Les événements récents qui ont entouré la transformation de la basilique Sainte-Sophie en mosquée et la prière d’Erdogan ont été accueillis en Grèce avec des sentiments d’indignation, comme portant atteinte à l’imaginaire religieux et national d’une large partie de la population. Un héritage culturel était contesté et même « volé » par le leader arrogant qu’est Erdogan, représentant d’un islamisme conquérant. On ne peut pas dire la même chose de l’attitude de la classe politique grecque. Certes, la condamnation de cet acte a été ferme et unanime, mais son cadre de réception a été tout autre que celui d’une large partie de la société civile, qui tient, à tort ou à raison, le symbole de cette église pour l’un des fondements les plus précieux de son identité. Par Andreas Pantazopoulos, politiste, associate professor à l’Université Aristote de Thessalonique.
Les premières réactions de la classe politique à l’égard de cet événement symbolique, cette nouvelle « prise de Constantinople », qui fait partie d’une certaine « identité grecque », de cet imaginaire chrétien orthodoxe teinté de nationalisme vaincu (celui de la « grande catastrophe » d’Asie Mineure en 1922), ont puisé dans une désymbolisation patente. Tant le Premier ministre de la droite libérale, Kyriakos Mitsotakis, que le leader de l’opposition de gauche, Alexis Tsipras, ont interprété l’initiative d’Erdogan comme une atteinte à la « civilisation mondiale », en évitant soigneusement d’indiquer l’importance de ce monument pour la culture grecque. Pour Mitsotakis, la décision d’Erdogan porte atteinte au « caractère œcuménique du monument », tandis que pour Tsipras, elle sape le dialogue interconfessionnel et viole les valeurs universelles. Ce n’est peut-être pas un hasard qu’au lendemain de l’annonce officielle turque de la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, le 11 juillet 2020, les titres des principaux journaux grecs proches du gouvernement et de l’opposition de gauche ont voulu minimiser le fait accompli : pour le libéral « Kathimerini », proche du gouvernement, c’était l’effet de la « mégalomanie » d’Erdogan, tandis que « L’Avgi », organe officiel du Syriza, consacrait sa une à un sujet de politique intérieure. Concernant le centre-gauche, le journal « Ta Nea » présentait les « pistes » d’un « projet de dérapage anti-démocratique » du Syriza pendant ses années au pouvoir (2015-2019). C’est après la fameuse prière d’Erdogan, le 24 juillet 2020, que Mitsotakis a déclaré qu’il ressentait « ce que tous les Grecs ont ressenti » en voyant le président turc lisant le Coran dans Saint-Sophie. Mais l’empathie est-elle une politique ?
Il convient de s’interroger sur cet effort de désémantisation nationale investie dans l’universel, qui fait abstraction d’une histoire propre à l’imaginaire collectif grec et accorde aux valeurs abstraites la prééminence pour juger du comportement turc. Et plus précisément, il convient de se demander si une telle attitude, propre au cosmopolitisme abstrait, peut saisir les enjeux de la conjoncture, tout en désamorçant l’armature nationaliste d’une extrême droite nationaliste grecque. Cette dimension, nommons-la cosmopolite, qui est une constance d’un certain discours dominant transversal, droite et gauche radicale se disputant, chacune à sa manière, pour savoir qui la représente le mieux, doit être considérée sur un fond plus vaste qui comprend la consécration de l’économie comme facteur principal, sinon unique, du progrès du pays et, dans un tel cadre, une volonté de réduire la menace turque-islamiste en mer Égée, telle que celle-ci est réapparue vers la fin juillet 2020, quand l’islamiste Erdogan a contesté ouvertement la souveraineté grecque sur les eaux de l’île grecque de Kastellorizo, en envoyant un navire océanographique pour effectuer des forages à la recherche d’hydrocarbures. Une partie au moins du monde intellectuel, journalistes et publicistes libéraux (de droite et de gauche), particulièrement actifs et dominants dans la presse et les réseaux sociaux, paniqués à la perspective d’un « incident chaud » avec la Turquie, ont réclamé la voie des « pourparlers » avec elle plutôt que la « guerre », la paix n’étant, selon eux, que le résultat normal des compromis respectifs entre les deux pays dans un cadre d’application du droit international. Et cela, quand l’une de ces parties conteste et menace ouvertement la souveraineté de l’autre.
Les valeurs universelles, l’économie, les négociations et le droit illustrent ce paysage cosmopolite dans lequel baignent la plupart des élites dirigeantes. L’évitement du « conflit » est leur idée fixe, même s’il faut reconnaître qu’au moins au sein de la droite de Mitsotakis, il existe des forces « dures » pour contester une ligne « molle » face aux menaces et aux provocations que subit le pays.
