« Ces ennemis intimes ». La description de l’ambiguïté dans les rapports, souvent intenses, entre la France et l’Angleterre que proposent Robert et Isabelle Tombs, dans leur ouvrage sur les histoires enchevêtrées des deux nations, semble surtout pertinente pour la période napoléonienne1.
Dans les guerres de 1793-1815, la France se trouvait confrontée à une succession de coalitions qui comprenaient – et que finançait parfois – l’Angleterre. Mais ces guerres sont loin d’être les premières dans une longue histoire de confrontations, et François Crouzet fait bien de nous rappeler quelques-unes des grandes batailles qui marquent l’histoire de deux voisins qui ne se comprenaient que trop bien : « Crécy, Poitiers, Azincourt, le siège d’Orléans, La Hogue, Blenheim, Fontenoy, Trafalgar, Waterloo »2. Seules les deux dernières peuvent être imputées à Napoléon, et elles mettent fin à plus d’un siècle de guerres et de rivalités commerciales et coloniales. On parlait d’une seconde « guerre de Cent Ans » ; et même en temps de paix on était nombreux à considérer les pays comme des « ennemis naturels », toujours préparant des plans d’urgence pour la prochaine guerre3. L’historien Jeremy Black n’hésite pas à parler d’eux comme « des ennemis naturels et nécessaires »4.
Napoléon : entre crainte et admiration
Mais la guerre contre Napoléon était pour beaucoup de Britanniques d’un ordre différent – une guerre qui avait ses origines dans l’idéologie de la Révolution et qui fut poursuivie avec une haine particulière par l’Empereur contre une « perfide Albion » qu’il détestait. Napoléon vilipendait les valeurs commerciales qu’il associait à l’Angleterre et particulièrement à la City, valeurs qu’il opposait à l’honneur et à la soif de gloire associés à l’histoire de France. Il se persuadait qu’en s’attaquant aux intérêts commerciaux de l’Angleterre et aux richesses de ses colonies, il pourrait anéantir l’enthousiasme des Anglais pour la guerre. Dans ce but il imposa en 1806 un blocus sur l’Europe continentale, remaniant sa stratégie pour conquérir et humilier le pays qu’il regardait, non sans raison, comme son adversaire le plus dangereux, le plus capable d’empêcher l’expansion de son empire5. Le blocus était sa machine de guerre, lui permettant de mettre en quarantaine le continent européen contre la suprématie maritime anglaise6. De même, il comptait profiter d’un nouvel esprit mercantiliste pour promouvoir les produits de l’industrie française et privilégier les intérêts du jeune secteur manufacturier. Comme l’a démontré Geoffrey Ellis, les départements de l’intérieur, tels que l’Alsace, en étaient souvent les bénéficiaires, même si dans les maisons de commerce et les ports de l’Atlantique on trouvait autant de perdants que de gagnants7.
L’Angleterre était donc amenée à considérer Napoléon comme un ennemi très personnel, déterminé à pousser plus loin la rivalité franco-anglaise du XVIIIe siècle et nourrissant le rêve d’envahir la côte sud de l’Angleterre qu’avaient entretenu les leaders du Directoire.
