Si la guerre en Ukraine a, à juste titre, monopolisé l’attention des opinions publiques internationales et les efforts des pays membres de la coalition internationale conduite par les Etats-Unis à compter du mois de février 2022, il convient de ne pas oublier que depuis plus d’une décennie, les foyers majeurs de tension internationale se sont déplacés vers l’Extrême-Orient. Cette évolution a conduit les Etats-Unis, en particulier les administrations Obama puis Trump, à consacrer leurs attentions géostratégiques vers cette partie du monde où s’aiguisent les appétits des grandes puissances, essentiellement la Chine mais aussi la Russie, appuyés par un acteur aussi irresponsable qu’incontrôlable : la Corée du Nord.
La fuite en avant nationaliste de la Chine
Depuis le renforcement de son pouvoir au XXe congrès du parti communiste du mois d’octobre 2022, à l’issue duquel le dirigeant suprême Xi Jinping a nommé à la tête du parti et de l’État ses proches, en dernier lieu un nouveau ministre des Affaires étrangères en juillet 2023, ce dernier a accéléré un processus de nationalisme exacerbé qui prend différentes formes. Ne respectant pas les engagements qui avaient été pris lors de la rétrocession de Hong-Kong par le Royaume-Uni en 1997, le président chinois n’a eu de cesse de renforcer la répression sur ce territoire. Les organes représentatifs comme le parlement régional ont été mis au pas, les candidats de l’opposition interdits de se présenter. Les dirigeants du mouvement pro-démocratie ont été arrêtés, enfermés et, pour certains d’entre eux, envoyés vers Pékin pour y subir des interrogatoires. Toutes les traces culturelles ou artistiques liées au passé démocratique du territoire sont systématiquement éradiquées, comme cette statue de l’université de Hong Kong commémorant le soulèvement de Tien an Men enlevée en pleine nuit au mois d’octobre 2021.
Cette répression aveugle qui trouve encore ses limites dans la volonté des résidents de résister, ne permettra pas à terme d’arrêter le mouvement de mise au pas dans cet ancien territoire britannique.
La reprise envisagée de Taïwan par la force
La Chine prépare aussi une initiative sur Taïwan. La répression à Hong-Kong montre la détermination de la Chine de faire preuve de la plus grande fermeté voire la plus grande brutalité pour, à terme, reprendre le contrôle de Taiwan. Jamais la volonté de récupérer cette partie du territoire, au besoin par la force, ne s’est exprimée aussi brusquement et publiquement. La force reste plus que jamais une option. Sur cette question, les Chinois ont beaucoup appris, eux aussi, du conflit ukrainien. Ils savent que pour intervenir militairement, il leur faudra disposer d’une supériorité incontestable sur le plan militaire, surtout une flotte, des missiles, des avions afin de dominer par mer, air et terre.
Si les Chinois ne semblent pas encore prêts, les récentes simulations d’attaque par missiles faites par l’armée en avril 2023 tendent à démontrer la vulnérabilité du territoire.
Ces simulations sont destinées aussi bien aux autorités de Taiwan qu’aux gouvernements occidentaux, en premier lieu les Etats-Unis. Toutefois, quel que soit le degré d’avancement d’une telle éventualité, un facteur devra être pris en compte : la capacité extraordinaire de résistance des habitants de Taïwan, de la même manière qu’elle a eu lieu et continue à s’exercer en Ukraine.
La diplomatie chinoise, souvent complexe, manie le chaud et le froid. Ce n’est pas un hasard si le chef de l’État Xi Jinping a reçu au mois de juillet 2023 l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger âgé de cent ans, tout un symbole alors que c’est lors de la rencontre, qui eut lieu au mois de février 1972 entre Richard Nixon le président américain et le fondateur de la Chine populaire Mao Zedong, laquelle avait été minutieusement préparée dans le plus grand secret par Henry Kissinger lors d’une visite à Pékin en juillet 1971, que fut scellé ce qui allait devenir le socle des relations entre les deux pays pendant des décennies. Il s’agissait de consacrer la notion d’une seule Chine, privilégier le règlement pacifique de la question de Taïwan, mais aussi de forger le principe de l’ambiguïté stratégique sur le sort futur de cette île en laissant planer un doute sur ce que pourrait être la réaction américaine en cas d’invasion par la Chine.
Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de Taïwan, les impérialismes se manifestent également de la façon la plus agressive possible en mer du Japon et en mer de Chine méridionale.
Le 20 juillet 2023, alors que les dirigeants de l’OTAN venaient de se réunir à Vilnius en Lituanie, des manœuvres militaires conjointes entre la Chine et la Russie partaient de la région de Qingdao pour se rendre vers Taiwan non loin des côtes de ce territoire.
Les îles Spratleys et Paracels en mer de Chine méridionale
La Chine et la Russie sont deux grandes puissances qui revendiquent des îles et territoires dans cette partie de la mer de Chine.
Pour commencer par la Chine, outre Taïwan, ce pays revendique, dans cette partie du territoire de la mer de Chine méridionale, une partie des îles Spratleys et Paracels que d’autres pays dont la Malaisie, les Philippines et le Vietnam considèrent qu’elles leur appartiennent.
Ces îles ne sont pas beaucoup peuplées mais représentent un intérêt stratégique majeur, en raison de leur positionnement, leurs richesses en pétrole et en gaz, et tracent une route maritime par où transite plus d’un tiers du trafic maritime mondial.
La Chine y a considérablement investi. Bien que la Cour permanente d’arbitrage n’ait pas définitivement statué sur le sort de certaines de ces îles, tout en déniant aux chinois le droit d’y instaurer une zone économique exclusive à partir des îlots de sable implantés par elle de façon tout à fait artificielle et illégale, rien ne fera reculer la Chine pour assoir défensivement son emprise territoriale sur ces îles, l’armée y ayant déjà entreposé des armes et autres artilleries lourdes. C’est d’ailleurs sur ce point que le film Barbie sorti dans les salles de cinéma du monde entier et qui rencontre un très grand succès, ne sera pas diffusé au Vietnam, le réalisateur ayant, sur une photo d’arrière-plan, positionné ces îles sous la souveraineté de la Chine malgré les démentis du producteur du film. Le sujet est éminemment sensible.
Le cas des îles Senkaku
Mais la Chine vise également d’autres îles en mer de Chine orientale : les îles Senkaku ou Diaoyutai selon la terminologie de Pékin. Il s’agit essentiellement de huit îlots qui sont situés également à proximité de Taiwan. Encore une fois, l’importance géographique de ces îles est en lien avec leurs ressources en hydrocarbures et en réserves halieutiques, et constituent en outre un lieu de passage important pour les navires chinois.
Des incidents ont lieu régulièrement lieu à proximité de l’île Miyako appartenant au Japon qui a décidé au mois de mai 2023 d’y déployer des missiles Patriote, ce qui décrit l’escalade militaire dans cette région.
Les Etats-Unis et l’Australie y effectuent les manœuvres conjointes également destinées à monter que l’Occident ne laissera pas la Chine agir à sa guise dans cette partie du monde. Sur ces îles aussi, la Chine utilise tous les moyens de pression et suscite de graves inquiétudes de la part du Japon, pays qui se trouve désormais sous la double menace de la Chine et de la Russie. La Chine, selon un livre blanc annuel présenté par le ministre japonais de la défense au conseil des ministres de vendredi 28 juillet 2023, pourrait porter son stock de têtes nucléaires à 1500 en 2035 alors que l’estimation de l’année 2022 faisait mention d’un stock à 1000 têtes nucléaires en 2030.
La Russie et l’archipel des Kouriles dans le nord
Les Russes ne sont pas en reste, mais cette fois-ci dans la mer du Japon, plus au nord. Il s’agit de l’archipel des Kouriles constituées de quatre îles situées à côté de l’île septentrionale d’Hokkaido, dont le Japon considère qu’elles sont occupées illégalement par la Russie. Ces îles ont été annexées par la Russie à la fin de la seconde guerre mondiale, et le contentieux terriorial a empêché jusqu’à présent la signature d’un traité de paix entre les deux pays.
