La succession d’événements qui ont marqué l’actualité internationale au long des dernières semaines montre clairement le changement du monde qui est en train d’advenir.
Les discours idéologiques totalitaires et réactionnaires n’hésitent plus à s’afficher ostensiblement contre le discours universaliste libéral. Tous leurs porteurs disent leur volonté de détruire le cadre idéologique et institutionnel mis en place à l’issue de la seconde guerre mondiale et la domination corollaire des pays occidentaux qui en sont les initiateurs.
Les nouvelles règles publiées par le régime taliban en Afghanistan ( août 2024 ) en sont la forme récente la plus caricaturale mais parfaitement révélatrice d’une volonté revendiquée d’organisation sociale, culturelle et politique opposée au standard libéral. Il s’agit d’affirmer des sociétés totalement différentes des sociétés occidentales, des sociétés univoques où le pluralisme est banni au profit d’un unitarisme totalitaire faisant référence à des règles d’un passé plus ou moins fantasmé.
Leur caractère réactionnaire est en ce sens nettement revendiqué face à la logique « progressiste » portée par les pays occidentaux.
Il faut affronter cette réalité et être en capacité de démontrer que ces « modèles » qu’ils soient à dominante religieuse, nationalo-identitaires ou communistes ne sont pas, comme ils le prétendent, meilleurs que le « modèle » libéral si critiqué au sein même des pays occidentaux censés le défendre mais qu’ils sont au contraire particulièrement néfastes et dangereux tant pour leurs populations que pour les relations internationales.
A l’Europe de porter la défense du modèle libéral, social, démocratique et progressiste et de montrer qu’il est le moins mauvais de tous ceux qui ont été jusqu’à présent expérimentés dans l’histoire du monde quoi qu’en disent tous ses nombreux détracteurs.
Le système mondial tel qu’il a été établi à l’issue de la Seconde guerre mondiale est en train de disparaître. Quelque 80 ans après la fin de ce tragique conflit initié par les pays européens, ce ne devrait pas être une surprise. L’ampleur des changements intervenus depuis 1945 est en effet impressionnante.
Les changements sont majeurs en termes démographiques, la population mondiale étant passée de 2,5 milliards en 1950 à 8 milliards d’individus aujourd’hui. Cette formidable poussée démographique est le fruit d’améliorations économiques et sociales qui se sont progressivement étendues à l’ensemble de la planète et qui sont elles- mêmes fondées sur les révolutions scientifico-technologiques successives qui ont jalonnées ces décennies.
Les changements sont en effet majeurs en termes économiques. Les révolutions technologiques successives ont entraîné un énorme développement qui a étendu à l’ensemble de la planète la société de consommation de masse. Cette globalisation économique et financière a permis de sortir de la pauvreté une part très importante de la population mondiale et a fortement accru les échanges et les interdépendances. L’amélioration des conditions de vie est considérable mais le productivisme à l’échelle de 8 milliards d’individus rencontre aujourd’hui ses limites.
Les changements sont majeurs en termes environnementaux. En raison de la société de consommation et de l’énorme croissance démographique conséquente, la pression anthropique sur la biosphère et sur le système Terre-Océan-Atmosphère génère effectivement des problèmes globaux et notamment un changement climatique qui nécessitent des réponses d’ensemble.
C’est un défi systémique qui est posé à l’ensemble de l’humanité et qui demande de redéfinir les perspectives et l’organisation d’un développement durable global de l’humanité dans son ensemble.
Les changements sont majeurs en termes politiques. Lors de la création de l’ONU il y avait 51 Etats signataires, près de la moitié de la planète était encore colonisée, la plupart des régions du monde étaient encore qualifiées souvent de « sous-développées ». Depuis, après le long épisode de la guerre froide entre les deux « grandes puissances » victorieuses à l’issue de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis d’Amérique et l’Union des républiques socialistes soviétiques, incarnations respectives du système libéral et du système communiste, les changements socio-économiques ont entrainé l’apparition de nouvelles puissances et remodèlent le paysage mondial.
Les changements sont majeurs en termes géostratégiques. La domination américaine, souvent qualifiée d’impérialisme américain, marquée par la puissance économique, financière, monétaire, militaire, culturelle et politique, affichée après l’effondrement du système communiste en URSS, est désormais largement contestée et de nouveaux rapports de force se mettent en place qui remettent en cause à la fois la prépondérance historique des pays occidentaux, l’organisation mondiale établie après 1945 et le système socio-politique libéral.