D’ailleurs, il ne cachait pas ses intentions quand, en 1803, il créa le camp de Boulogne pour entraîner sa Grande Armée sur les côtes de la Manche ; les troupes y furent rassemblées, et les chantiers navals français travaillaient à préparer le jour où une armée d’Angleterre traverserait la Manche8. Les soldats ne savaient pas où ils seraient envoyés ; quelques officiers pensaient passer en Hollande avant de traverser la Manche. Entre-temps, en Angleterre on renforçait les fortifications le long de la côte sud, et les conversations des cercles politiques de Londres tournaient encore une fois autour d’une éventuelle invasion9. Le ton des caricatures et des pamphlets s’est transformé également, avec un poids accru accordé à la menace d’une invasion et aux conséquences fâcheuses pour la population. La représentation de Napoléon dans la presse changea subtilement. S’il était toujours dépeint comme un tyran et un usurpateur, il n’était plus le jacobin d’antan, fils d’une révolution sanglante, mais un despote déterminé à détruire les libertés du peuple anglais10. Les grands caricaturistes de l’époque, tels que James Gillray et Thomas Rowlandson, se moquaient ouvertement de l’Empereur et de ses ambitions. Et si leurs gravures étaient trop créatrices pour être considérées comme de la propagande grossière, plus tard George Cruikshank admettra qu’elles pouvaient être interprétées, ainsi que celles de Gillray et Rowlandson, comme de la publicité gouvernementale pendant les longues années de la guerre11. Pitt, Addington et Liverpool furent tous connus pour leur inlassable condamnation de Napoléon et des dangers qu’il représentait pour l’Angleterre et ses institutions, et ces caricatures leur donnaient raison. Dans un dessin inspiré par le Gulliver de Jonathan Swift, par exemple, Gillray dépeint un George III gigantesque sur les falaises de Douvres regardant de loin, avec l’aide d’une lorgnette, un Bonaparte minuscule, lilliputien, qui reste, de l’avis du monarque, « un des petits reptiles les plus pernicieux et odieux que la nature a jamais créés pour ramper sur la surface de la terre »12.
Après sa dernière défaite à Waterloo, quelques-uns, parmi lesquels le Premier ministre Lord Liverpool, crièrent vengeance contre l’Empereur détrôné. Dans la presse, le rédacteur très francophobe du Times insista pour que Napoléon soit traité comme un criminel ordinaire à la force draconienne de la loi, et à une mort déshonorante comme la pendaison13. Mais dans la population générale les perceptions de Napoléon n’étaient pas toutes négatives. Si on le craignait, on l’admirait aussi, les radicaux comme Charles James Fox en tête ; et après la mort de celui-ci, en 1806, cette tradition fut prolongée par des Whigs tels Lord Holland et Samuel Whitbread. Mais les passionnés de Napoléon ne se limitaient pas à une petite frange radicale. Une fois la menace qu’il représentait éteinte, les Anglais furent nombreux à être fascinés par la personne de l’Empereur, éblouis par sa pompe, son ambition, son génie militaire. En 1815, quand il s’approcha de la côte anglaise à Torbay à bord du Bellerophon, des gens attirés de tous côtés vinrent le voir, sans hostilité évidente. Et quand il fut condamné à passer le reste de ses jours sur l’île lointaine de Sainte-Hélène, nombreux furent ceux qui eurent pitié de lui et qui s’identifièrent à son calvaire. Napoléon était devenu la plus grande célébrité de l’époque. Les gens se pressaient dans les musées pour apercevoir la voiture dans laquelle il avait fui le champ de bataille de Waterloo, et les panoramas illustrant la bataille acquirent une nouvelle vogue14.
Parmi les élites londoniennes on détecta même les débuts d’une nostalgie pour l’empereur.
Southey, Coleridge, Byron et Wordsworth figuraient parmi les poètes qui se disaient dévastés par sa défaite ; Byron pensa même au suicide en apprenant la nouvelle de Waterloo, et, en 1816, il choisit l’exil, voyageant dans la voiture de l’empereur15. Et même des gens qui se comptaient parmi les plus conservateurs, comme Walter Scott, admettaient une certaine admiration. C’était un génie, même si c’était un génie imparfait. « Il aurait pu jouer le rôle de Washington », jugea-t-il dans sa Vie de Napoléon Buonaparte, « mais il a préféré celui de Cromwell »16. Et quand, en 1821, l’Angleterre apprit la nouvelle de sa mort à Sainte-Hélène, il n’y eut ni célébration ni jubilation. Le ton était plutôt à la réconciliation, comme on peut le lire dans les pages de l’hebdomadaire The European Magazine : « Notre ennemi est aujourd’hui hors d’état de pouvoir nous nuire, nous ne devons pas oublier qu’il est aussi hors d’état de se défendre »17.
