« De toutes les créations de Napoléon est-il institution plus célèbre que le Conseil d’État ? »1.Cette interrogation de Jean Tulard en appelle une autre : que doit le Conseil d’État d’aujourd’hui à celui de Napoléon ?
Une évolution permanente et profonde
La Constitution du 22 frimaire an VIII, qui mit en place les nouvelles institutions de la France après le coup d’État du 18 brumaire, créa un Conseil d’État, chargé, « sous la direction des Consuls », de rédiger les projets de loi, de les défendre devant le Corps législatif, de rédiger les règlements d’administration publique, d’interpréter les lois par des avis contraignants et de « résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative ».
Il s’agissait en réalité d’une « recréation »2. Le Conseil d’État était l’héritier du Conseil du Roi de l’Ancien Régime. Sous le Consulat et l’Empire, il devint, grâce à la confiance de Napoléon, un rouage essentiel du fonctionnement politique et administratif.
Le Conseil d’État a survécu, avec heurs et malheurs, à l’effondrement de l’Empire napoléonien et aux différents changements de régimes politiques ultérieurs. Et ce grâce à une évolution permanente et profonde.
Le Conseil d’État n’est plus un organe politique, étroitement subordonné au chef de l’État, mais une institution indépendante chargée de rendre des avis juridiques sur les projets de loi, d’ordonnance et de décret les plus importants.
Quant à sa fonction juridictionnelle, elle est passée, par différentes étapes, de la justice retenue à la justice déléguée. Désormais, le Conseil d’État est la juridiction suprême, pleinement souveraine, de l’ordre administratif. Après l’instauration éphémère de la justice déléguée par la loi du 3 mars 1849, la loi du 24 mai 1872 consacra en effet la souveraineté du Conseil d’État pour statuer sur le contentieux administratif et créa un Tribunal des conflits distinct et paritaire. Puis, avec la création des tribunaux administratifs en 1953 et des cours administratives d’appel en 1987, l’octroi au juge administratif de pouvoirs d’injonction en 1995, l’organisation de procédures d’urgence en 2000, l’extension et l’approfondissement constants par la jurisprudence du contrôle juridictionnel de l’administration, le Conseil d’État s’est affirmé comme garant de l’État de droit et protecteur des droits et libertés des citoyens.
Toutefois, au-delà de ce changement de nature, qui a accompagné les progrès de la démocratie dans notre pays, il reste un héritage napoléonien, dont l’inventaire peut nous aider à comprendre l’institution d’aujourd’hui. Le Conseil d’État n’est pas le fruit d’une construction théorique, mais d’une histoire. Les éléments de continuité avec l’institution napoléonienne se retrouvent à plusieurs niveaux : les fonctions, l’organisation, les membres et les méthodes de travail.
Une institution unique avec une double fonction
Les fonctions du Conseil d’État ont considérablement évolué depuis l’an VIII ; certaines, comme la défense des projets de loi devant une assemblée, ont disparu ; d’autres sont apparues, telle la mission de prospective et d’étude de la section du rapport et des études ; en tout état de cause ces fonctions sont exercées dans des conditions et un contexte politique et social totalement différents.
Ce qui a été conservé, en revanche, c’est le dualisme fonctionnel : une institution unique, avec une double fonction, consultative et juridictionnelle. Celui-ci est désormais inscrit dans notre Constitution. Les articles 38 et 39 prévoient la consultation du Conseil d’État sur les projets de loi et d’ordonnance, et, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, sur les propositions de loi, à la demande du président d’une des chambres. L’article 61-1 lui donne compétence, pour renvoyer, en qualité de juridiction administrative suprême, les questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
Ce dualisme fonctionnel se retrouve dans des Conseils d’État étrangers, notamment en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas, en Colombie où Bolivar en a créé un dès 1817 sur le modèle de l’institution napoléonienne3.
L’époque napoléonienne a posé les fondations de la juridiction administrative4. En application du principe révolutionnaire de séparation des pouvoirs, les litiges administratifs, retirés aux tribunaux judiciaires, avaient été attribués aux administrations. La création du Conseil d’État, puis des conseils de préfecture par la loi du 28 pluviôse an VIII5, fut la première étape de la dissociation de la fonction contentieuse et de l’administration active.
L’institution au sein du Conseil d’État, par un décret du 11 juin 1806, de la commission du contentieux, spécialisée dans l’instruction des requêtes et la préparation des projets de décision, l’adoption d’un règlement de procédure, le rétablissement d’un ordre d’avocats avec un monopole de la représentation des parties, la définition des deux premiers cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir (vices d’incompétence et de forme) et la motivation des décisions rendues préfiguraient l’organisation de la justice administrative moderne. Sur ces bases, le Conseil d’État a su progressivement conquérir son indépendance.
L’organisation en sections est également un legs du Conseil d’État napoléonien. Le règlement intérieur du 6 nivôse an VIII distinguait l’assemblée générale, présidée par le Premier Consul et réunissant l’ensemble des conseillers d’État, et cinq sections spécialisées (finances, législation, guerre, marine, intérieur), placées sous l’autorité d’un conseiller d’État. Il fixait le principe du double examen de chaque texte ou demande d’avis par la section, puis par l’assemblée générale. Ce principe fut appliqué ensuite au traitement des requêtes contentieuses par la commission du contentieux.