Après l’échec du modèle soviétique qui a tenté pendant 45 ans de résister à la puissance américaine, sur tous les continents, et de fournir un modèle alternatif au système libéral, une nouvelle alliance se constitue regroupant tous ceux qui ont subi la domination occidentale pendant quatre siècles et qui veulent aujourd’hui agir et s’organiser comme ils l’entendent.
Cette alliance voit le rassemblement de deux grands groupes, le groupe des puissances totalitaires et le groupe des pays quelques fois identifiés comme les pays du « sud-global ».
Le groupe des puissances totalitaires a pour élément central l’alliance russo-chinoise à laquelle viennent s’adjoindre les satellites de la Corée du Nord et de l’Iran – sans même évoquer la Biélorussie qui n’est qu’une province de la grande Russie -. Ce groupe a pour objectif de vaincre les pays occidentaux et au premier chef les Etats-Unis et de détruire le système socio-politique libéral et les valeurs universalistes qu’il porte. Ses différents membres développent un discours anti-libéral global dénonçant tous les défauts, méfaits et turpitudes d’un système « occidental » qualifié de décadent, pervers et même « satanique ».
Ce groupe essaie d’attirer dans son orbite le plus grand nombre possible des pays du « sud-global » en jouant sur leur hostilité aux puissances occidentales souvent anciennes puissances coloniales, sur la défense des « identités » et en dénonçant l’application « à géométrie variable » des valeurs que « l’Occident » prétend défendre. Les pays principalement concernés sont les puissances montantes en développement accéléré, au premier rang desquels l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud mais aussi nombre d’autres pays, d’Afrique, du monde arabo-islamique ou d’Asie du Sud-Est.
La Chine et de la Russie essaient d’organiser ainsi un vaste ensemble qui se voudrait le plus autonome possible par rapport à l’occident, en termes économiques, financiers et monétaires, en se débarrassant du dollar comme monnaie d’échange et de réserve et en termes politiques en rejetant toute l’idéologie libérale issue des Lumières. Le Parti communiste chinois pilote cette réorganisation autour de l’Organisation de Coopération de Shangaï et du dispositif des « BRICS » élargis. Les réunions à Pékin ou en Asie centrale se multiplient avec de plus en plus de participants notamment en provenance du monde arabo-islamique et d’Afrique. La dernière en date, au Kazakhstan, ( juillet 2024 ) a été particulièrement fastueuse. Ces regroupements s’affichent comme plus puissants que le G7 occidental, en termes démographiques évidemment et même en termes économiques, revendiquant plus de 40% du PIB mondial.
La manière dont les pays du Sahel issus de l’ancienne colonisation française se détachent désormais de la France est particulièrement symptomatique à cet égard, remettant en cause à la fois la présence militaire, le franc CFA et la francophonie tous symboles de l’ancienne présence coloniale. Processus qui ne surprend guère, plus de soixante ans après les indépendances mais qui semble pourtant étonner encore nombre de personnalités politiques françaises.
De la même manière, on voit les Emirats arabes Unis faire des manœuvres militaires conjointes avec l’armée chinoise, apportant leurs Mirages et bientôt leurs Rafales et peut-être même des F35 américains aux espions chinois !
La guerre israélo-palestinienne qui se poursuit depuis plus de 80 ans, offre des arguments de choix à tous les pays du bloc totalitaire et du sud- global pour dénoncer le double langage des occidentaux et la continuation de leur politique impérialiste. La conjonction des deux extrémismes, sioniste d’une part, islamiste de l’autre, conduit à perpétuer le conflit dans une logique jusqu’au-boutiste entretenue par tous ceux qui y voient un moyen d’entretenir un foyer de conflictualité et d’accuser et donc d’affaiblir les Etats-Unis en particulier et les occidentaux en général. L’absence de volonté internationale pour la résolution de ce conflit pourtant microscopique à l’échelle de la planète, est tout à fait révélatrice des tensions qui traversent la communauté internationale et qui se traduisent par une totale paralysie des instances onusiennes.