On a pu comprendre l’attitude officielle grecque de la non-guerre comme étant la résultante d’un rapport de forces défavorable face à la Turquie. Mais il ne s’agit pas de cela, parce que tout le discours des va-t-en paix n’est pas soluble dans une tactique dictée par un environnement difficile : au contraire, il semble ancré dans une « idéologie », dans une conception du monde libérale et progressiste seule capable de vaincre les scories d’un passé qui ne passe pas. Une telle approche ne se soucie pas de se demander si l’attitude d’Erdogan est vraiment une chose du passé, ou l’apparition d’un « ennemi imprévu », comme Taguieff caractérise et analyse l’émergence de l’islamisme radical1. En d’autres termes, on ne questionne pas le présent, on s’accoutume, dans ce cadre, à l’idée qu’on a devant soi ce retour du refoulé (à l’occasion du différend gréco-turc), que la négociation est la solution à tout problème, sans se rendre compte de la nouveauté gênante qu’il s’agit d’un certain islamisme turc impérialiste contestant la souveraineté nationale d’un pays membre de l’OTAN et de l’UE et procédant à des actes de « cancel culture » , à savoir une force politico-culturelle révisionniste et même christianophobe qui agit ouvertement et sans complexe pour imposer sa domination. Le fait que cette force obscure organisée en une entité nationale conquérante porte atteinte aux valeurs universelles humanistes et au droit international est incontestable, mais sa perception par la Grèce s’effectue sous la menace bien réelle contre sa souveraineté et son indépendance nationales, tout en altérant des éléments de son « identité ». Du point de vue grec, c’est principalement le religieux et le national qui sont ici en cause, et non une quelconque cosmopolitique.
La problématisation cosmopolitique
C’est ici, nous semble-t-il, que l’argument avancé par la problématisation cosmopolitique rencontre ses limites, celles du cosmopolitisme méthodologique qui prétend, si l’on écoute l’un de ses chantres, que « l’optique cosmopolitique inclut la réalité de l’optique nationale et la réinterprète, tandis que l’optique nationale est aveugle, rend aveugle aux réalités de l’ère cosmopolitique. »2Le présent cas grec, à savoir ce discours qui passe sous silence la nature des menaces, prouve plutôt le contraire. La « réinterprétation » invoquée n’est que la métonymie de la neutralisation et de la dépolitisation qui transfigure une question politique, à savoir une question nationale concernant la Grèce, en un problème moral. Le fait qu’une « réponse » ferme, par exemple européenne et même occidentale, aux prétentions de l’islamo-nationalisme turc soit imposée (mais en rien acquise) ne décharge pas de ses responsabilités l’élite politique et intellectuelle grecque face à la reconnaissance d’une situation polémogène.
Le discours officiel grec, en refusant de reconnaître l’« ennemi », en se dissimulant derrière la dimension universelle de la cause (concernant au moins celle de Sainte-Sophie), ne fait que cautionner implicitement les rapports de domination et d’expansion qui sont à l’œuvre.
Le discours des adeptes de ce nihilisme cosmopolitique fonctionne ici comme une force de mystification d’une probable soumission à venir, tout en instrumentalisant le vrai et légitime désir de la paix, qui est une question éminemment politique et non morale3.
En outre, les notions centrales de ce discours libéral et progressiste neutralisant, comme la compassion, qui remplace la représentation, et l’empathie, sont des éléments de substitution visant à combler artificiellement la distance qui sépare les représentés des représentants. La recherche passionnée du neutre, ce désir du neutre, ce neutrisme impolitique est enrobé dans l’idéologique (le progressisme et, à l’occasion, le pacifisme) : il n’a, par exemple, aucun rapport avec l’humilisme neutriste barthien, contre-idéologique quant à lui, qui déjoue le paradigme de toute idéologie, de toute certitude, de toute « langue »4. Anti-aporétique par nature, la neutralisation libérale est profondément apaisante et gnostique à la fois, elle sait où elle va, son néo-centrisme n’est pas la revendication, même passionnée, d’une certaine « nuance », mais elle exprime ce « il faut » du savoir progressiste, d’un « adaptationnisme » permanent5, véritable levier d’une désymbolisation tous azimuts. Elle neutralise les « idiorythmies », elle écrase les « hétérochronies »6, au nom d’un réalisme dévoyé, d’un « pragmatisme » bougiste voulant dépasser les « retards ». Le contraste est éloquent : au moment même où l’agressivité d’Erdogan touchait à son comble avec le double incident de Sainte-Sophie et la contestation de la souveraineté grecque en mer Égée, d’éminents représentants, politiques et intellectuels, de ce libéralisme progressiste se préoccupaient ostensiblement, afin de faire diversion, du plan de « relance solidaire » européen de l’UE adopté à cause de la pandémie, davantage que de la situation gréco-turque, montrant ainsi indirectement mais clairement que c’est l’économie qui décide. Vieille illusion libérale devenue le credo d’un centre transversal impolitique menaçant d’englober tant la droite que la gauche. Le récent mini-remaniement ministériel du début août 2020 a confirmé cette tendance constante vers un certain libéralisme économique, même si, il convient de le reconnaître, l’économie est un domaine particulièrement crucial pour le redressement du pays.
