Si, dès 1921, l’Argentine autorise de manière précoce l’avortement thérapeutique et en cas de viol, la thématique de l’interruption volontaire de grossesse s’installe seulement dans le courant des années 1970 dans l’agenda public suite à l’action des premiers mouvements féministes.
Concernant les droits civiques et politiques, l’Argentine a été pionnière à travers notamment le droit de vote des femmes dès 19471, et surtout la loi de « cupo femenino » de 19912 qui rend obligatoire la présence de 30 % de femmes dans les listes électorales à l’Assemblée nationale. Si, en 1992, on assiste à la création du Conseil national de la femme (Consejo Nacional de la Mujer3) et à la reconnaissance institutionnelle des politiques de genre, aucune avancée majeure n’a eu lieu concernant les droits reproductifs à cette époque. Si, grâce notamment à l’initiative présidentielle, le droit au mariage pour tous a été reconnu en 20104, ainsi que les identités transsexuelles en 20125, le droit à l’avortement n’a pas été légalisé malgré les mobilisations sociales et l’inclusion de cette thématique dans l’agenda législatif en 2018. Pourtant, les chiffres indiquent que l’avortement illégal est aujourd’hui la première cause de mortalité féminine dans le pays, d’où l’urgence de se saisir de cette question6.
La conquête des droits révèle ainsi des trajectoires spécifiques alliant progressisme et conservatisme. En ce sens, l’histoire des droits exclusifs des femmes en Argentine est marquée par un paradoxe : le décalage entre les avancées des droits politico-civils dans la sphère publique et la relégation des droits de reproduction sexuelle et d’auto-détermination du corps dans le domaine privé et intime. Il s’agit donc d’apporter des éléments d’explication à l’approbation de la loi d’interruption volontaire de grossesse (IVG) le 30 décembre dernier et d’analyser les reconfigurations récentes de l’espace public argentin. Trois axes d’analyse sont centraux à ce propos : un premier mettant en exergue l’action des mouvements sociaux, un deuxième concernant le comportement de l’opinion publique. Ces deux axes relevant de la sphère sociétale se complètent avec un troisième d’ordre politique se centrant sur l’organisation des soutiens au sein des pouvoirs exécutif et législatif. En définitive, il nous intéresse de dresser un panorama des forces en présence afin de souligner la persistance et la reconfiguration des divisions sociales et politiques structurant la démocratie argentine opérant à ces différents niveaux.
La « marée verte » versus la « résistance bleu ciel »
En 2005, la création de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit vient concrétiser l’institutionnalisation des demandes existantes concernant le droit à l’auto-détermination féminin, en dépit d’un faible écho gouvernemental des administrations kirchnéristes. En février 2018, profitant d’une structure d’opportunités plus favorable d’opposition au gouvernement en place de Mauricio Macri (2015-2019), majoritairement contre le droit à l’avortement, cette campagne prend un nouvel élan. Mobilisant des répertoires d’action collective novateurs, elle organise sous le hashtag #AbortoLegalYa (#Avortement légal maintenant) une manifestation massive dans les principales villes du territoire, notamment la capitale Buenos Aires, avec comme symbole de ralliement le port d’un foulard vert. Ce dispositif d’identification s’est révélé très efficace dans sa capacité d’intégration de subjectivités multiples, confirmant la forte présence de la jeunesse dans l’espace public argentin. Ce premier épisode a été suivi par d’autres mises en scène de ces revendications, entraînant l’inclusion du projet de loi en faveur de l’avortement à l’Assemblée nationale en juin 2018.
De la même manière que lors des débats sur le mariage pour tous en France, on a assisté à une politisation des revendications à travers une polarisation de l’espace public et de la rue.
Si d’un côté, un mouvement social commence à se structurer à partir de l’engagement militant et de la lutte en faveur des droits des femmes, en réaction, on voit émerger un ensemble hétérogène sous la bannière bleu ciel, cherchant à affirmer et à recréer les piliers et les valeurs de la communauté nationale. Cet ensemble se compose de groupes et d’ONGs chrétiens, catholiques et évangéliques, ainsi que de citoyens professant une foi religieuse7. Apparaît ainsi sous une forme novatrice une nouvelle structuration de l’organisation dichotomique des conflits argentins : à la marée verte organisée autour du mouvement féministe dans une volonté de rupture s’oppose la résistance conservatrice bleu ciel des hommes et des femmes défendant le statu quo.
