La crise sanitaire actuelle a pour effet d’accélérer la reconfiguration en cours de la vie internationale, replaçant les intérêts nationaux au cœur de l’ordre du monde. Analyse d’Olivier Chantriaux, diplômé de la Sorbonne et de l’Institut d’études politiques de Bordeaux.
Ce mouvement avait été anticipé par les puissances engagées dans cette nouvelle phase historique, avant tout soucieuses de leurs intérêts, la République populaire de Chine certes, mais aussi, quoi que l’on en pense, les États-Unis de Trump et le Royaume-Uni de Johnson.
C’est à une profonde crise du libéralisme, qui fondait nos interdépendances, que nous assistons en fait et à un retour rapide à la politique classique de l’équilibre des puissances : le coronavirus aura été l’accoucheur de cet ordre du monde renouvelé.
La crise rappelle le primat des États souverains
Les crises sont révélatrices d’une localisation du pouvoir et, simultanément, de la vanité des représentations idéologiques périmées, en décalage avec la réalité des rapports de force, qui sont matriciels.
Comme en 2003, lorsque chacun des États membres de l’Union européenne avait effectivement décidé ou non de son engagement dans la guerre faite à l’Irak sous commandement américain, la crise sanitaire actuelle révèle que les acteurs centraux de la vie internationale, de qui dépendent les décisions essentielles, sont et demeurent les États, seuls souverains.
L’on ne sait, à cette aune, ce qu’il reste de l’Union européenne, particulièrement fragilisée. Il peut être postulé qu’elle n’est plus, à l’arrière-plan d’un théâtre dominé par les États, qu’un acteur politique virtuel.
Témoigne du vaste mouvement centrifuge qui parcourt le continent la réticence des Européens à donner corps à leur solidarité. Ainsi, de même qu’elle avait repoussé l’idée d’euro-obligations en 2011, de même l’Allemagne, pour ne citer que cet exemple, a rejeté le projet récent de coronabonds. Sans même s’attarder sur les difficultés techniques de gouvernance qu’un tel projet susciterait, l’Allemagne sait qu’elle peut compter sur certains atouts structurels : elle bénéficie, depuis 2014, d’excédents budgétaires courants qui se sont même accrus et lui ont permis de réduire son endettement ; elle dispose de capacités hospitalières en moyenne supérieures à celles des autres nations européennes et, plus généralement, d’une industrie qui perdure et produit.
Si l’Union européenne est évanescente, une réalité toutefois demeure tangible, la zone euro.
Tel qu’il a été conçu, l’euro constitue un frein à l’inflation et permet à de nombreux États de bénéficier de la crédibilité de l’Allemagne pour faire face à leurs obligations et ne pas sombrer dans une dépression économique immédiate.
Cependant, il serait illusoire de penser que la protection ainsi ménagée pourrait durer éternellement. Car, à l’instar de la solidarité européenne, la garantie apportée par les États à leurs économies à l’arrêt et la générosité des marchés financiers ne sauraient être sans limite : à la crise sanitaire succédera bientôt une crise d’un autre type, qui pourrait aboutir au décrochage économique de l’ensemble des nations européennes, sauf peut-être de l’Allemagne. Le ralentissement de la production de richesses et la difficulté à redémarrer l’économie en lien avec une restriction prévisible du commerce ne permettront pas le maintien durable du niveau de vie et des performances des Européens.
L’équilibre des puissances comme matrice de l’ordre du monde
Pendant ce temps, le bras de fer des États-Unis et de la Chine continuera à se tendre.
L’affrontement des deux géants se concevra sur un mode indirect, bien entendu : l’existence de l’arme nucléaire et l’équilibre de la terreur qu’elle induit excluent rationnellement toute éventualité d’une guerre directe entre États.
Dans ce contexte, en dépit des rapprochements circonstanciels esquissés jusqu’alors, il est possible de supposer que la Russie, vieillissante, cherchera une coordination lointaine et rationnelle avec les États-Unis de Trump, sur la base d’une modération des intérêts américains dans son voisinage, face au déploiement des ambitions d’un empire chinois conquérant, toujours dynamique aux plans économique et démographique.
Pour aborder ce monde en renouvellement, il est urgent d’œuvrer à un aggiornamento de nos cadres de pensée, de relire Kissinger et de redécouvrir la diplomatie, qui nous aidera à trouver, dans l’équilibre, une « structure de paix ».
La résurgence d’un triangle diplomatique américano-sino-russe sur le modèle de ce que le président Nixon avait entrepris pour couronner sa politique de détente et créer un linkage pourrait constituer une option, si les Américains et les Chinois étaient décidés à restructurer leur dialogue.
Sans en rester à cette seule hypothèse, il sera indispensable de construire des ponts entre les îlots de puissance qui cohabitent dans un monde gagné par les logiques centrifuges.
Les Européens doivent retrouver le sens de la politique et de l’intérêt national
Si les nations européennes souhaitent peser un tant soit peu, il leur faudra renoncer à considérer ce monde à travers le prisme libéral de l’ouverture et redécouvrir l’équilibre des puissances, en admettant le primat des intérêts nationaux. C’est, de fait, le cas dans la crise actuelle et c’est en cela que le coronavirus a accéléré la revalorisation déjà engagée de l’idée d’indépendance nationale, qui n’empêche pas, du reste, la recherche d’une nouvelle structure de paix.
Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, a déclaré que les États membres de l’Alliance atlantique devaient veiller à moins dépendre de l’étranger pour leurs approvisionnements en matériel médical et en médicaments.
Comme l’a noté Klaus-Dieter Frankenberger dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 14 avril 2020, les États-Unis n’assument pour autant, depuis le déclenchement de la crise, aucune forme de leadership mondial dans la lutte contre le coronavirus.
L’Europe ne peut donc espérer que le salut vienne de l’Amérique trumpienne, qui, à tort ou à raison, en cette phase de retour des intérêts nationaux, ne prétend exercer aucun messianisme international.
Elle ne peut pas non plus se résigner à n’être, en définitive, qu’une arrière-cour lointaine de la Chine, à laquelle elle a cédé nombre de technologies, comme Esaü qui avait abandonné son droit d’aînesse à Jacob contre un plat de lentilles.
L’indépendance comme perspective
Les nations européennes, si elles souhaitent résister à l’entropie qui les guette, doivent retrouver une capacité créatrice leur donnant la maîtrise de technologies innovantes et garantissant leur indépendance, un élan vital permettant au moins la perpétuation de la population du vieux continent, une force morale indispensable pour penser leur place dans l’histoire et prendre conscience de la dignité de leur civilisation, un sens politique leur rendant la compréhension de ce que sont les enjeux de la souveraineté et les rapports de force internationaux.
La crise actuelle place notre pays, comme les autres nations européennes, au moment des décisions, s’il souhaite participer à la restructuration de l’ordre du monde. Notre place y dépendra du renouvellement préalable de nos cadres de pensée dans le sens d’une revalorisation de l’intérêt national : ou le renouveau ou l’affaissement.
Olivier Chantriaux
Diplômé de la Sorbonne et de l’Institut d’études politiques de Bordeaux
Auteur d’articles et d’ouvrages, dont De Gaulle et la diplomatie par l’image et Le Basculement océanique mondial. Il a reçu, en 2005, le prix de la Fondation Charles-de-Gaulle.
Ses travaux actuels portent en particulier sur l’évolution de la politique étrangère des États-Unis d’Amérique depuis 1945 et la variation des représentations qui en sont le support théorique