La cosmopolitique « anti-populiste »
Dans son essai sur « la revanche du nationalisme », Pierre-André Taguieff analyse les causes de la montée du populisme d’extrême droite en Europe et les situe, entre autres, dans l’unification procédurale de l’Europe au détriment de l’aspect politique7. Ce défaut du politique, entre autres facteurs (comme celui de l’inexistence d’un peuple européen), va de pair avec le défaut de ses éléments constitutifs, la protection et l’obéissance. Sous cet angle, on peut définir le populisme comme une hypertrophie du politique, où le leader démagogue, au moyen de son style polémique, tente d’occuper l’espace laissé vide par la vacance du pouvoir représentatif.
L’hyperpolitisation populiste est la réponse à la dépolitisation libérale.
En ce sens, c’est un certain libéralisme qui génère le populisme. Pour ce populisme, c’est le politique qui devient « infrastructure », tandis que l’économique prend la place de la « superstructure ». L’illibéralisme populiste est plus politique que non libéral. Pour le dire autrement, ce populisme est d’autant plus illibéral que ce libéralisme (détaché de la démocratie) est plus impolitique.
Mais les ravages occasionnés à la confiance par ce libéralisme défaillant ne sont pas dus seulement à cette vacance de décision : ils résultent aussi de l’absence d’un récit structurant le collectif. Le libéralisme cosmopolite, tel qu’il est décrit ici, se présente conjointement aussi comme un refus, et non une critique, du « mythe ». L’évitement du conflit, la non-décision, se nourrit d’un univers viscéralement anti-mythologique, source, selon ses fossoyeurs, de tous les maux. Dans une telle perspective, la tentation « cosmopolite » (souvent présentée sous le nom d’« anti-populisme »), qui diabolise l’identité (au lieu d’en faire une critique nécessaire) et transpose la décision dans les engrenages d’une « discussion permanente », mine la confiance en la communauté politique.
Au cours de ce mois de juillet 2020, la Nouvelle Démocratie, le parti de Kyriakos Mitsotakis, a fêté sa première année au pouvoir. Ce gouvernement de droite a pu affronter la première vague de la pandémie avec succès principalement parce qu’il a reconnu que c’était à l’État de se mobiliser, faisant la sourde oreille aux voix qui appelaient à la non-clôture de l’économie (des « frontières »), au nom d’une éthique de conviction libérale. Au contraire, le comportement réaliste et anti-idéologique adopté, en un mot, « conservateur », en rétablissant dans un cadre exceptionnel un climat d’obéissance et de protection des citoyens, a rencontré un consensus écrasant de la part de la population8. Cette approche profondément politique montre que la question de la cohésion sociale et de la confiance politique va à l’encontre de l’idéologie, qu’elle ne peut pas se passer du sentiment, de la « langue », de l’imaginaire de l’auditoire, source de toute volonté opérante. À l’opposé de la première phase de la crise pandémique et de sa gestion, les événements de ce mois de juillet 2020, avec cette Turquie islamiste, ont montré que le retour du politique avait été plutôt un bref intermède, et que la dépolitisation reste encore une normalité bien ancrée dans les esprits.
Andreas Pantazopoulos
Politiste, associate professor à l’Université Aristote de Thessalonique
- Pierre-André Taguieff, L’islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu, Paris, CNRS Éditions, 2017. ↩
- Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme?, Paris, Aubier, 2004, p. 65. ↩
- Pierre-André Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, Paris, La Table Ronde, 2008, p. 52. ↩
- Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Paris, Seuil/Imec, 2002. ↩
- Sur ce modèle adaptationniste, on peut consulter le chapitre 5 de l’essai de Pierre-André Taguieff, Macron : miracle ou mirage? Paris, Éditions de l’Observatoire, 2017, p. 245-286. ↩
- Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019, p. 118 sq. ↩
- Pierre-André Taguieff, La revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015, p. 229. ↩
- Andreas Pantazopoulos, « La Grèce et la pandémie. Quelques réflexions », Revue Politique et Parlementaire (30/6/2020), https://www.revuepolitique.fr/la-grece-et-la-pandemie-quelques-reflexions/ ↩