« C’est en guenilles noires et sur un air de requiem que la République libanaise s’apprête à fêter dans quelques jours l’anniversaire de la proclamation du Grand-Liban par la France du général Gouraud, le 1er septembre 1920 »1. C’est par ces mots sombres que décrit Michel Hajji Georgiou, le Liban à la veille du Centenaire. En effet, c’est le ressenti général trois semaines après l’explosion cataclysmique du 4 août 2020 qui a meurtri Beyrouth, son port, ses fenêtres, ses sourires, ses couleurs et son âme… Le Centenaire est donc placé sous le signe de la tristesse et du deuil. Le président français Emmanuel Macron qui devait se rendre au Liban pour les festivités du Centenaire, s’est finalement retrouvé sur les ruines de Beyrouth, deux jours seulement après l’explosion, désormais désignée comme « Beirutshima ». Un très triste Centenaire… mais comment en sommes-nous arrivés là ?
Le Grand-Liban et ses convulsions de naissance
C’est en 1919 que le Président français Georges Clemenceau a nommé le Général Henri Gouraud Haut-commissaire de la République etcommandant en chef de l’Armée du Levant, en lui précisant, en ces termes, ce que le gouvernement français attendait de lui : « Votre mission consiste, à établir au fond de la Méditerranée un centre de rayonnement français. C’est une grande et belle tâche que je vous confie !2»
Gouraud, héros de la Grande Guerre où il a perdu son bras droit en 1915, accepte la mission et arrive donc à Beyrouth en novembre 1919 où il est accueilli par son prédécesseur, Georges Picot et une partie de la population libanaise, à Beyrouth. Le Général Gouraud prend vite conscience qu’il n’est pas venu pour les chrétiens opprimés et affamés par la Grande famine de 1915 – 19183. Il est venu pour tous les Libanais.
Dans son premier discours, il affirme clairement sa position. Il dit « nous sommes les fils de la Révolution épris de liberté et de progrès, respectueux de toutes les religions et fermement résolus à assurer une justice égale aux adeptes de chacune ».
En effet, avec la fin de la Première Guerre mondiale, 1914-1918, le Liban s’émancipe du joug ottoman, mais cela pose deux problèmes épineux concomitants qui s’engendrent l’un l’autre.
Ce pays doit-il exister comme une entité politique distincte ? c’est-à-dire indépendante de la Syrie ?
Si oui, quelle doit être sa superficie, ses territoires et quelle population doit-il contenir ?
Pour les partisans de l’unité arabe, il est juste et prudent d’absorber le Liban dans l’unité arabe et de le réunir, sous réserve d’une autonomie plus ou moins étendue, à la Syrie dont il constitue la façade maritime et le débouché naturel. Ces idées unionistes avec la Syrie et les ambitions panarabes ne déplaisent pas entièrement à l’époque aux intellectuels libanais émigrés qui pensent que le Liban sera trop étroit et donc impossible à vivre, s’il n’était pas associé à la Syrie.
L’autre grande idée était celle d’un Liban indépendant, comme promis au Patriarche maronite Hoyek par Georges Clemenceau en novembre 1919 : « le désir des Libanais de conserver un gouvernement autonome et un statut national indépendant s’accorde parfaitement avec les traditions libérales de la France ».
C’est cette indépendance en entité singulière entière, sous la tutelle provisoire de la France, qui fut proclamée le 1er septembre 1920 par le Général Gouraud Haut-commissaire de France.
Maintenant que l’idée d’un Liban indépendant de la Syrie était privilégiée, il fallait savoir quels territoires allait-il compter. Deux solutions étaient possibles : Le Petit Liban et le Grand-Liban.
Le Petit Liban, c’est-à-dire l’ancienne province ottomane privilégiée du Mont Liban, dont les territoires sont à majorité chrétienne mais sont étroitement limités géographiquement et privés de frontières naturelles ainsi que de nombreux territoires historiques. Le Petit Liban serait donc réduit à la seule montagne, dépourvu de port et des plaines, c’est-à-dire qu’il n’était guère viable. Sans plaine et sans port, les libanais risquaient de mourir de faim de nouveau un jour. Pour rappel, en 1919, la hantise des quatre années de famine est encore très présente dans les esprits4.
Le Grand-Liban : c’est-à-dire à peu près le Liban historique réalisé au XVIe siècle par l’émir Fakhreddine le second, avec des ports comme Beyrouth, Tripoli et Saïda, mais aussi avec des terres fertiles comme la plaine du Akkar ainsi que la plaine de la Bekaa. Ainsi le Grand-Liban rassemblera à côté des chrétiens et des druzes de nombreuses populations musulmanes sunnites de Beyrouth, de Tripoli de Saïda et du Akkar mais également des populations chiites de la Békaa et du djebel Amel.
L’avantage ou le désavantage de ce Grand-Liban, c’est qu’il cessera d’être un État surtout à majorité chrétienne pour devenir un état multicommunautaire. Notons que certains ne pardonnèrent jamais au Patriarche Hoyek, d’avoir choisi ce Grand-Liban plus large certes et englobant les musulmans, mais cousu au détriment des chrétiens du littoral Syrien, laissant ainsi la majorité politique chrétienne aux maronites. Les adversaires du Grand-Liban et du Liban d’aujourd’hui, répètent jusqu’à nos jours que le Patriarche Hoyek est à l’origine de ce « grand mensonge » ou échec qu’est le Liban.
Déjà en novembre 1919, soit un an avant la proclamation du 1er septembre 1920, le président Clemenceau écrivait au patriarche maronite Elias Hoyek pour l’assurer que la France demeure : « invariablement attachée aux traditions de mutuel dévouement établies depuis des siècles entre la France et le Liban… Avec le soutien et l’aide de la France, indépendants de tout autre groupement national, les Libanais sont assurés de conserver leurs traditions, de développer leurs institutions politiques et administratives… La France tiendra le plus grand compte dans la délimitation du Liban, de la nécessité de réserver à la montagne des territoires de plaines fertiles et l’accès à la mer indispensable à sa prospérité… » Ainsi le Liban passait de près de 4 000 km2 aux 10 452 km2 reconnus aujourd’hui.
Le Président Clemenceau l’a promis au Patriarche Hoyek, mais n’oublions pas que le patriarche Hoyek avait lui-même déposé à la Conférence de la Paix de 1919 un mémorandum où il disait : « En réclamant son agrandissement, le Liban ne réclame en réalité que la restauration territoriale, dont font foi l’Histoire et la carte de l’état-major français de 1860. Il ajoute : Cette restauration territoriale du Liban dans ses limites historiques… répond à une entité géographique qui fut, jadis, la Phénicie et qui dans les temps modernes jusqu’à 1840, a constitué le territoire libanais ».
Pour les plus optimistes et surtout pour la France, ce nouveau Grand-Liban mosaïque religieuse, hérité du Mont Liban de l’époque ottomane, pouvait suffire à assurer l’entente communautaire entre chrétiens et musulmans.
L’optimisme était bon certes, mais les conditions de son application et la réalité furent bien plus compliquées et différentes. C’est «sous un régime communautaire diversifié et très compliqué que ce Liban agrandi vivra », écrivait et prévenait le Général Pierre Rondot, spécialiste du Proche-Orient et formateur des services de renseignements syriens et libanais pendant le mandat français5.
Ainsi, l’idée du Grand-Liban n’étant pas évidente, ni géographiquement, ni politiquement, la France a maintenu son projet et ses promesses aux maronites, et le Grand-Liban est créé, surtout pour le distinguer de la Syrie.
Le Grand-Liban et ses difficultés ultérieures
Ce Grand-Liban exauce ainsi les aspirations d’autonomie des chrétiens libanais mais suscite des réactions opposées chez les autres communautés. Cette proclamation se passe contre le souhait de la grande majorité des populations sunnites pour qui cette création ampute la Syrie de toute la bande côtière libanaise et surtout du port de Tripoli qui à l’époque représentait l’un des ports principaux de l’arrière-pays syrien. Selon le professeur Carla Calargé, cette création du Grand-Liban a fait que les pouvoirs politiques syriens vont entretenir tout le long du XXe siècle une relation très problématique avec le Liban dans la mesure où pour eux celui-ci n’a jamais été un pays indépendant mais plutôt une province syrienne qu’il s’agit de ré-annexer un jour ou l’autre6.
L’historien libanais Fawwaz Traboulsi, connu pour ses idées panarabes, décrit la proclamation du Grand-Liban comme un diktat. Pour Traboulsi : « Le Liban, dans les frontières définies le 1er septembre 1920, n’avait jamais existé auparavant dans l’histoire. C’était un produit de la partition franco-britannique du Moyen-Orient. Traboulsi ajoute que les frontières du Liban ont été imposées contre la volonté de la majorité de sa population. La création du Grand-Liban était principalement déterminée par les intérêts de la France dans la division et le contrôle de la Syrie, dans le contexte de la partition des provinces arabes de l’ex-Empire ottoman entre Paris et Londres7 ».
Pour comprendre symboliquement le refus de ce Grand-Liban, refus dont la République libanaise a payé le prix tout le long du siècle dernier, il est impératif de revenir sur la date du 1er septembre. En réalité il faut revoir toute l’année 1920 pour y insérer l’événement du 1er septembre, comme dernière pierre de l’édifice.
Pour rappel, en mars 1920, le roi Fayçal s’autoproclame Roi de Syrie et du Liban ! En avril la France est officiellement investie par la Société des Nations d’un « mandat pour la Syrie et le Liban » à Saint Remo. Le mois de juillet se termine après la défaite des troupes de Fayçal par l’invasion française de Damas en Syrie. Cette invasion enterre le rêve des nationalistes arabes qui espéraient voir la naissance d’un État arabe.
La proclamation du Grand-Liban va donc se faire un mois juste après la bataille de Maysaloun en Syrie, survenue le 24 juillet 1920, lors de laquelle les forces françaises, commandées par le Général Goybet, mettent en déroute les indépendantistes syriens menés par Youssef al-Azmeh, ministre de la Guerre du roi Fayçal. Les conséquences symboliques de cette bataille sont énormes : victoire écrasante pour la France, défaite fracassante pour les Syriens, la bataille de Maysaloun, suivie par la proclamation du Grand-Liban trente jours plus tard. Henri de Wailly, spécialiste de l’histoire militaire du XXe siècle, rapporte que le 25 juillet 1920 les troupes françaises rentrent solennellement à Damas et le Général Goybet s’avance « à la tête de ses troupes, musique en tête et drapeau déployé mais les rues sont vides et des équipements militaires délaissés sont la trace d’une armée écrasée ».
Myriam Harry, reporter de L’llustration, invitée par le Général Gouraud à faire une série de reportages, qui accompagne l’entrée des soldats français à Damas décrit la scène de la défaite arabe : « partout nous voyons des chariots renversés, des caissons d’artillerie émiettés… des sacs et des équipements dispersés… Les caisses de munitions portent toutes les inscriptions allemandes… munitions que les Turcs avaient abandonnées à Rayyak et qui avaient été pillées avant l’arrivée des Français ».
Quelques jours après la conquête de Damas, le Haut-commissaire de France publie une décision le 3 août 1920 et annonce la naissance prochaine d’un nouvel État, le Grand-Liban. Si à Beyrouth cette annonce est accueillie avec enthousiasme, en Syrie on considère aussitôt que la nation syrienne est amputée du Liban pour ainsi mutiler la Syrie en la privant des ports de Beyrouth et de Tripoli, gênant ainsi brutalement le commerce syrien.
La défaite de Maysaloun est vécue et considérée comme la fin du rêve nationaliste arabe et comme symbole de la « trahison » selon l’historien irakien Ali al-Allawi. Ainsi dans le monde arabe certaines attitudes populaires existent jusqu’à ce jour, et considèrent depuis, (et jusqu’à nos jours) que le monde occidental déshonore les engagements qu’il prend envers le peuple arabe et opprime ceux qui s’opposent à ses desseins impériaux.
C’est ainsi que se comprend le malaise, un mois après Maysaloun, du Grand mufti de Beyrouth, Cheikh Moustafa Naja, lorsqu’il assiste aux côtés du Patriarche maronite Elias Hoyek à la proclamation du Grand-Liban, en présence des deux Généraux Gouraud et Goybet, fiers victorieux de Maysaloun. Selon l’historien libanais Hassan Hallak, le Général Gouraud avait voulu apaiser la tension avec les musulmans sunnites très mécontents de l’idée du Grand-Liban. Il rend alors visite au Cheikh Mustafa Naja, mufti de Beyrouth, et lui propose le titre de mufti de L’État du Grand-Liban, au lieu du titre de mufti de Beyrouth. Gouraud pensait que ce titre élargi à l’image du Liban ouvrirait l’appétit du mufti et des musulmans sunnites à coopérer avec les autorités françaises. Cependant, l’optimisme du Général Gouraud est resté sans réalisation, car le Cheikh Mustafa Naja refusa ce titre offert par la France, une autorité étrangère non islamique. Toujours selon Hallak, le patriarche maronite et les notables musulmans s’étaient pressés de convaincre le Mufti Naja d’assister à la cérémonie, dans l’intérêt des musulmans et des Libanais. On rapporte que le mufti de Beyrouth fut contraint sous la menace d’une expulsion ou d’une arrestation d’assister à la cérémonie de proclamation du Grand-Liban8. Ainsi le problème se pose déjà à la création de l’État libanais car c’est un État proclamé par un officier français et cette proclamation n’émane donc pas de toutes les composantes de la société qui fait ce nouvel État. Pour les unionistes qui militent pour l’unité de la Syrie, il s’agit d’une annexion fermement réclamée par un chef religieux chrétien irrédentiste et séparatiste. « D’emblée la polémique entre unionistes et libanistes prend un tour confessionnel de part et d’autre : deux groupes religieux, les maronites et les musulmans, s’affrontent, et non pas deux nationalismes antagonistes9».
Le Mufti Naja aurait ainsi assisté à contre cœur à la proclamation du 1er septembre, et dès le lendemain de la cérémonie, il déclarait publiquement ses contestations à l’idée du Grand-Liban. Pour l’honneur, le Mufti Naja s’était attaché au titre de mufti de Beyrouth, jusqu’à sa mort en 1932, date à partir de laquelle on parle du mufti de la République libanaise10.
L’autre défaut de départ, c’est l’absence ignorée des orthodoxes, grands absents à la proclamation du Grand-Liban.
La Cérémonie franco-maronite du 1er septembre 1920 a mis à l’écart les chrétiens orthodoxes.
Même si les orthodoxes ne refusaient pas directement l’idée du Grand-Liban, ils en étaient déçus. Ce nouveau Liban était en dessous de leurs attentes, voire incomplet, puisqu’il n’allait pas englober les chrétiens orthodoxes du littoral syrien. On peut se poser dès lors la question de savoir pourquoi cette communauté très aisée et puissante est restée marginalisée au moment de la disparition de l’Empire ottoman.
Les raisons de cette marginalisation sont sans doute multiples mais il est évident que la proposition retenue de la création du Grand-Liban répondait surtout aux vœux d’un clergé maronite ayant un projet politique bien défini. N’oublions pas que la Russie, orthodoxe croyante et pratiquante, est secouée en 1917 par la révolution bolchevique et cela a sans doute eu des conséquences sur la communauté orthodoxe du Moyen-Orient qui se sentait un peu orpheline au moment où le monde se dessinait.
Cette première « indépendance » de 1920 allait devenir, dans l’inconscient collectif, l’œuvre de vie d’un Patriarche chrétien maronite. Le Grand-Liban n’est donc pas seulement craint par ses voisins, mais aussi par ses propres nouveaux habitants, tous ceux qui y ont été inclus de force, dans des frontières annoncées par le Général Gouraud. Les maronites se considèrent les fondateurs de cette nation nouvelle, mais les autres composantes de ce nouveau Grand-Liban sont au contraire méfiantes et se sentaient surtout mises à l’écart par la France.
Cette malformation de naissance poussera plus tard les musulmans sunnites à préférer plutôt célébrer la date de l’indépendance « Eid el Istiqlal », ainsi cet épisode de novembre 1943, rendait enfin hommage à la composante sunnite du Liban, par le biais de l’Héroïsme de Riad al Solh élevé au rang des « icônes de l’indépendance » proprement désignées au Liban par Rijalat al Istiqlal11 ! Pour leur part, les chiites libanais vont, tout en admettant les deux événements fondateurs de la nation, 1920 et 1943, attendre la troisième indépendance, celle de l’an 2000, pour la célébrer et en faire un jour national aussi, le jour de la libération « Eid el Tahrir », libération à laquelle la communauté chiite a activement pris part, grâce au sang versé par les résistants contre l’occupation israélienne du Liban.
Le Grand-Liban et ses défis aujourd’hui
Aujourd’hui, un siècle plus tard, et en ce moment même, le Liban connaît des difficultés qu’il est très pénible de décrire. À la veille du 1er septembre 2020, se lit dans les yeux des Libanais la peur des évènements actuels, l’angoisse d’un avenir inconnu, le spectre d’une famine et d’une dévaluation vertigineuse de la livre libanaise.
Nous le savons tous, Le Grand-Liban d’hier devenu le Liban d’aujourd’hui est en danger.
Le Moyen-Orient se déchire, les conflits de la région sont désormais très nombreux et les espoirs très rares. Les printemps arabes promis et que nous espérions se transforment en rêves désagréables pour ne pas dire en cauchemars, et cette fois- ci Sykes et Picot ont été devancés sur le terrain par d’autres acteurs.
Le défi aujourd’hui en 2020, un siècle plus tard, est de reconquérir avec tous les Libanais, la grandeur et la force de l’État libanais, ce Liban du Nahr el-Kabîr, aux portes de la Palestine comme disait Gouraud, ou encore le Liban des 10 452 km2 tel que le décrivait le jeune et charismatique Président libanais assassiné Bachir Gemayel. Pour réussir, il faut que les Libanais, tous les Libanais, œuvrent pour l’excellence de la nation libanaise, et tel est le slogan de l’Université Saint Joseph qui œuvre depuis 145 ans à réaliser l’excellence du Liban.
Si le Grand-Liban de 1920 était celui du Patriarche Hoyek, des Pères jésuites Cheikho, Cuche, Lammens, et Cattin, le Grand-Liban d’aujourd’hui, est celui des Patriarches Sfeir et Rai, des Jésuites Abou et Daccache, celui du Mufti Hassan Khaled et de l’Imam Moussa Sadr. Le Liban d’aujourd’hui et de demain devra être le Liban du « Vivre Ensemble » de Samir Frangié, celui des scouts et des volontaires, balais en mains, déblayant les rues d’Achrafieh au lendemain de l’explosion du 4 août.
L’ouverture et le dialogue ne sauraient être consolidés dans la vie sociopolitique libanaise que s’ils sont ancrés dans les cœurs des individus. Ceci suppose une « véritable éducation des consciences à la paix et à la réconciliation ». Le Liban doit rester le « Message » décrit par Jean-Paul II, et l’exemple du pluralisme tant pour l’Orient que pour l’Occident. La vocation du Liban doit rester d’offrir au monde si fragmenté un modèle de la communauté humaine et spirituelle idéale à laquelle aspirent tous les êtres humains.
Le 31 août 2019, à l’occasion des 99 ans de l’État libanais, le Président Michel Aoun a évoqué la nécessité de revenir sur l’idée d’un État fort. Parlant du Grand-Liban il dit : « L’établissement de ce Grand-Liban s’est fait au travers des institutions et organisations administratives, judiciaires, financières et sécuritaires mises en place par les autorités françaises en vue de la déclaration de l’État libanais. En effet, seules les institutions aujourd’hui sont les garantes de la patrie et constituent le fondement d’un État fort ».
Or cet État fort, dont parle le Président libanais, est secoué depuis le 17 octobre 2019 par une révolte populaire sans précédent.
Les manifestants nombreux dénonçaient, durant les premiers mois, la corruption organisée, le partage d’influence, les commissions, les détournements des fonds publics et le clientélisme gagnant toutes les sphères de la vie politique et économique, et gangrénant les administrations autant que les esprits. Cette révolution d’octobre était en réalité celle d’une revendication citoyenne des droits élémentaires de la vie en société. Devant la dégradation des services publics, les Libanais se sont enfin décidés à exiger que les premières nécessités leur soient garanties, eau, électricité, environnement, essence, routes, monnaie et pouvoir d’achat. Cette révolution populaire c’est un peu le temps des humiliés, pour reprendre le titre de l’ouvrage du professeur Bertrand Badie12. Parmi les slogans que scandent les manifestants et en allusion à l’année du Centenaire on pouvait lire « 1920-2020, dawlat loubnan al Kabîr, aw dawlat loubnan al fakir », État du Grand-Liban ou État du Pauvre Liban.
Ce slogan est désormais très vrai, puisqu’en juillet 2020, la dévaluation de la livre libanaise atteint les 10 000 LL pour un seul dollar. Jamais les Libanais n’avaient été aussi pauvres.
Aujourd’hui le marquage territorial de la révolte s’est dessiné et un atlas approximatif de la géographie de la thawra est hélas perceptible : sous les cris de la révolte du 17 octobre, les marxistes léninistes guévaristes manifestent devant la Banque Centrale à Hamra, les partisans de Kassem Süleymani saccagent les vitrines du centre-ville « solidaire » de Beyrouth, les partis politiques satellites de la Syrie d’Assad lancent des cailloux sur l’ambassade américaine à Awcar pour dénoncer l’ingérence des États-Unis dans les affaires libanaises, la droite chrétienne indépendantiste et traditionnellement hostile au régime syrien tient le « siège » sous le pont de Jal el Dib et la place centrale de Tripoli est infiltrée par des partisans d’Erdogan, drapeaux turcs en main, qui veulent faire chuter le système actuel favorable au Hezbollah.
La Thawra, qui a éclaté dans un Liban où les médiocres sont majoritaires au pouvoir… a donné durant ses premiers jours l’espoir d’une restructuration de la société libanaise divisée depuis 2005 entre les blocs du 8 et du 14 mars. L’illusion n’a duré que quelques mois et le rêve n’a pas duré longtemps, et les tentes des manifestants de la place des Martyrs ont été incendiées par les habitants de la rue d’en face. Depuis juin 2020, le discours « Al thahab nahwa asharq13», de Sayed Hassan Nasrallah annonce que le Liban devrait se tourner vers l’Est, c’est-à-dire vers la Chine et la Russie pour déjouer le blocus et les sanctions occidentales et arabes contre. Pour caricaturer les choses, nous pouvons dire que la scène libanaise est aujourd’hui scindée entre Shea14 et les Chi’a15.
Un très triste centenaire
Le grand défi d’aujourd’hui et de demain, c’est de préserver le Liban de tous les dangers du Moyen-Orient, qui oscillent entre guerres interminables et printemps inachevés, un Moyen-Orient d’aujourd’hui où le britannique Sykes et le français Picot ont apparemment été remplacés par Trump l’américain, Poutine le néo-tsar russe, Erdogan le néo-ottoman, ainsi que Khamenei le perso-iranien. Au moment où Sainte Sophie redevient une mosquée alors que les Émirats Arabes-Unis cherchent à installer une ambassade à Tel Aviv, le Liban ramasse ses débris et ses espoirs pour tenter de sortir de l’impasse actuelle. Les dirigeants libanais doivent immédiatement répondre aux aspirations populaires et œuvrer avec la communauté internationale au retour immédiat des réfugiés syriens vers les régions calmes de Syrie, trouver un accord avec le FMI pour la dette libanaise et finalement imposer d’une façon ou d’une autre la neutralité demandée par Bkérké.
Retracer brièvement l’Histoire de ce triste centenaire est une mission très difficile et frustrante à la fois pour l’historien : quatre siècles de joug ottoman, quatre années de Grande Guerre, une famine qui décime près d’un tiers de la population, un mandat français de près d’un quart de siècle, six années de second conflit mondial, une révolte en 1958, quinze ans de guerre civile, les vagues de réfugiés arméniens, palestiniens, irakiens et syriens, l’exil en France et l’emprisonnement des leaders politiques chrétiens, l’occupation syrienne, deux invasions israéliennes en 1978 et en 1982, ainsi que plusieurs agressions militaires israéliennes transformées en guerres israéliennes violentes contre le Liban comme en 1996 et en 2006, les bombardements de centrales électriques, de ponts et tunnels, ports et aéroports, écoles, hôpitaux et axes routiers, allant même jusqu’aux abris de l’ONU comme à Cana dans le Sud Liban. Ajoutons encore l’assassinat de deux présidents de la République, l’assassinat de deux Premiers ministres, l’assassinat de muftis sunnites et d’imams chiites, des dizaines d’attentats terroristes depuis 2005 visant les journalistes, les intellectuels, les officiers et les politiciens indépendantistes du pays, le terrorisme islamiste aux frontières et aussi à l’intérieur, des opérations de l’Armée à Nahr el Bared, à Fajr el Jouroud, des périodes de vide présidentiel, de vide ministériel, une corruption insolente et qui dépasse les limites de l’entendement, un confessionnalisme exacerbé, les lois électorales injustes et qui assurent souvent l’arrivée au pouvoir aux médiocres… Les ingérences grossières de l’Iran qui arme et finance le Hezbollah et celles de l’Arabie Saoudite qui prend en otage un Premier ministre libanais par exemple.
Avec l’indifférence de l’Occident et les retombées catastrophiques sur le Liban du conflit syrien depuis 2011, la liste des malheurs est tristement longue et pourrait s’allonger encore si un miracle ou une intervention divine ne se produisent pas
Christian Taoutel
Historien, directeur du département d’Histoire de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
- Michel Hajji Georgiou, « Liban : un centenaire sous les décombres », La rédaction de Mondafrique, 20 août 2020. ↩
- Philippe Gouraud, Le Général Henri Gouraud au Liban et en Syrie (1919-1923), L’Harmattan, 1993. ↩
- Près de 200 000 personnes sont mortes de faim durant la Grande Guerre au Liban, soit un tiers des habitants du Mont-Liban, in Le peuple libanais dans la tourmente de la Grande Guerre, Christian Taoutel et Pierre Wittouck, PUSJ, 2015. ↩
- Les morts sont provoquées par la conjonction de plusieurs facteurs : le blocus maritime imposé par la flotte anglaise en Méditerranée, l’embargo du Mont-Liban décidé par Jamal Pacha pour toutes les denrées alimentaires, la fameuse invasion de sauterelles qui détruisit toutes les récoltes à partir d’avril 1915, les conditions d’hygiène et de santé désastreuses, la corruption et la dégradation administrative de l’État, l’emmagasinage de denrées pratiqué par certains commerçants et la pratique abusive de l’usure. ↩
- Pierre Rondot, « Les structures socio-politiques de la nation libanaise », Revue française de science politique, 1954. ↩
- Carla Calargé, Mémoires fragmentées d’une guerre obsédante, L’anamnèse dans la production culturelle francophone (2000-2015), Brill/Rodopi, 2017. ↩
- Fawwaz Traboulsi, A History of Modern Lebanon, Pluto Press, 2007. ↩
- Carla Eddé, Beyrouth : Naissance d’une capitale (1918 – 1924), Sindbad, 2010. ↩
- Carla Eddé, op. cit. ↩
- Mohamad Toufic Khaled, premier mufti de la République libanaise. ↩
- https://www.annahar.com/article/704284 ↩
- Bertrand Badie, Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, 2014. ↩
- Se diriger vers l’Est, en allusion à la Chine et la Russie. ↩
- L’ambassadrice des États-Unis au Liban, Dorothy Shea, dont le nom de famille est un homonyme du mot chiite en arabe. ↩
- Slogan crié répétitivement par les partisans de Amal et du Hezbollah lors des manifestations au Liban et qui signifie « chiites », par allusion à un marquage territorial et géographique de la confession chiite. ↩