Différents arguments ont structuré et structurent l’espace public argentin pour et contre le droit à l’IVG. Ces derniers sont apparus lors des manifestations et des débats de l’année 2018 et se sont stabilisés en deux positions contrastées jusqu’à l’approbation de la loi en faveur de l’avortement le 30 décembre 2020. On peut identifier deux arguments principaux au sein du mouvement féministe8. Le premier renvoie tant au droit à la possession de son corps et à l’auto-détermination dans une perspective individuelle, qu’au droit à – ou au rejet de – la maternité dans une revendication d’égalité de genre, remettant en cause l’organisation et la hiérarchisation des rôles sociaux. Face à cette structuration du social, le deuxième argument met l’accent sur l’action de l’État dans sa capacité à combattre les inégalités socio-économiques. La question est ici la défense de la santé publique pour toutes, surtout les plus démunies.
En réaction à cette ligne argumentative, les opposants attirent l’attention sur le danger moral inhérent à l’IVG déresponsabilisant les individus dans leurs pratiques sexuelles. Cet argument rejoint le pilier constitutif de la morale chrétienne : la valeur reproductive de l’acte sexuel9. L’anachronisme de cet argument dans le cadre de la société contemporaine tend à nécessiter une justification d’ordre financier pour faire sens aujourd’hui structurant un deuxième argument : l’État en garantissant la gratuité du recours à l’IVG se rend complice du libertinage sexuel, déplaçant ainsi l’argumentaire du domaine de la morale et de l’éthique au calcul technico-économique.
Les lignes de fracture au sein de l’opinion publique
Du côté de l’opinion publique, selon l’enquête publiée par l’Observatoire critique de l’opinion publique en septembre 2018 et menée sur un échantillon représentatif de la population de la province de Buenos Aires10, 51,6 % des personnes interrogées se déclarent en faveur de la légalisation de l’avortement, tandis que 29,3 % se positionnent contre, et 19,1 % sont sans avis. Cette configuration de l’opinion publique trouve une corrélation politico-idéologique : les « pro » sont plus souvent identifiés comme étant proches du kirchnérisme et des partis de gauche ; les « anti » correspondent à l’électorat potentiel de l’ancien président Mauricio Macri. Cette division vient renforcer la dichotomie structurante de la dernière décennie entre les « amis » et les « ennemis » autour du soutien à ou du rejet de la figure de l’ex-présidente Cristina Fernández de Kirchner. Cette brèche11, mettant en péril la configuration du vivre ensemble, se présente au niveau de la société et perdure malgré l’approbation du projet de loi en décembre dernier.
Selon une autre enquête publiée également en 201812 par le journal Clarín, un nombre plus élevé d’hommes (55,6 %) s’est prononcé en faveur de l’IVG, contre 51,6 % de femmes, à l’encontre de ce qui se donne à voir dans la rue où les mobilisations sont majoritairement portées par les femmes. Un autre élément à souligner et présent dans la plupart des études réalisées correspond au profil générationnel : les 16-29 ans se prononcent majoritairement en faveur de la légalisation (60,3 %) ; à l’inverse, seuls 41,6 % des 65 ans et plus se déclarent pour. Sur ce point, on note une correspondance avec ce que l’on a pu observer dans les manifestations publiques. Un dernier point révèle la présence d’un clivage au sein de la structure territoriale du pays : on constate un fort soutien à cette mesure dans les principales villes du pays en nombre d’habitants et un rejet aussi intense dans les campagnes et les villes de moindre densité de l’intérieur du pays. À titre d’exemple, 70 % des habitants de la ville de Buenos Aires soutiennent l’IVG contre 49,4 % des habitants plus éloignés du centre du pouvoir politique et économique de l’Argentine.
De la configuration plus récente de l’opinion publique, trois points méritent d’être soulignés.
