre Legendre qui a bien voulu ouvrir cette recherche, inlassable herméneute des secrets qui gouvernent les hommes. Car l’imaginaire est son pays, comme il est celui de nous tous, mais il le pressent mieux que quiconque pour nous inviter à en presser les sucs innombrables et intarissables. Le génie des peuples et des individus souffle là où s’élève ce qui nous transporte et nous dépasse.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef