Né suite à une série d’évènements allant de 1918 jusqu’au premier septembre 1920, date de sa déclaration par le Général Gouraud, le Grand Liban a été le fruit de concordance de faits, de volontés et de conflits. Autant de circonstances qui ont impliqué les groupes socio-politiques locaux et les instances politiques de l’époque, à l’échelle régionale, essentiellement en Syrie et à l’échelle internationale, surtout en France. Considéré comme un droit pour les uns, une calamité ou même une gaffe pour d’autres, cette ambivalence et ce différend au moment de sa naissance va demeurer le talon d’Achille qui l’accompagnera pendant un siècle. À l’heure de la commémoration de son centenaire, au regard du cours des évènements et des crises actuelles, son existence semble remise en cause.
L’analyse de l’opinion publique qui a contribué à la naissance du Grand Liban trouve ses sources dans les archives diplomatiques du Quai d’Orsay, spécifiquement les volumes 42, 43 et 44 de la série E-Levant. Ces volumes rassemblent les pétitions et les rapports qui reflètent les différentes opinions à l’égard de la formation du Grand Liban.
Dans le présent article, nous étudierons dans un premier temps le contexte local, régional et international qui a influencé la formation du Grand Liban. Dans un second temps, nous décrirons les archives analysées pour exposer, enfin, les tendances et les demandes de l’opinion publique ayant accompagné la naissance du Grand Liban.
Le contexte local, régional et international
Le Liban a longtemps constitué, depuis la conquête musulmane au VIIe siècle, un espace de confrontation à la recherche de la liberté et de l’affirmation politique. C’est pourquoi, dès lors, il a été pour les Maronites un choix afin de défendre leur existence face à toute majorité ou force de conquête. Ainsi, le Liban s’est transformé en une terre d’asile1 qui a abrité plusieurs communautés fuyant tout au long de leur histoire la persécution religieuse2. L’Histoire du Liban, à l’instar de celle de ses communautés, se révèle fragmentée. Des communautés s’estimant minoritaires (Chrétiens, Chiites, Druzes…), fuient le pouvoir de la majorité sunnite. La composition sociétale libanaise est intercommunautaire marquée, d’un côté, par la peur de l’autre différent et, d’un autre côté, par la volonté de dominer cet autre pour s’assurer une survie existentielle. Cette dynamique qui oscille entre la peur et la volonté de domination pressentie par toutes les communautés du Liban va influencer les opinions quant à la formation du Grand Liban, et par la suite, les évènements historico-politiques du siècle qui suit. Pour cela, bien avant la formation du Grand Liban, « toute crise grave a entraîné une modification des frontières »3. Au sein de l’Empire Ottoman, le Liban subit des transformations radicales et rapides, passant de l’Émirat au régime des deux Qaiimaqamats après les évènements de 18404. Vingt ans plus tard, à l’issue des massacres de 18605, le régime se transforma de nouveau suite à une initiative autrichienne pour donner naissance au régime de la « Moutassarifiyat »6. Le territoire de la Moutassarifiyat ou la chaîne du Mont-Liban fut le principal théâtre des évènements qui menèrent à la création du Grand Liban.
À la veille et au cours de la Première Guerre mondiale, le Mont-Liban perdit son autonomie, occupé et administré directement par la IVe armée ottomane commandée par Jamal Pacha.
La famine envahit la population du Mont-Liban qui perdit sa récolte, ravagée par un fléau de criquets en 19147. Ainsi, on compta entre 180 000 et 210 000 morts au Mont-Liban sur une population qui ne dépassait pas le volume démographique de 600 000 personnes8.
À partir du 30 septembre 1918, les Ottomans évacuèrent le Mont-Liban, cédant leur pouvoir à des autorités locales. À Beyrouth, le président de la municipalité, Omar Daouk, forma un gouvernement provisoire et remplaça le gouverneur ottoman, Ismail Hakki. Aussi, le président de la municipalité de Baabda prit la place du Moutassaref « Momtaz Bey » qui quitta Baabda le 30 septembre 1918. De même, suite au retrait ottoman, le conseil administratif du Mont-Liban reprit ses réunions et tenta de décider du sort du Mont-Liban, à travers des revendications présentées à la Conférence de la Paix à Paris.
À l’échelle régionale, la situation n’était pas moins désordonnée qu’au Mont-Liban. Le premier octobre 1918, le Prince Fayçal, à qui les Anglais avaient promis de créer un État Arabe, fit son entrée à Damas avec les troupes anglaises. Il forma alors un gouvernement militaire en Syrie et envoya le 5 octobre son représentant Chukri Pacha Al Ayoubi à Beyrouth où il hissa le drapeau arabe sur le siège du gouvernement.
Ce fut le début de l’antagonisme entre le gouvernement militaire en Syrie et le conseil administratif du Mont-Liban ce qui affecta l’opinion publique du futur Grand Liban.
En plus, la réforme arabe fut la proie des traités et des promesses contradictoires données aux chefs régionaux, influençant la formation de la carte politique du Moyen-Orient arabe dans le siècle qui suit. Nous citerons à titre d’exemple :
- Les correspondances Hussein-McMahon9 : le chérif Hussein assurera le soulèvement des Arabes contre les Ottomans à condition que les Alliés lui réservent un État arabe dont le Liban fera partie. Le chérif Hussein et le prince Fayçal avaient discuté avec les Anglais du sort des villes côtières libanaises (Tripoli, Beyrouth et Saïda) ;
- Les accords Sykes-Picot10 divisèrent la région en zones d’influence entre Français et Anglais ;
- La déclaration Balfour publiée par le gouvernement britannique en novembre 1917 déclare être favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national juif.
De même, les confrontations de la France dans la région se sont suivies. Il s’agit de la Campagne de Cilicie (1918-1920), d’Alep, d’Emèse, du Sud du Liban jusqu’à culminer dans l’affrontement entre les forces armées du Royaume Arabe de Syrie et l’Armée française du Levant qui a eu lieu à Maysaloun, le 24 juillet 1920. Ces confrontations n’étaient pas sans effet sur la formation du Grand Liban. La bataille de Maysaloun a poussé la France à accélérer la décision relative à la création du Grand Liban, considérée comme une revendication chrétienne et la division ultérieure de la Syrie en quatre États, en fonction de l’appartenance communautaire : l’État Alaouite, celui de Damas, l’État d’Alep et l’État Druze11.
Tout ce cadre régional fut conditionné par la fin de la Première Guerre mondiale et par l’instauration de la Conférence de la Paix à Paris. Le président américain Wilson souhaita à travers ses quatorze points la résolution de la question de la colonisation et l’octroi aux peuples libérés le droit à l’autodétermination.
Description de la source d’Archives
Les pétitions représentent des requêtes adressées par les Libanais à la Conférence de la Paix à Paris. Ces pétitions sont toutes conservées dans les Archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères de France (MAE), au Quai d’Orsay, dans les volumes 42, 43 et 44, faisant partie d’un Dossier numéroté « 1 » et intitulé « Pétitions » de la série E-Levant. Cette série, sous la « Direction des Affaires Politiques et Commerciales », contient des documents de la période de 1918 à 1929, en lien avec la région géographique administrée par les Français, essentiellement le Liban et la Syrie. Les trois volumes 42, 43 et 44, objet de notre analyse, couvrent les années allant de 1918 à 1921.
Tous les volumes rassemblent des enquêtes de l’opinion libanaise mais aussi des requêtes syriennes et autres, provenant de la Palestine et de Cilicie. Le volume 42, composé de 176 folios (fos), englobe la période comprise entre décembre 1918 et juillet 1919. Le volume 43, formé de 171 fos, couvre la période de juillet au 15 août 1919. Quant au volume 44, composé de 140 fos, il s’étale de 1920 à 1921. La répartition des pétitions par région et par volume figure dans le tableau 1.
Tableau 1 – Répartition des pétitions selon les régions et les volumes

Toutes les pétitions du Liban ont été présentées entre deux dates. La première est celle du village d’Argès, au Nord du Liban, signée le 4 décembre 191812. La dernière est celle du village Rachaya (Béqaa ouest), signée le 29 juillet 191913. Ainsi, ces pétitions s’étendent sur neuf mois et couvrent tout le territoire concerné par la formation du Grand Liban. Elles nous procurent des informations à différents niveaux. Nous retenons essentiellement leur répartition géographique et communautaire, leurs organisateurs ayant impacté l’opinion publique, le destinataire recherché pour influencer la décision politique relative à la création du Grand Liban ainsi que la division de l’opinion publique en fonction de l’objectif souhaité par les organisateurs des pétitions.
La représentation régionale et communautaire des pétitions
Toutes les régions du Liban actuel ont été concernées par la présentation des pétitions portant sur une question qui détermine leur sort au niveau politique. L’ensemble des districts, des villes et des villages du Liban actuel se sont mobilisés pour influencer le sort de la décision qui sera prise par la Conférence de la Paix à Paris (tableau 2).
Tableau 2 – Répartition de l’opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et les districts

Les pétitions originaires du Mont-Liban (MAE Levant, Volume 42, Fos. 26-27 et Volume 44, Fo. 22) n’étaient pas nombreuses ce qui semble compréhensible puisque le Mont-Liban formait déjà une entité politique en soi.
En ce qui concerne les autres territoires (Sud, Béqaa et Beyrouth), ils ont été mobilisés puisque leur participation déterminera leur sort : être restitué au territoire du Mont-Liban pour intégrer le Grand Liban ou faire partie d’une autre entité politique, la Syrie unifiée. Au regard de cette grande participation géographique, nous pouvons estimer que presque toutes les communautés du Liban ont participé à cette mouvance politique. Le tableau 3 reflète l’omniprésence communautaire, question évidente dans un pays pluriconfessionnel dont la constitution du régime politique a toujours reposé sur un concensus inter-communautaire. L’absence remarquable est celle des Druzes qui ne présentent aucune pétition, reflet d’un refus latent de la formation du Grand Liban.
Tableau 3 – Répartition de l’opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et les communautés

Les organisateurs des pétitions
La répartition des pétitions en fonction des organisateurs nous permet de détecter les forces mouvantes et influentes au sein de la société libanaise. Le tableau 4 révèle le genre de moteurs qui détiennent la puissance sociale et économique, et par conséquent politique.
Tableau 4 – Répartition de l’opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et les organisateurs

L’autorité religieuse et les représentants locaux vont de pair. Cela prouve jusqu’à quel point la structure religieuse est présente au niveau politique puisque 73 % environ des pétitions, soit 112, sont organisées par les autorités religieuses suivies, de loin, par les groupes de presse ainsi que les groupes sociaux ou commerciaux (15), laissant un espace réduit à l’administration officielle et aux individus.
Les destinataires
Ils regroupent essentiellement les entités capables d’influencer la politique internationale quant à la décision à prendre concernant le Liban. Ces destinataires sont principalement soit l’État français, soit la Commission américaine. Le tableau 5 donne un aperçu sur la répartition des pétitions en fonction des destinataires.
Tableau 5 – Répartition de l’opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et les destinataires

Tendances et demandes de l’opinion publique
L’analyse des multiples pétitions met la lumière sur quatre objectifs saillants : le Grand Liban, l’établissement d’un État syrien unifié englobant le Mont-Liban, un Grand Liban maintenant une relation économique étroite avec la Syrie et, en fin de compte, une Union syrienne tout en réservant une marge d’autonomie au Mont-Liban (tableau 6).
Tableau 6 – Répartition de l’opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et les objectifs

Ainsi, nous pouvons détecter chez les communautés qui ont formé le Liban un positionnement différent, voire parfois contradictoire à l’égard du sort du Mont-Liban ou de la formation du futur Grand Liban (tableau 7).
Tableau 7 – Répartition de l’opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et le choix de l’objectif

Les Maronites, dans leur majorité absolue, ont opté pour le Grand Liban14.
L’autorité religieuse a déployé de grands efforts et a profité de toutes ses relations historiques avec la France pour parvenir au Grand Liban. Des délégations assistent à la Conférence de la Paix à Paris et parviennent à avoir une réponse écrite du Premier ministre français à l’époque, Georges Clemenceau, validant leurs revendications. Leur attachement à la tutelle française était à leur avantage du moment où d’autres groupements, influencés par l’Émir Fayçal, préféraient la tutelle américaine et anglaise.
Les Sunnites, avec une participation réduite partagée entre le Grand Liban (une seule pétition) et l’Union syrienne (deux pétitions)15, ont manifesté, à travers cet abstentionnisme, le refus d’un Grand Liban dans lequel ils se transformeront en une minorité parmi d’autres. Dans un souci de maintenir une lignée historique fidèle à l’appartenance identitaire arabo-musulmane plutôt qu’à l’identité nationale libanaise, ils s’attachent à l’Union syrienne et à la conformité de leur opinion avec les revendications de l’Émir Fayçal. Un Grand Liban risquerait d’affecter leur existence surtout que les villes côtières revendiquées pour être annexées au Mont-Liban revêtent un caractère démographique global sunnite (Tripoli, Beyrouth, Saïda et Sour).
Quant à la communauté chiite, elle présente des pétitions favorables, en majorité, à la création du Grand Liban. Ces pétitions proviennent surtout du Sud où l’ambivalence de cette communauté se manifeste : perplexité devant le choix entre l’appartenance à une identité arabo-islamique au sein de laquelle elle n’a pas d’existence particulière ou appui à la naissance du Grand Liban où elle peut garantir son statut d’une minorité parmi d’autres. Cette attitude s’est soldée au sud par un massacre connu sous le nom du massacre de la « Vallée Houjayr » où les Maronites du village « Ain Ebel » ont été massacrés par les Chiites de la région le 5 mai 192016. La démographie chiite de la Béqaa reste absente à ce sujet. Une absence interprétée comme récalcitrante à la formation du Grand Liban.
L’opinion de la communauté orthodoxe a penché vers le choix du Grand Liban qui maintient des liens économiques étroits avec la Syrie. Cette revendication reflète un caractère consensuel mais aussi une prise en considération de la présence démographique orthodoxe sur le territoire syrien. La protection de leur identité communautaire prime sur le besoin de création d’une identité nationale, tout en préservant leur rôle de modérateurs entre les Chrétiens favorables à une culture occidentale et les Musulmans attachés à une culture arabo-islamique. Tout cela favorise la tendance de la communauté orthodoxe vers une dépendance à l’égard de la Syrie au détriment de la formation d’un Grand Liban indépendant.
La communauté grecque catholique a opté pour l’Union syrienne en réservant au Mont-Liban une autonomie au sein de cette union. Prenant en considération la présence grecque catholique en Syrie et dans la vallée de la Béqaa, cette communauté se positionne à mi-chemin pour maintenir la porte ouverte à toute possibilité, surtout que la décision de la Conférence de la Paix était méconnue.
Hors du cadre libanais, une pétition présentée par la communauté alaouite habitant le Nord de la Syrie réclamait la création d’un Grand Liban tout en revendiquant l’appartenance territoriale à ce Grand Liban. La justification de leur demande mentionne leur état de souffrance et d’insécurité causée par l’agressivité dissociative de la majorité sunnite en Syrie (volume 44, Fo. 30, voir Annexe B).
Cette mouvance de l’opinion publique a joué un rôle primordial puisqu’elle a donné une légitimité aux revendications réclamées par les trois délégations libanaises qui ont été en France à la Conférence de la Paix17, dans un effort conjugué aboutissant à la création du Grand Liban.
La première délégation se présenta à Paris suite à la décision du Conseil administratif le 9 janvier 1918. Elle fut présidée par Daoud Ammoun et formée de Mgr Abdallah Khoury, Mahmoud Jomblatt, Émile Eddé, Ibrahim Abou Khoder, Abdel Halim Hajjar et Tamer Hamadé. Arrivés à Paris le 25 janvier 1918, ils y retournèrent le 26 mars 1919. La deuxième délégation fut présidée par le Patriarche Elias el Hoyek accompagné des évêques Moubarak, Feghali, Moughabghab et du secrétaire général de la délégation, M. Léon Hoyek. Cette délégation arriva à Paris le 22 août 1919. La troisième délégation fut la suite de la deuxième, présidée par Mgr Abdallah Khoury accompagné par Émile Eddé, Joseph Gemayel et l’Émir Toufic Arslan. À l’issue de cette délégation, une lettre fut envoyée par Clemenceau au Patriarche Hoyek, suivie d’une autre à Mgr Khoury le 24 août 1920, admettant dans ces deux lettres l’indépendance du Liban. Les revendications des délégations étaient celles de l’Indépendance du Liban, de la restitution de ses frontières « naturelles » et « historiques » en joignant au Mont-Liban les villes de Tripoli, Beyrouth et Saïda ainsi que les districts de Akkar, Baalbeck, Hasbaya, Rachaya et Merjeyoun. Comme résultat de ce long parcours, le « 1er septembre 1920, le général Gouraud annonça officiellement la constitution du Grand Liban avec Beyrouth pour Capitale »18.
* * *
Le Grand Liban ne fut pas uniquement le fruit d’un ensemble de circonstances et d’évènements qui ont précédé sa déclaration, mais plutôt le résultat d’une longue gestation depuis le début du XIXe siècle jusqu’en 1920. L’idée d’une nation maronite qui est née dans l’historiographie du patriarche maronite Estephan Doueihi19 n’a cessé d’évoluer au prix des évènements de 1840, des massacres de 1860, sans oublier la famine de 1914, le tout comploté par les gouverneurs ottomans. L’aspiration des Maronites à un État qui embrasse la modernité et qui garantit la liberté fut transformée en une cause qui porta le nom du Liban depuis le XIXe siècle. C’est ce qui a donné naissance à la question du Liban telle décrite par Jouplain20
qui réclamait depuis la moitié du XIXe siècle les frontières naturelles du Liban. Les pétitions concrétisent la question du Liban et transforment la lutte en réalité. Les revendications reflètent des demandes formulées par les Maronites depuis le XIXe siècle : annexer les territoires détachés du Mont-Liban. L’énergie sous-jacente dans la mobilisation de l’opinion publique fut structurée par l’Église maronite avec la participation des prélats de cette communauté. Le rêve du patriarche Doueihi qui date du XVIIIe siècle se réalise par le patriarche Hoyek au début du XXe siècle.
Cette déclaration du Grand Liban n’aurait pas été possible sans la conviction française, une conviction qui n’était pas présente mais s’est consolidée au cours des évènements et sous l’insistance de la demande maronite. Robert de Caix considérait la Syrie comme étant « une seule région géographique : elle a besoin au moins dès à présent, de l’unité douanière et monétaire »21. Cette vision française s’est évaporée à cause du refus catégorique des Syriens d’accepter le protectorat français d’un côté, et d’un autre côté, l’insistance du patriarche maronite sur les liens historiques entre les Maronites et la France en plus de son attachement au protectorat français, moyen pragmatique pour atteindre le Grand Liban22. La bataille de Maysaloun vient trancher ce tiraillement, presque un mois avant la déclaration du Grand Liban le 1er septembre de la même année.
Effectivement, l’intérêt mutuel entre la France et les Maronites a donné naissance au Grand Liban. « Si la France avait besoin d’un Liban amical avec une majorité chrétienne comme base de sa politique syrienne, les Maronites et les autres chrétiens libanais avaient besoin de la protection française pour leur pays contre les prétentions panarabes. La solidarité entre les deux parties était particulièrement urgente dans la mesure où Fayçal et son gouvernement arabe contrôlaient toujours la zone Est et réclamaient à cor et à cri une Syrie arabe unifiée »23.
Pour les Maronites, la déclaration du Grand Liban n’est qu’un retour à l’état normal de ce pays duquel ils ont été privés sous l’occupation ottomane, puisqu’il regagne ses « frontières naturelles » comme signalé dans les pétitions. C’est le Liban qu’ils ont souhaité, capable d’intégrer la modernité par l’aide de la France à travers sa tutelle et toujours ouvert aux autres à travers un État garant de la liberté, assurant leur existence et leur rôle. Effectivement, la formation du Grand Liban est source du contrat socio-politique libanais ou Pacte national dans le but d’intégrer les groupes nouvellement annexés au Liban. Ce Grand Liban souhaité par les Maronites fut toujours ouvert aux autres communautés dans le respect des différences et la protection de leur existence. Mais l’attachement des Sunnites à une Syrie unifiée, la méfiance des Chiites traduite par le massacre de la « vallée Houjayr » et la suspicion du silence druze à l’égard du nouvel État naissant prouvent que la communauté musulmane, dans toutes ses confessions, a interprété le Grand Liban comme étant une hégémonie maronite moyennant un bras de fer français. Ainsi, les Maronites ont intégré dans le Grand Liban des entités qui refusent son existence même. Toutes les tentatives d’atténuer le refus du Grand Liban ne pouvaient induire de changement profond. Le pacte national de 1943 n’a fait que semer de faux espoirs, ceux de développer un sentiment d’appartenance identitaire et nationale chez les groupes nouvellement annexés au Mont-Liban. Toutefois, cette citoyenneté ne s’est point développée et les créateurs du Grand Liban n’ont pas réussi à étendre aux autres un concept unifié du Liban ou une appartenance nationale.
Le cours des évènements historiques au courant du siècle qui suit la déclaration du Grand Liban prouve l’existence de deux forces antagonistes qui poussent dans deux sens opposés : l’une voulant le Grand Liban avec ses « frontières naturelles », l’autre faisant partie, sans le vouloir, de ce Grand Liban.
Toute la situation affaiblit ce pays naissant car elle l’expose à des conflits internes alimentés par un problème régional depuis la création du foyer national juif en 1947, l’éclatement du conflit israélo-arabe et l’avènement d’un ordre mondial bipolaire. Le Liban s’est transformé, de par son antagonisme intérieur, en une plateforme qui reflète les conflits régionaux et internationaux. Et les crises se poursuivent : une indépendance qui repose sur une négation artificielle (négation de l’Occident par les Chrétiens et négation de l’entourage arabe par les Musulmans), la crise de 1958 et les évènements de 1973, l’éclatement de la guerre libanaise en 1975, les accords de Taêf, dont l’application a été mitigée sous l’occupation syrienne. Tout ce cumul mène de nos jours à une crise de régime, financière, monétaire, économique, sociale et politique. Un siècle après la déclaration du Grand Liban, il est remis en cause par la dislocation même de l’État et l’existence des fractions armées qui prennent en otage cet État, le privant de sa capacité à prendre des décisions stratégiques dans un contexte régional et international autant tumultueux et transitionnel qu’à l’époque de 1918-1920.
La discordance semée à la naissance du Grand Liban est récoltée cent ans plus tard par une crise d’existence, par un conflit qui déterminera son sort pour le siècle à venir. Pourrait-il, ce Grand Liban, maintenir son existence et son rôle de modernisme avec la montée en flèche du djihadisme, identifié dans ses deux volets : chiite dirigé par l’Iran et sunnite par l’État islamique en Iraq et en Syrie ? De nos jours, la France se retrouve au cœur des évènements du Grand Liban… Une France souhaitée par les Libanais, comme un siècle auparavant, par le Patriarche Hoyek « affranchie des exigences de la politique… »24. De nouveau la France est perplexe et indécise…
Seul le cours des évènements futurs et la volonté libanaise nous fourniront la bonne réponse.