Dans une enquête de Poliarquia publiée le 10 novembre 2020 dans le journal Perfil, 52 % se déclarent peu ou pas intéressés par les débats sur cette thématique, à l’inverse, ils étaient 68 % en 2018 à être très ou intéressés quant à cette question. Dans un sondage publié à la fin de l’année 2020 dans le quotidien La Nación, le pourcentage de ceux qui se déclarent opposés à la légalisation de l’avortement augmente. Ils sont ainsi 49 % à se positionner contre ce projet de loi le 29 décembre. Quant au clivage territorial, la configuration actuelle confirme celle de 2018 avec un rejet de 66 % de cette mesure dans la région nord-ouest et un soutien toujours plus élevé dans la ville de Buenos Aires, à 42 %13. Ces données concernant l’évolution de l’opinion publique suscitent différents commentaires. Le contexte spécifique des derniers mois apparaît comme l’un des éléments explicatifs de ces modifications. Pour commencer, la gravité de la crise sanitaire et ses conséquences sur le plan économique notamment nous permet d’interpréter cette nouvelle hiérarchisation des priorités citoyennes. Ensuite, l’augmentation du rejet exprimé à l’encontre du gouvernement quant à la gestion de cette crise, en parallèle du soutien explicite de ce dernier à l’IVG, a une incidence sur les sondages publiés à la fin de l’année 2020. En effet, le gouvernement a perdu 10 points d’image positive entre janvier et décembre 202014. Enfin, l’organisation des forces dans l’enceinte parlementaire ayant évolué entre 2018 et 2020 en faveur de l’IVG, cela a pu avoir un impact sur le manque d’intérêt exprimé par la population envers cette thématique. En dépit de ces différences et selon Wegelin et Seccia15, le clivage politico-idéologique structurant l’appui et le rejet au projet en 2018 au sein de la société se maintient dans cette nouvelle conjoncture.
Si ce n’est pas la configuration de l’opinion publique qui explique l’approbation du projet de loi, il faut alors se tourner vers la rue et l’action collective du mouvement féministe présent dans l’espace public depuis 2018. La principale consigne de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, « Éducation sexuelle pour décider, moyens de contraception pour ne pas avorter, et avortement légal pour ne pas mourir », a réussi à fédérer un mouvement de plus en plus large et hétérogène. Suite au rejet de la légalisation de l’avortement par le Sénat à l’été 2018, le mouvement a ainsi poursuivi sa mobilisation, gagnant en visibilité et en capacité d’influence sur le pouvoir politique.
La traduction parlementaire du clivage citoyen
Suite aux mobilisations au début de l’année 2018, le président en exercice Mauricio Macri décide d’inclure la thématique du droit à l’avortement dans l’agenda législatif. Même si sa position personnelle allait clairement à l’encontre de l’IVG, ce choix stratégique peut apparaître comme une volonté d’élargir sa base de soutiens politiques et citoyens dans une conjoncture de plus en plus difficile du point de vue économique16. Cela est confirmé par une enquête d’opinion de mars 2018 selon laquelle pour 56,1 % des sondés, le président a pris cette décision afin de détourner l’attention d’autres problèmes considérés comme plus prioritaires par une partie de la société argentine17.
Quoi qu’il en soit, la mobilisation sociale porte ses fruits et le projet entre à la Chambre des députés.
Le 14 juin 2018, ces derniers approuvent le projet de loi par 129 votes en faveur, 125 votes contre et 1 abstention. Le clivage partisan qui se donne à voir à travers ces suffrages reflète la configuration sociétale déjà mentionnée entre l’électorat kirchnériste et les soutiens macristes, tout en les dépassant. En effet, si sur les 129 suffrages en faveur, la première majorité avec 55 votes est celle du groupe kirchnériste et de ses alliés, et si au sein des 125 votes contre, le groupe parlementaire macriste apporte le plus de voix avec 65 députés, 42 voix en faveur de l’IVG proviennent de cette même coalition. Même si cette transversalité des soutiens parlementaires a été présente également au Sénat avec 8 législateurs de la coalition présidentielle à se déclarer en faveur du droit à l’avortement, une large majorité de 38 sénateurs (sur 72) a empêché l’adoption de cette mesure par le Sénat dont 17 appartenant au camp macriste.