Les sections du Conseil d’État dont deux (finances et intérieur) ont gardé leur nom d’origine, sont désormais au nombre de sept (outre les deux précédentes, la section du contentieux, la section sociale, les sections des travaux publics, de l’administration, du rapport et des études). Le principe du double examen en section et par l’assemblée générale a été conservé, mais son application restreinte aux avis sur les projets de textes les plus importants.
Les trois grades des membres du Conseil d’État nous viennent aussi de l’époque napoléonienne6.
Les premiers membres du Conseil d’État de l’an VIII avaient tous celui de conseiller d’État. Le grade d’auditeur fut créé en 1803. L’objectif était de recruter des jeunes gens prometteurs, y compris dans les États annexés, pour les former à la carrière administrative et aider les conseillers d’État dans leurs tâches. Henri Beyle, le futur Stendhal, fut l’un d’eux. Des maîtres des requêtes furent nommés à partir de 1806, notamment pour constituer la commission du contentieux. Les membres étaient répartis en deux catégories : ceux qui exerçaient leurs fonctions au sein du Conseil d’État, dits « en service ordinaire », et ceux à qui étaient confiées des missions permanentes ou temporaires dans d’autres administrations, dits « en service extraordinaire ».
Les conditions de recrutement des membres du Conseil d’État et l’organisation de leur carrière ont considérablement évolué depuis l’an VIII. Les auditeurs sont recrutés par le concours de l’École nationale d’administration. Un maître des requêtes sur quatre et un conseiller d’État sur trois sont nommés par le gouvernement au tour extérieur, après un avis du vice-président du Conseil d’État prenant en compte les fonctions antérieurement exercées par l’intéressé, son expérience et les besoins du corps7. Une partie de ces nominations est réservée aux magistrats des juridictions administratives du fond8. La gestion des membres du Conseil d’État est assurée par un bureau, composé du vice-président, des présidents de section et du secrétaire général. L’avancement à l’ancienneté et l’inamovibilité des membres du Conseil d’État constituent des pratiques bien établies.
De même, la distinction des services « ordinaire » et « extraordinaire » revêt aujourd’hui une signification différente. Les conseillers d’État et maîtres des requêtes en service extraordinaire sont choisis, en raison de leurs compétences, pour être associés temporairement aux travaux du Conseil d’État.
Ont été conservés toutefois la variété des parcours, la diversité des compétences, le mélange des générations. Ils permettent d’alimenter un vivier d’administrateurs, un tiers des membres du Conseil d’État étant détaché dans d’autres fonctions publiques, avec la conviction que la connaissance de l’administration est essentielle au bon exercice des missions consultative et juridictionnelle. Ils contribuent aussi à enrichir le débat collégial qui est au cœur du fonctionnement du Conseil d’État.
Il reste ainsi de cette période napoléonienne une méthode de travail – « l’alchimie subtile entre le travail solitaire du rapporteur ou du réviseur et le travail de la collégialité »9 –, un état d’esprit et un ton particulier – une atmosphère sérieuse et rigoureuse, une indépendance de langage, une discussion vive, loin de la grandiloquence, faite pour éclairer et non exciter les passions –, sans oublier la bibliothèque du Conseil d’État, créée dès l’an VIII sur l’ordre de Napoléon. Après la disparition de ses premières collections dans l’incendie du Palais d’Orsay sous la Commune en mai 1871, ses fonds ont été reconstitués grâce à des dons, legs et acquisitions, qui ont notamment permis d’y faire rentrer des ouvrages de l’époque napoléonienne, tel L’esprit du code napoléon (1806) de Locré, premier secrétaire général du Conseil d’État.
Le Conseil d’État est une institution ancienne, qui a évolué « sans renier sa tradition initiale »10, au fil des années et grâce à tous ceux qui l’ont fait vivre. À nous de tirer les leçons de cet héritage afin d’exercer au mieux nos devoirs d’aujourd’hui et de demain au service des citoyens et de l’État de droit.
Martine de Boisdeffre
Présidente de la section du rapport et des études du Conseil d’État
Présidente du Comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative
- Jean Tulard, « La recréation du Conseil d’État », Revue du Souvenir Napoléonien, 2000, n°428, p. 3. ↩
- Jean Tulard, « La recréation du Conseil d’État », op. cit. ↩
- Voir Marcel Pochard et William Zambrano, Le Conseil d’État en Colombie et en France. La protection de l’État de droit, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 13. ↩
- Voir Marceau Long, « L’état actuel de la dualité de juridiction », RFDA, 1990, p. 689. ↩
- Les conseils de préfecture avaient une compétence d’attribution, en premier ressort, pour certaines catégories de litiges administratifs, notamment en matière de travaux publics. Ils sont considérés comme les ancêtres des tribunaux administratifs créés par le décret-loi du 30 septembre 1953. ↩
- Les titres de conseiller d’État et maître des requêtes étaient déjà utilisés sous l’Ancien Régime. Celui d’auditeur est une innovation du Consulat. ↩
- Article L. 133-7 du code de justice administrative. ↩
- Article L. 133-8 du code de justice administrative. ↩
- Terry Olson, « Le Conseil d’État napoléonien », Comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative, Conférences Vincent Wright, 9 décembre 2019. ↩
- Terry Olson, « Le Conseil d’État napoléonien », op. cit. ↩