Depuis quelques décennies, et notamment depuis l’arrivée au printemps dernier des députés RN et Nupes, on notait avec une certaine tristesse que le niveau des débats baissait incontestablement. Sans vouloir faire injure aux origines personnelles voire sociales de certain(e)s, il ne fut d’abord pas difficile de constater que tant au niveau vestimentaire que langagier ou de la réflexion, on s’éloignait des critères classiques ! Certains et certaines étaient plus des enfants de Booba ou Gimms que d’Hugo ou Brassens.
On croyait, à tort, que le RN, cornaqué par son leader, s’était fondu dans le moule. Vestimentairement parlant, rien à redire. Mais, on l’oublie, dès le discours de son doyen de groupe (M. Gonzales), on constata que, le naturel pourtant chassé, il revint au galop. Il y eu une référence marquée à cette sacro-sainte Algérie française, dont, au XXIe siècle, l’immense majorité de nos concitoyens se fichent totalement.
De l’autre côté de l’hémicycle, ce n’est guère mieux. La majorité des élus de la Nupes n’avaient pas compris qu’il existaient quelques codes vestimentaires dans cette Assemblée. Ignoraient ou feignaient d’ignorer ! S’il n’y a pas eu (encore ?) de dérapage verbal, on constate que le plus souvent l’invective l’emporte sur toute autre considération verbale. L’argumentation marxiste reprend même parfois tous ses droits !
Et puis il y a cette phrase : « Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique » lancée par le député RN, G. de Fournas, le jeudi 3 novembre. Elle est prononcée alors qu’un collègue LFI parle des difficultés des bateaux de migrants. Il se trouve que ce dernier est noir. Cela soulève un tel tollé (jusqu’au sommet de l’Etat) que le député RN va écoper d’ « une censure avec exclusion temporaire » de 15 jours (et demie indemnité parlementaire pendant 2 mois). Le carton rouge du député en quelque sorte.
Au-delà du caractère raciste qui est finalement écarté, c’est l’imbécillité crasse de cette phrase qui nous scandalise le plus.
Comment peut-on être député de la Nation et utiliser de tels arguments ? C’est là le degré 0 de la démocratie…. Imagine-t-on une minute qu’il y ait des scolaires invités dans le public…. « Quand on a rien à dire on ferait mieux de fermer sa g….. » disait le regretté Coluche.
Il est louable d’ouvrir ses rangs électoraux à des gens de la société civile. Le RN s’y est employé. Comme la Nupes d’ailleurs. Mais le BTS d’Œnologie de M. de Fournas, si respectable soit-il, n’est pas gage du sérieux d’un élu et sa page Facebook, teintée de propos très tendancieux, encore moins….
On peut être une respectable femme de service ou un bon facteur et ne pas être fait pour être député(e). Il y a bien longtemps que nous avons fait nôtre cet adage de Jean-Pierre Claris de Florian : Chacun son métier, – Les vaches seront bien gardées.
M. de Fournas est, à la vérité, le second député ainsi sanctionné depuis 1958. En effet M. Gremetz, volubile député communiste, était entré en mars 2011 dans une salle d’audition pour protester contre la présence de plusieurs véhicules de ministres et de dirigeants de la filière nucléaire, qui stationnaient devant sa propre voiture. Toute sa (longue) carrière politique M. Gremetz, d’origine très modeste, s’est défini comme « député ouvrier ». Il fut une personnalité controversée pour son attitude colérique et sa carrière est émaillée d’incidents publics en tous genres pour lesquels il fut plusieurs fois condamné par la justice. Un peu « brut de décoffrage » dirait-on.
Dans la longue liste des « minableries » parlementaire de ces dernières années, on ne saurait oublier que pour avoir fait un salut nazi dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale le 12 juillet 2022, le député LREM de Saône-et-Loire Rémy Rebeyrotte écopa d’un simple rappel à l’ordre sans inscription au procès-verbal. Soit le plus faible niveau de sanction que prévoit le règlement intérieur du Palais Bourbon. Pas plus à l’Élysée qu’à Matignon, on ne s’est ému de cela… Un prétendu racisme pèse plus lourd, visiblement, que de l’antisémitisme. On passera sur cet autre député RN qui traita B. Le Maire de « lâche ». Ce terme n’est ni diffamant, ni insultant, ni injurieux.
Avec certains de ces nouveaux députés élus au printemps 2022, on semble toucher les limites de la société civile comme terreau électoral.
Comme l’énonce un vieux proverbe français : « On ne saurait faire d’un âne un cheval de course » (Le dictionnaire proverbial français, 1811).
Depuis quelques décennies, notre Assemblée nationale tire de plus en plus vers le bas. La qualité des débats y est de plus en plus médiocre. Les discours sont, dans leur immense majorité, dénués de hauteur voire de sens. Rédigés à l’avance sur des fiches pour la plupart, ils sont lus bien consciencieusement et même parfois ânonnés. Depuis le printemps 2022, les choses se sont aggravées. Les élus s’y hèlent, s’y invectivent, Nupes et RN en tête. Et, de facto, les débats n’avancent pas. « Que votre courtoisie soit conforme aux rites, et vous serez à l’abri de toute insulte » (Confucius). Qu’on ne se méprenne pas. Les hémicycles parlementaires ont toujours été le lieu de débats, parfois rudes et enflammés. Mais depuis quelques années, cela relève de la cour de récréation voire de la foire aux gras. Là encore, les limites de la société civile… Et, malheureusement, au « perchoir » de l’Assemblée, il n’y a plus personne capable de s’imposer, d’en imposer. Désolé mais Mme Braun-Pivet en est l’archétype. Peu importe le fait qu’elle soit la première femme à cette place. Elle n’a pas pris la mesure de ses fonctions. Pas plus qu’elle n’avait su présider la commission Benalla (qui ne put d’ailleurs aller au bout de ses travaux).
Le dernier président qui tenait ses troupes, fut M. Bartolone qui présida durant tout le quinquennat de F. Hollande. Et sa tâche ne fut pas mince vu l’incurie qui, souvent, régna notamment au sein de l’exécutif ! On doit aussi concéder que R. Ferrand fit de son mieux durant le premier mandat d’E. Macron.
Alors le lecteur va pouvoir se dire que nous sommes du monde d’avant ?! Et bien oui et nous le revendiquons même ! Nous avons eu l’honneur de connaitre voire de côtoyer certains grands présidents de l’Assemblée : l’autoritaire Jean-Louis Debré, l’ombrageux mais emblématique Philippe Séguin, l’habile diplomate Laurent Fabius. Les débats étaient aussi ce qu’ils en faisaient. Et les élu(e)s étaient, sans conteste, d’un tout autre niveau. Il est nécessaire de faire ici une différence afin que les choses soient claires. Notre critique, on l’aura remarqué, s’adresse aux députés. En effet le Sénat, à travers le temps, a su garder dignité, hauteur de vue et préserver une certaine qualité des débats. Privilège de l’âge aussi ?!
Puisque de débats il s’agit, nous voulons dire quelques mots aussi sur ce qu’on appellera les grands moments d’éloquence parlementaire. Le site de l’AN comporte toute un historique à ce sujet (https://www.assemblee-nationale.fr/histoire). Nous allons en dégager la substantifique moelle au fil des grandes périodes politiques que la France a traversé depuis la Révolution.
- C’est certainement durant cette dernière que se sont déroulés les plus beaux débats et les plus belles joutes verbales. Tout était à reconstruire il est vrai. Les enjeux étaient immenses. Ils dépassaient même ceux qui les vivaient. Les vocables comme République, démocratie, droits, libertés, représentation étaient bannis sous la monarchie. Il fallait, ni plus ni moins, inventer les concepts et surtout les traduire dans le quotidien des sujets devenus citoyens. L’emblématique Déclaration de 1789 consacrait des droits et libertés humains aussi essentiels qu’inédits. Mais il fallait leur donner corps notamment pour une population très largement analphabète. Et cette Déclaration est riche de sens. Trop peut-être. Réécoutons Mirabeau à l’Assemblée : « Une déclaration des droits, si elle pouvait répondre à une perfection idéale, serait celle qui contiendrait des axiomes tellement simples, évidents et féconds en conséquences, qu’il serait impossible de s’en écarter sans être absurde, et qu’on en verrait sortir toutes les constitutions ». Mirabeau sera d’ailleurs un des orateurs majeurs de cette période. Comme le sera aussi Sieyès : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À être quelque chose. » On a là un merveilleux condensé de ce qu’est la société de l’époque. Robespierre, aussi tristement méconnu qu’injustement vilipendé, fut aussi un orateur de premier plan. Notamment durant son dernier discours (il en a prononcé une centaine) en 1794 : « Peuple, souviens-toi que, si dans la République la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l’amour de l’égalité et de la patrie, la liberté n’est qu’un vain nom ! Peuple, toi que l’on craint, que l’on flatte et que l’on méprise ; toi, souverain reconnu, qu’on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes, et non de destinées ! Souviens-toi qu’il existe dans ton sein une ligue de fripons qui lutte contre la vertu publique, et qui a plus d’influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens ! Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette nuée de fripons à ton bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons, auteurs de tous nos maux, et seuls obstacles à la prospérité publique ! ». Quelle actualité !
On ne peut omettre non plus Condorcet et sa vision de l’instruction : « Enfin, l’indépendance de l’instruction fait en quelque sorte une partie des droits de l’espèce humaine. Puisque l’homme a reçu de la nature une perfectibilité dont les bornes inconnues s’étendent, si même elles existent, bien au-delà de ce que nous pouvons concevoir encore, puisque la connaissance de vérités nouvelles est pour lui le seul moyen de développer cette heureuse faculté, source de son bonheur et de sa gloire, quelle puissance pourrait avoir le droit de lui dire : voilà ce qu’il faut que vous sachiez ; voilà le terme où vous devez vous arrêter ? Puisque la vérité seule est utile, puisque toute erreur est un mal, de quel droit un pouvoir, quel qu’il fût, oserait-il déterminer où est la vérité, où se trouve l’erreur ? D’ailleurs, un pouvoir qui interdirait d’enseigner une opinion contraire à celle qui a servi de fondement aux lois établies, attaquerait directement la liberté de penser, contredirait le but de toute institution sociale, le perfectionnement des lois ; suite nécessaire du combat des opinions et du progrès des lumière ». Enfin le tableau ne serait pas vraiment complet sans cette saillie de Danton, autre bel orateur (peut-être le plus accompli de l’époque), « C’est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière. C’est en ce moment que l’Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger ce mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne, ou de remettre ses armes, soit puni de mort. Nous demandons qu’il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements. Nous demandons qu’il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour les avertir des décrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ! ».
- Sous la Seconde République, l’incontournable orateur est Hugo. Il est beaucoup intervenu. Sur la liberté de la presse par exemple : « Eh bien, messieurs, permettez-moi de le dire, il est bon de poser les principes ; car les principes posés dessinent les situations. Les véritables amis de l’ordre ont toujours été les plus sérieux amis de la liberté. Combattre l’anarchie sous toutes ses formes. Les bons citoyens résistent également à ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups de fusils, et à ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups d’État. Eh bien, ce mot coups d’État, je les prononce à dessein, c’est le véritable mot de la situation. Suspendre les journaux, les suspendre par l’autorité directe, arbitraire, violente, du pouvoir exécutif, cela s’appelait coups d’État sous la monarchie, cela ne peut pas avoir changé de nom sous la République. Ceux qui défendent, ceux qui soutiennent cette opinion, sont donc les amis de l’ordre en même temps que les amis de la liberté. La suspension des journaux crée un état de choses inqualifiable auquel il importe de mettre un terme, et quant à moi, je préfère à cette situation tout, même le décret qu’on vous propose » (ndlr : projet de décret sur l’état de siège ayant pour objet de transmettre au pouvoir judiciaire le droit de suspendre les journaux, qui était du ressort du pouvoir exécutif). Le premier de tous les combats de Victor Hugo – le plus long, le plus constant, le plus fervent – est sans doute celui qu’il mena contre la peine de mort. Il prononça des discours forts : « Vous venez de consacrer l’inviolabilité du domicile ; nous vous demandons de consacrer une inviolabilité plus haute et plus sainte encore ; l’inviolabilité de la vie humaine. Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par et pour la France, est nécessairement un pas dans la civilisation ; si elle n’est point un pas dans la civilisation, elle n’est rien. Eh bien, songez-y ! Qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. Ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le 18° siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le 19° abolira certainement la peine de mort ». Il faudra cependant attendre 1981 et l’action opiniâtre de R. Badinter (pour qui le combat d’Hugo fut source d’inspiration).