Antoine Habchi
Professeur associé, Université Saint-Esprit de Kaslik, Université Saint-Joseph de Beyrouth
Député au Parlement libanais
- Voir G. Samne, Finances du Liban, Correspondance d’Orient, 1914 ; S. Abou, Le bilinguisme arabe-français au Liban, PUF, 1932 ; R. Mouterde, Précis d’Histoire de la Syrie et du Liban, Presses de l’Imprimerie Catholique, 1939 ; M. Chebli, Une histoire du Liban à l’époque des émirs (1635-1841), Presses de l’Imprimerie Catholique, 1955 ; M. Rafi’i, Nizam el Hokem fi al Islamn, Al Sakafiya, 2001 ; A. Azar, Le Liban face à demain, modèle communautaire à équilibre inter-stable, Librairie orientale, 1978 ; J. Randal, La guerre de mille ans, Grasset Bernard, 1984 ; H. Cobban, The making of modern Lebanon, Berndon Anchor, 1985. ↩
- K. Salibi, Histoire du Liban moderne, Naufal Europe, 1988. ↩
- A. Laurent et A. Basbous, Une proie pour deux fauves ? Le Liban entre le Lion de Juda et le Lion de Syrie, Ad-Da’irat, 1983, p. 1. ↩
- Voir K. Salibi, Histoire du Liban moderne, Naufal Europe, 1988 ; C.-H. Churchil, The Druzes and the Maronites under the Turkish rule from 1840 to 1860, Elibron Classics series, 2005. ↩
- Voir A. Khair, Le Moutaçarifat du Mont-Liban, Université libanaise, 1963 ; K. Rizk, Le Mont-Liban au XIXe siècle. De l’Émirat au Mutassarrifiya. Tenants et aboutissants du Grand Liban, PUSEK, 1995. ↩
- F. Lenormand, Les derniers événements de Syrie : Une persécution du christianisme en 1860, BiblioBazaar, 2009. ↩
- C. Taoutel et P. Wittouck, Le Peuple libanais dans la tourmente de la Grande Guerre, 1914-1918 d’après les archives des Pères jésutes au Liban, Presses de l’Université Saint-Joseph, 2015. ↩
- G. Khoury, « La France et l’orient Arabe, naissance du Liban moderne 1914-1920 », Revue française d’histoire d’outre-mer, 83, 125-126, 1996 ↩
- H. Laurens, « Comment l’Empire Ottoman fut dépecé ? », Le Monde diplomatique, 2003, p. 16-17. ↩
- Voir M. D. Berdine, Redrawing the Middle East: Sir Mark Sykes, Imperialism and the Sykes-Picot agreement, I. B. Tauris, 2018 ; Documents on British Foreign Policy, pp. 241-248 ; A. Anghie, Introduction to Symposium on the Many Lives and Legacies of Sykes-Picot, Cambridge university, 2017. ↩
- P. Khoury, Syria and the French Mandate: the Politics of Arab Nationalism 1920-1945, Princeton University Press, 1987, pp. 27-42. ↩
- MAE Levant, Volume 42, Fo. 11. ↩
- MAE Levant, Volume 43, Fo. 72. ↩
- MAE Levant, Volume 42, Fo. 2, voir Annexe A : Exemple de revendications élaborées par les Maronites). ↩
- MAE Levant, Volume 43, Fo. 52 (Exemple des revendications faites par les Sunnites pour une Syrie unifiée). ↩
- MAE Levant, Volume 313, Fo. 1019. ↩
- L. Loheac et L. Oheac, Daoud Ammoun et la création de l’État Libanais, Klincksieck, 1978. ↩
- L. Loheac et L. Oheac, op. cit., p. 76. ↩
- T. F. Njeim, La maronité chez Estéfān Dūwayhī, Université Saint-Esprit de Kaslik, 1990. ↩
- P. Jouplain, Étude d’histoire diplomatique et de droit international, Rousseau, 1908. Paul Noujaim, surnommé Jouplain, naquit à Jounieh le 22 février 1880. Il voyagea en France, après avoir terminé ses études au collège Saint Joseph-Antoura pour accomplir des études et des recherches en droit et en sciences politiques. De retour au Liban, il fut nommé directeur des affaires étrangères au temps du Moutassarif Yohaness Pacha et il fut, sous le Mandat, le procureur général de la République près de la Cour d’appel. Il mourut à Paris en 1931. ↩
- Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77 et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 302. ↩
- Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77 et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 248. ↩
- K. Salibi, op. cit. pp. 281-282. ↩
- Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77 et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 248. ↩