Deux années après, suite à la persistance de la mobilisation sociale et à l’accompagnement du nouveau président Alberto Fernández élu en 2019, une nouvelle version du projet de loi rentre dans l’hémicycle le 7 novembre 2020. Une nouvelle configuration partisane et parlementaire se donne à voir. Le 11 décembre, le résultat est sans appel : 131 députés votent en faveur du nouveau projet, 117 contre, plus 6 abstentions et 2 absences. Une nouvelle fois, l’organisation partisane et parlementaire dépasse le clivage politico-idéologique au sein de la société argentine. La coalition macriste, cette fois-ci dans l’opposition, a enregistré le même nombre d’appuis au projet avec 42 votes en faveur, et une légère augmentation des voix contre, confirmant la transversalité des soutiens permettant l’approbation à la Chambre des députés de ce projet de loi. Au Sénat, si en 2018, 38 sénateurs avaient voté contre le projet de loi, ce même nombre a voté pour en 2020. Cette nouvelle majorité se compose de 26 sénateurs kirchnéristes soutenant l’actuel président et de 12 membres de l’opposition. Cette inversion s’explique, d’abord, par la nouvelle composition du Sénat suite aux élections de 2019 marquées par l’intégration d’une large majorité de sénateurs kirchnéristes qui ont voté (à presque 80 %) en faveur de la légalisation de l’IVG, ensuite, par le changement de vote de quelques sénateurs de la majorité gouvernementale suite à la consolidation des revendications féministes dans la société et, finalement, par l’augmentation des absences expliquant la diminution des votes contre.
Ainsi, le 30 décembre 2020, l’Argentine a légalisé l’avortement pendant les 14 premières semaines de grossesse, l’avortement devient aussi gratuit. La loi établit également la possibilité pour les médecins de faire valoir la clause « d’objection de conscience ». L’Argentine rejoint ainsi la courte liste des pays latino-américains ayant légalisé l’avortement, aux côtés de l’Uruguay, de Cuba, du Guyana, de la Guyane française et de Puerto Rico. Tous les regards se tournent maintenant vers le Chili où les revendications féministes et la force de la mobilisation collective ne se démentent pas.
Morgan Donot
Paris 3/HEIP
Dario Rodriguez
Sorbonne Université
- Loi 13.010, du 23 septembre 1947. ↩
- Loi 24.012, du 6 novembre 1992. ↩
- http://ww.cnm.gov.ar ↩
- Loi 26.618, du 15 juillet 2010. ↩
- Loi 26.743, du 9 mai 2012. ↩
- Selon une étude réalisée conjointement par le CEDES (Centro de Estudios de Estado y Sociedad) et le ministère de la Santé à partir de 2005, entre 370 000 et 520 000 avortements illégaux sont pratiqués chaque année en Argentine. ↩
- Dans cet ensemble, il faut notamment mentionner le réseau Unión Provida qui regroupe 150 organisations bleu ciel. ↩
- Lucía Wegelin et Oriana Seccia, « Debate por el aborto legal. ¿ Qué dicen los que sí y qué dicen los que no? », Revue Anfibia, décembre 2020. ↩
- Andrea Lacombe, « Inapropiadas e inapropiables. Claves para entender el aborto como alteridad », Revue Nueva Sociedad, Nº 241, septembre-octobre 2012. ↩
- https://www.centrocultural.coop/blogs/ocop /2018/09/campo-ideologico-y-campo-politico- proposito-de-la-cuestion-de-genero-y-la ↩
- L’utilisation du terme « brèche » renvoie au vocable « grieta » utilisé dans le contexte de la société argentine. Ce dernier est mobilisé par les deux derniers présidents argentins, Cristina Fernández de Kirchner et Mauricio Macri, afin de souder leurs soutiens et légitimer leurs positionnements dans le champ politique. ↩
- https://www.clarin.com/politica/encuestas- indagaron-aborto-mayoria-favor-despenalizacion _0_rJNR6H2FM.html ↩
- Perfil, novembre 2020. ↩
- La Nación, 10 janvier 2021. ↩
- Op. cit. ↩
- Pour une analyse de la conjoncture économique, se référer à Claudio Scaletta, « Las razones del fracaso. El colapso de la economía macrista y los desafíos del próximo gobierno », El Diplo, septembre 2019. ↩
- Clarín, 18 mars 2018. ↩