- C’est certainement sous la IIIè République que les débats parlementaires eurent la plus haute tenue. Si l’on ne devait retenir que trois grands orateurs, ce serait Gambetta, Clemenceau et Jaurès. Journaliste républicain dans l’opposition sous le Second Empire et député radical, ministre hyperactif et brouillon dans la guerre franco-allemande de 1870, président de la Chambre des députés et président du Conseil sous la Troisième, surdoué de la politique (comme Clemenceau), Gambetta visait logiquement la tête de l’État. Mais il meurt à 44 ans. « La république, c’est l’inévitable et vous devriez l’accepter. Vous devriez prendre votre parti de l’existence dans le pays d’une démocratie invincible à qui restera certainement le dernier mot ». Gambetta propose une constitution républicaine. Légitimistes et conservateurs n’en veulent pas, mais habile manœuvrier, il va rallier une partie de la gauche à la cause du seul régime possible dans la France de cette époque : une république modérée, qui n’effraie pas le pays, très majoritairement bourgeois et paysans. « À reculons, nous entrons dans la République ! » estime Gambetta qui sait que, si le régime n’est pas la panacée, il fonctionnera tant bien que mal, de crise en crise, jusqu’en 1940. « Puisque nous sommes les plus forts, nous devons être modérés. » déclare-t-il suite aux élections de 1876 remportées de justesse par les républicains.
Clemenceau déclara en 1918 à la Chambre : « Quant aux vivants, vers qui, dès ce jour, nous tendons la main et que nous accueillerons, quand ils passeront sur nos boulevards, en route vers l’Arc de Triomphe, qu’ils soient salués d’avance ! Nous les attendons pour la grande œuvre de reconstruction sociale. Grâce à eux, la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal ! Le Tigre fut avant tout un homme de conviction et de décision : “Il faut savoir ce que l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire. »
Avec Jaurès, on a certainement à l’époque la quintessence de l’éloquence. Il l’a mis au service des valeurs de justice sociale comme personne avant lui. A ce titre de multiples discours existent. « C’est dans le prolétariat que le verbe de la France se fait chair. J’ose dire, sans jouer des mots, que plus les ouvriers seront révolutionnaires, plus ils le seront délibérément, consciemment, plus ils comprendront aussi la nécessité de défendre toujours, de sauver toujours l’indépendance de la nation. Qu’est-ce que la Révolution ? C’est le suprême effort vers l’entière liberté politique et sociale. Et comment la liberté des individus serait-elle possible dans l’esclavage des nations ? C’est pourquoi, Messieurs, vous n’avez pas besoin de redouter, pour l’indépendance et pour la sécurité de la patrie, la croissance révolutionnaire de la classe ouvrière organisée ». Jaurès fut le premier vrai socialiste français. Il en devint même le chantre souvent imité mais jamais égalé ! Ecoutons-le sur l’émancipation sociale des travailleurs. « Et je suis en droit de conclure que le socialisme est à ce point un mouvement profond et nécessaire, qu’il sort si évidemment, si puissamment de toutes les institutions républicaines, laïques, démocratiques, que, pour combattre le socialisme, vous allez être condamnés dans tous les ordres, dans l’ordre politique, dans l’ordre fiscal et dans l’ordre syndical, à une œuvre de réaction. Et bien ! faites-la, essayez-la (ndlr : une loi antisociale) ! et pendant que vous userez ce qui peut vous rester de force et de prestige à lutter contre le peuple en marche, dans les intervalles que nous laisserons vos persécutions impuissantes, nous apporterons les projets de réforme que vous n’avez pas apportés ; et, puisque vous désertez la politique républicaine, c’est nous, socialistes, qui la ferons ici ».
- Sous la IVe République l’éloquence est toujours au rendez-vous. Trois personnages sont à retenir ici d’après nous : Mendès France, de Gaulle et Mitterrand. Mendès France fut peu de temps président du Conseil (7 mois) mais il montra une aptitude à gouverner et une connaissance certaine du pays : « La cause fondamentale des maux qui accablent le pays, c’est la multiplicité et le poids des tâches qu’il entend assumer à la fois : reconstruction, modernisation et équipement, développement des pays d’outre-mer, amélioration du niveau de vie et réformes sociales, exportations, guerre en Indochine, grande et puissante armée en Europe, etc. Or, l’événement a confirmé ce que la réflexion permettait de prévoir : on ne peut pas tout faire à la fois. Gouverner, c’est choisir, si difficiles que soient les choix. » Poussé vers la sortie par une majorité inconstante, il dira : « Ce qui a été fait pendant ces sept ou huit mois, ce qui a été mis en marche dans ce pays ne s’arrêtera pas… ».