Dans les caricatures de la presse britannique le couple macron-Bonaparte n’est jamais très loin
Même s’il ne les menaçait plus, Napoléon conservait sa pertinence longtemps après sa mort. Il avait inspiré chez les Anglais une nouvelle introspection, une volonté de s’interroger sur leur propre identité, leur constitution, leur histoire, et, pour les plus radicaux, le caractère même de leurs libertés18. D’ailleurs, il leur avait laissé un héritage nettement positif, une position d’hégémonie globale à laquelle ils ne pouvaient que rêver dans le monde multipolaire du XVIIIe siècle. Si la France restait après 1815 une puissance européenne, c’était moins par les soins de l’Empereur que grâce au principe d’un équilibre des pouvoirs établi à Vienne comme ce qu’appelle l’historienne hollandaise Beatrice de Graaf « une expérience de sécurité antirévolutionnaire »19. Les guerres de Napoléon n’avaient rien gagné pour la France, et ça a un coût immense. Elles avaient laissé le pays profondément affaibli, financièrement et militairement, rival certes de l’Angleterre dans l’espace colonial, mais mal équipé pour lui lancer un défi. Avec la révolution industrielle et son expansion coloniale, le XIXe siècle serait sans doute le siècle anglais. « Ces ennemis intimes » ne seraient plus poussés à se faire la guerre, et depuis 1815 ils seraient alliés dans les conflits à venir, à peu d’exceptions près : on peut penser à Fachoda sur le Nil supérieur en 1898, ou (si on le considère comme un acte de guerre) à la destruction de la marine française à Mers-el-Kébir en 1940. Ces incidents à part, la France et l’Angleterre sont en paix depuis deux siècles.
Mais, cet état de paix implique-t-il une véritable amitié, ou cache-t-il une rivalité accrue entre deux pays dont la position dans le monde est de plus en plus remise en question ?
Au XXe siècle, et surtout après 1945, leur influence décline fortement : ils sont dépassés par les États-Unis et l’Union Soviétique sur la scène mondiale, par l’Allemagne en Europe, par la Chine, l’Inde et le Brésil en dehors. Avec leurs anciens empires minés par une marée de nationalismes en Afrique et en Asie et par l’hostilité mal cachée des États-Unis, ils cherchent désespérément à maintenir un rôle mondial avec leurs « commonwealth » et « communauté » post-coloniales. De plus, la France voit, dès l’après-guerre, une opportunité d’imposer son leadership politique sur l’Union européenne, tandis que la Grande-Bretagne reste méfiante à l’égard de toute suggestion d’une Europe transnationale. Ses hommes politiques des années 1950 regardent les États-Unis comme leur allié essentiel dans le climat farouchement anti-communiste de la Guerre froide. Pour Charles de Gaulle leur désir de maintenir une « relation privilégiée » avec les États-Unis rend incompatibles leurs intérêts et ceux de l’Europe continentale20. Comme tout le monde le sait, quand l’Angleterre reconsidère sa position sur la CEE, dans les années 1960, c’est de Gaulle, au nom de la France, qui la rejette avec un dédain que les Anglais ne pardonneront pas. Les références à une ambition impériale, à un esprit napoléonien, à une France qui s’est montrée de nouveau hostile et anti-britannique, reprennent21. Et un demi-siècle plus tard, au moment du Brexit, ce langage est à nouveau utilisé.
Du côté des Brexiteers, soupçonneux comme toujours des intentions des Européens, le personnage de Napoléon représente une puissance emblématique, menaçant de punir et d’envahir l’Angleterre et d’imposer sur la population de ces îles un régime politique hostile et autoritaire. Et, comme la manne du ciel, Emmanuel Macron est là, avec sa méfiance de l’OTAN, ses projets expansionnistes pour l’Union européenne, sa volonté de la diriger dans les intérêts de la France, son désir de créer une force européenne pour la défense collective, initiatives qui rappellent aux Anglais les plus eurosceptiques les ambitions de Napoléon. De temps à autre Macron menace même l’Angleterre de rétribution si elle se séparait de l’UE, imposant des tarifs punitifs ou bloquant les importations de ses produits, ce qui est surtout frustrant pour les partisans du libre-échange dans le Parti conservateur. Leur réponse fut immédiate et intransigeante ; on peut lire dans le tabloïd populiste et eurosceptique The Sun : « Dans un acte d’hommage à Napoléon Emmanuel Macron menace de détruire le Brexit en Grande-Bretagne par le biais d’une guerre commerciale »22. Dans les caricatures qui paraissent dans la presse britannique, le couple Macron-Bonaparte n’est jamais très loin et les images iconiques d’une autre ère, comme le Napoléon de David, sont fréquemment évoquées. Pour le caricaturiste du Times, Peter Brookes, par exemple, l’empereur représente un cadeau précieux auquel il a recours à deux reprises : la première, en 2018, pour illustrer le mépris du président français envers les intérêts de l’Angleterre pendant les négociations sur le Brexit23 ; la seconde, ces jours-ci, pour condamner sa réticence à autoriser un vaccin contre la Covid-19 développé outre-Manche24. Même au XXIe siècle, dans les impasses politiques actuelles, le grand Napoléon conserve ses usages.
Alan Forrest
Université de York
- Robert et Isabelle Tombs, That Sweet Enemy. Britain and France: The History of a Love-Hate Relationship, Londres, Pimlico, 2007, p. 1. La traduction en français parut sous le titre La France et le Royaume-Uni : des ennemis intimes, Paris, Armand Colin, 2012. ↩
- François Crouzet, « Introduction », dans Douglas Johnson, François Crouzet et François Bédarida (eds), Britain and France. Ten Centuries, Folkestone, Dawson, 1980, p. 13. ↩
- John Bromley, « The second Hundred Years War, 1689-1815 », in Johnson et al, Britain and France, op. cit., p. 171. ↩
- Jeremy Black, Natural and necessary enemies: Anglo-French relations in the eighteenth century, London, Duckworth, 1986. ↩
- Katherine B. Aaslestad, « Introduction: Revisiting Napoleon’s Continental System », in Katherine B. Aaslestad and Johan Joor (eds), Revisiting Napoleon’s Continental System. Local, Regional and European Experiences, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, pp. 3-7. ↩
- Geoffrey Ellis, The Napoleonic Empire, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003, p. 111. ↩
- Geoffrey Ellis, Napoleon’s Continental Blockade: The Case of Alsace, Oxford, Oxford University Press, 1981, pp. 193-97. ↩
- Michael Broers, Napoleon, Soldier of Destiny, London, Faber and Faber, 2014, p. 482. ↩
- Alan Forrest, « La France face à la France napoléonienne », dans Jean-Paul Bertaud, Alan Forrest et Annie Jourdan, Napoléon, le monde et les Anglais, Paris, Autrement, 2004, p. 176. ↩
- Stuart Semmel, Napoleon and the British, New Haven, Yale University Press, 2004, pp. 44-46. ↩
- John Richard Moores, Representations of France in English Satirical Prints, 1740-1832, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, p. 142. ↩
- Alexandra Franklin et Mark Philp, Napoleon and the Invasion of Britain, Oxford, Bodleian Library, 2003, p. 88 ; pour la traduction, Alan Forrest, « La France face à la France napoléonienne », p. 177. ↩
- The Times, le 4 juillet 1815. ↩
- Philip Shaw, Waterloo and the Romantic Imagination, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2002, pp. 78-91. ↩
- Christopher Woodward, « Napoleon’s Last Journey », in Margarette Lincoln (ed.), Nelson and Napoleon, Londres, National Maritime Museum, 2005, p. 243. ↩
- Thierry Lentz, Bonaparte n’est plus ! Le monde apprend la mort de Napoléon, juillet-septembre 1821, Paris, Perrin, 2019, p. 81. ↩
- Thierry Lentz, Bonaparte n’est plus ! Le monde apprend la mort de Napoléon, juillet-septembre 1821, Paris, Perrin, 2019, p. 81. ↩
- Stuart Semmel, Napoleon and the British, op. cit., p. 7. ↩
- Beatrice de Graaf, Fighting Terror after Napoleon. How Europe became secure after 1815, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, pp. 9-15. ↩
- Philip Stephens, Britain Alone. The Path from Suez to Brexit, Londres, Faber, 2021, pp. 100-03. ↩
- George Gardiner, « From empires to Europe », in Johnson et al, Britain and France, op. cit., p. 354. ↩
- The Sun, 24 octobre 2018. ↩
- The Times, 19 janvier 2018. ↩
- The Times, 2 avril 2021. ↩