On comprend parfaitement que l’Inde et les pays membres des énormes ensembles que sont l’Afrique subsaharienne, le monde arabo-islamique, l’Amérique latine, l’Asie centrale, l’Asie du Sud-Est, veuillent se développer et s’organiser comme ils l’entendent, sans suivre les lignes directrices définies, en d’autres temps, par l’occident, ses intérêts et sa prééminence historique.
Mais cette volonté s’accompagne, le plus souvent, d’une remise en cause, plus ou moins explicite, de l’idéologie universaliste des Droits de l’Homme présentée comme idéologie occidentale dont tous s’emploient à relativiser les valeurs.
Les idéologies totalitaires religieuses ( islamisme, hindouisme, judaïsme, christianisme, notamment orthodoxe et évangélique ), nationalisto-identitaires et communiste s’allient pour refuser désormais les valeurs portées par la Charte universelle des droits de l’homme. En dénonçant les dérives et les excès de la liberté individuelle ils en prennent le contre-pied pour prôner le retour à des sociétés traditionnelles et à leurs vertus. La dernière loi afghane sur les femmes en est une forme extrême. Mais on trouve une position similaire chez Victor Orban ( « Dieu, Famille, Patrie » est le résumé d’un discours qu’il a récemment prononcé à propos de la Hongrie ) et chez nombre de soutiens de Donald Trump aux Etats-Unis.
Ainsi, par-delà l’affrontement géostratégique de « puissances » c’est évidemment à une guerre beaucoup plus fondamentale de conception de la société et du monde à laquelle on assiste avec l’opposition entre deux modèles socio-politiques, le modèle de l’universalisme libéral, par définition pluraliste, et le modèle de l’identitarisme autoritaire.
C’est dans ce contexte de « changement du monde » que les pays occidentaux sont directement attaqués par ces ennemis à la fois stratégiques et idéologiques. Cette guerre prend toutes les formes, à la fois souterraines et directes. La guerre de haute intensité déclenchée par Vladimir Poutine sur le front Est de l’Europe avec la volonté de ramener l’Ukraine dans l’empire russe anti-libéral s’ajoute à la guerre souterraine menée sur les réseaux et en matière informatique qui vise à déstabiliser de l’intérieur en s’appuyant sur tous les opposants internes au système libéral qu’ils soient islamistes, communistes ou écologistes radicaux.
Face à ces situations de guerre, l’Europe doit porter clairement le modèle de l’universalisme libéral et démocratique et ne pas hésiter à le défendre partout où il est agressé.
Où iraient tous les réfugiés qui fuient les régimes dictatoriaux, partout à travers le monde, s’il n’y avait pas les pays occidentaux libéraux pour les accueillir ? Il n’y aurait que des pays-prisons de leurs peuples, sans aucune issue, comme le montrent toutes les dictatures qui déploient leurs outils de répression systématique. Bien heureusement les pays occidentaux libéraux, si décriés, sont encore là pour accueillir et soutenir tous les peuples qui demandent simplement la liberté, la solidarité et la démocratie…..
L’Europe doit réaffirmer fortement le corpus de valeurs qui constitue son modèle universaliste : liberté individuelle, état de droit, gestion démocratique de l’intérêt général, solidarité, progrès de la connaissance.
Elle doit le faire en s’organisant pour peser sur la scène internationale, en étant capable de résister à la pression des systèmes totalitaires et en soutenant tous les pays qui ne veulent pas se laisser entraîner dans la dérive autoritaire.
Elle doit le faire en se donnant les moyens économiques, militaires et politiques de cette ambition en coordination avec ses alliés porteurs des mêmes valeurs notamment dans le cadre de l’OTAN.
On ne gagne jamais rien, en effet, à céder devant la pression des idéologies totalitaires et des régimes dictatoriaux qui les portent.
Il faut être capable de leur résister.
Face au changement du monde et aux menaces qu’ils portent il faut que l’Europe affiche sa cohérence idéologique et s’organise pour résister. Le niveau national de chacun des pays européens n’est évidemment pas à l’échelle pour affronter de tels périls. Seule une puissance européenne affirmée peut être en capacité de répondre au niveau approprié.
Quel responsable politique portera ce discours d’une ambition européenne capable de s’inscrire dans une vision globale du destin de l’humanité et de défense de son patrimoine universel ?
Jean-François Cervel