Le général de Gaulle fit peu de discours à l’Assemblée. Le plus essentiel fut celui de son investiture en 1958. Il n’a pas à proprement parler une véritable éloquence, il en impose par sa stature et son sens de la formule. « La dégradation de l’État qui va se précipitant. L’unité française immédiatement menacée. L’Algérie plongée dans la tempête des épreuves et des émotions. La Corse subissant une fiévreuse contagion. Dans la métropole des mouvements en sens opposé renforçant d’heure en heure leur passion et leur action. L’armée, longuement éprouvée par des tâches sanglantes et méritoires, mais scandalisée par la carence des pouvoirs. Notre position internationale battue en brèche jusqu’au sein même de nos alliances. Telle est la situation du pays. En ce temps même où tant de chances, à tant d’égards, s’offrent à la France, elle se trouve menacée de dislocation et peut-être de guerre civile. C’est dans ces conditions que je me suis proposé pour tenter de conduire une fois de plus au salut le pays, l’État, la République, et que, désigné par le chef de l’État, je me trouve amené à demander à l’Assemblée nationale de m’investir pour un lourd devoir ».
Mitterrand a débuté sa carrière ministérielle sous la IVe République. Il est aussi un fin lettré. Opposant résolu au retour du général de Gaulle en 1958, il assène cette phrase typique en réponse à son discours d’investiture : « Lorsque, le 10 septembre 1944, le général de Gaulle s’est présenté devant l’Assemblée consultative issue des combats de l’extérieur ou de la Résistance, il avait auprès de lui deux compagnons qui s’appelaient l’honneur et la patrie. Ses compagnons d’aujourd’hui, qu’il n’a sans doute pas choisis mais qui l’ont suivi jusqu’ici, se nomment le coup de force et la sédition. La présence du général de Gaulle signifie, même malgré lui, que désormais les minorités violentes pourront impunément et victorieusement partir à l’assaut de la démocratie. »
On ne résiste pas au plaisir de citer un des plus fins connaisseurs de la langue française Sédar Senghor à propos d’un décret sur l’Outre-Mer : « Je vous dis que la France est un arbre vivant ; ce n’est pas du bois mort promis à la cognée. […] Craignez, dis-je, que si l’on balkanise les fédérations d’Afrique noire, les territoires ne se tournent l’un vers Lagos, l’autre vers Accra, un troisième vers Rabat. Dakar et Brazzaville, avouez-le, sont tout de même plus françaises, puisque c’est de la France que vous avez souci. Quand les enfants ont grandi, du moins en Afrique noire, ils quittent la case des parents et construisent à côté une case, leur case, mais dans le même carré. Le carré France, croyez-nous, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement, monsieur le Ministre, mes chers collègues, y bâtir nos propres cases, qui élargiront et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l’hexagone France ».
- On achève donc avec la Ve République. Mais, en matière d’éloquence, elle s’arrête pour nous au début des années 90.
Après c’est un lent déclin qui s’accélère à partir du mandat de N. Sarkozy (relation de cause à effet ?).
Trois personnages sont ici emblématiques : A. Malraux, R. Badinter et P. Séguin.
« André Malraux, c’est peut-être banal de le dire, avait sa conception, je dirais volontiers son image, de l’Histoire et du monde, une conception et une image des hommes qui font l’histoire et le monde. La réalité devait entrer dans cette conception et dans cette image. Voilà certes qui n’est pas toujours commode quand l’action doit se plier à la réalité, mais le général de Gaulle avait raison ». « C’est un honneur que d’avoir Malraux avec soi, et on gagne à entendre son avis ». Cette opinion de M. Debré résume parfaitement le personnage mythique que fut Malraux. On n’en finirait pas de citer les florilèges oraux de Malraux. « Plus grand écrivain français vivant et à coup sûr le plus singulier » selon Mauriac, Malraux possédait l’art oratoire comme personne. Son discours pour l’entrée de Jean Moulin au Panthéon relève du sublime. Combien de ses discours prononcés à l’Assemblée ont fait trembler l’hémicycle. Un des derniers prononcés le fut en 1976 devant une commission spéciale chargée des droits et libertés fondamentales. Extrait : « En outre, en chacun de nous sommeille un chercheur, parce qu’il y a un joueur. Or, l’histoire de chaque science ressemble à un roman policier où le détective serait l’esprit humain, et j’en donnerai un exemple simple. L’enseignement de la géographie fait essentiellement appel à la mémoire. Ayons présent à l’esprit que, dans l’Antiquité, lorsque l’on désirait se rendre d’Athènes à Syracuse, on se servait de petits cailloux gravés qui constituaient « des secrets », de même qu’aujourd’hui un chemin secret pourrait figurer sur un plan. La navigation était l’utilisation d’une suite de « secrets ». Un jour, l’humanité a décidé – phénomène prodigieux – qu’elle établirait pour tout un chacun, avec désintéressement, une carte permettant à chaque navigateur de se rendre à Syracuse. Quiconque a connu l’aviation d’avant-guerre sait que pour les régions peu connues, les cartes étaient très approximatives, c’est-à-dire parfaites pour tomber. Comme les hommes de l’Antiquité, nous étions ainsi obligés de savoir nous guider à l’aide de cartes fausses.
Supposons maintenant qu’au lieu d’enseigner la liste des fleuves de l’Amérique du Sud, on enseigne aux enfants comment l’humanité a inventé la géographie. Cette approche serait sans doute beaucoup plus Intéressante. C’est à ce propos que je disais que l’esprit humain est le héros d’un roman policier. L’humanité a opéré ses conquêtes lentement et toujours par des moyens surprenants ».
Avec Robert Badinter, on a un des plus grands discours prononcés au XXe. Il a trait, bien entendu, à l’abolition de la peine de mort.
Pourquoi est-il grand ? Pour deux raisons. D’abord en raison de la thématique. Ensuite de par l’éloquence de l’orateur, à la fois avocat et professeur de Droit. Extrait : « Le choix qui s’offre à vos consciences est donc clair : ou notre société refuse une justice qui tue et accepte d’assumer, au nom de ses valeurs fondamentales – celles qui l’ont faite grande et respectée entre toutes – la vie de ceux qui font horreur, déments ou criminels ou les deux à la fois, et c’est le choix de l’abolition ; ou cette société croit, en dépit de l’expérience des siècles, faire disparaître le crime avec le criminel, et c’est l’élimination. Cette justice d’élimination cette justice d’angoisse et de mort, décidée avec sa marge de hasard, nous la refusons. Nous la refusons parce qu’elle est pour nous l’anti-justice, parce qu’elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de l’humanité. […]
Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées. À cet instant plus qu’à aucun autre, j’ai le sentiment d’assumer mon ministère, au sens ancien, au sens noble, le plus noble qui soit, c’est-à-dire au sens de « service ». Demain, vous voterez l’abolition de la peine de mort. Législateur français, de tout mon cœur, je vous en remercie ».
Le dernier grand moment d’éloquence écouté dans l’hémicycle remonte, d’après nous, à 1992. Philippe Séguin, orateur patenté s’il en est, fut un des plus farouches et lucides opposants au traité de Maastricht. Il va discourir pendant près de deux heures. Par la suite il débattra avec F. Mitterrand. Seule l’extrême fatigue de ce dernier empêchera P. Séguin de « lâcher ses coups » et de faire, à coup sûr, basculer l’opinion publique vers le Non. Extrait : « Non, foin d’arguties ! Il me faut dire avec beaucoup d’autres, au nom de beaucoup d’autres, qu’il est bien temps de saisir notre peuple de la question européenne. Car voilà maintenant trente-cinq ans que le traité de Rome a été signé et que, d’actes uniques en règlements, de règlements en directives, de directives en jurisprudence, la construction européenne se fait sans les peuples, qu’elle se fait en catimini, dans le secret des cabinets, dans la pénombre des commissions, dans le clair-obscur des cours de justice (…). L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l’anti-1789. Beau cadeau d’anniversaire que lui font, pour ses 200 ans, les pharisiens de cette République. Dans cette affaire éminemment politique, le véritable et le seul débat oppose donc, d’un côté ceux qui tiennent la nation pour une simple modalité d’organisation sociale désormais dépassée dans une course à la mondialisation qu’ils appellent de leurs vœux et, de l’autre ceux qui s’en font une toute autre idée (…). Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, la question et la réponse n’ont pas varié : oui, nous voulons l’Europe, mais debout, parce que c’est debout qu’on écrit l’histoire ! »
Voilà donc achevée cette analyse rapide au pays de l’éloquence parlementaire qui n’est plus.
Elle est parfois sévère mais elle est justifiée et assumée. Car c’est en ces lieux que se décida une large part de la destinée de la France. Sur la base de débats souvent enflammés, de joutes verbales à fleuret moucheté (bien que des duels s’y soient noués !), de grands discours que tant d’autres cénacles de par le monde nous enviaient. Et puis (presque) plus rien depuis des décennies !
Quel point commun entre les Panot, de Fournas ou Rebeyrotte et les Jaurès, Badinter ou Séguin ?
Mais, allez, nous avons dû faire un gros cauchemar ! Nous ouvrons les yeux et nous nous rappelons Voltaire : « Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion. »
Raphael Piastra
Maitre de Conférences en droit public