La guerre en Ukraine a mis fin aux pourparlers entre Moscou et Tokyo et la Russie apparaît désormais plus impériale que jamais. Au mois de mars 2023, le ministre russe de la Défense Sergei Shoigu, s’est rendu sur ces îles afin d’y renforcer la présence militaire avec l’installation de missiles dits de « défense côtière ».
Le Japon se trouve donc sous la double menace impérialiste de la Chine et de la Russie.
La menace de la Corée de Nord
Mais une troisième menace vise le Japon : celle de la Corée du Nord, qui a déclaré que son statut de pays nucléaire était « irréversible » et qui s’oppose désormais à tout dialogue international sur la dénucléarisation.
Le régime de Pyongyang qui asservit sa population au point que des famines séviraient dans ce pays, a massivement consacré son budget à son armement et son industrie militaire.
Ce régime, qui est un vassal de la Russie et alimente ce pays dans la guerre en Ukraine, n’a de cesse de se livrer à des entreprises d’intimidation visant le Japon, qui est désormais en situation de veille permanente puisque des missiles sont tirés régulièrement depuis la Corée du Nord, une centaine depuis 2022, qui amerrissent non loin ou dans la zone économique exclusive du Japon obligeant les habitants d’Hokkaido à se mettre aux abris, comme à l’été 2022 où un missile nord-coréen avait amerri à 80 kilomètres de l’île de Yonaguni située dans le ressort de la préfecture d’Okinawa.
L’objectif de Pyongyang est bien sûr, à défaut de peser sur le cours des affaires stratégiques et diplomatiques dans la région, de montrer que la Corée du Nord est en situation de déployer des missiles pouvant le cas échéant atteindre les Etats-Unis et possiblement porteurs de têtes nucléaires.
La conduite de Kim Jong-un constitue sans aucun doute une réelle menace pour la sécurité dans la région. Malgré les alertes des Etats-Unis, le régime persiste et signe. Si, par malheur et par accident, un missile nord-coréen devait atteindre le Japon, nous serions probablement à la veille d’une troisième guerre mondiale. Il s’agirait d’un point de non-retour qui pourrait inciter les Etats-Unis à frapper Pyongyang et mettre fin au régime du dictateur sanguinaire. Mais cela conduirait sans doute à un embrasement généralisé de la région.
Les évènements qui se déroulent dans cette partie du monde constitue un danger majeur et sont révélateurs de tendances qui pourraient modifier la donne stratégique et la paix mondiale.
C’est pourquoi le gouvernement japonais a, dès le mois de décembre 2022, opéré un revirement inédit sur sa défense nationale dans un document appelé « la nouvelle stratégie de la sécurité nationale ». Il s’agirait de permettre aux forces d’auto-défense de frapper les bases ennemies et les centres de commandement menaçant la sécurité du Japon avec des missiles de longue portée, ce qui constitue pour ce pays une révolution idéologique, militaire et stratégique.
Cette nouvelle posture légitime suscite toutefois des débats au sein même du Japon car cette nouvelle stratégie pose des difficultés au regard de l’article 9 de la Constitution japonaise qui interdit aux forces d’auto-défense toute riposte militaire.
Le débat est ouvert au Japon dans la classe politique déjà commencé sous le règne de l’ancien premier ministre assassiné Shinzo Abe qui était favorable à cette réforme constitutionnelle. Dans le livre blanc déjà mentionné présenté par Yasukazu Hamada ministre de la Défense, il est aussi rappelé la décision prise par le premier ministre Fumio Kishida de doubler le budget consacré à la défense nationale d’ici cinq ans pour le porter à 2% du produit intérieur brut d’ici 2027 sans préciser toutefois les modalités de financement, sans doute par l’impôt. C’est en raison de la menace grave que représentent à la fois la Chine et la Corée du Nord, que le Japon et la Corée du Sud tentent de solder leurs contentieux historiques issus de la seconde guerre mondiale, bien que des conflits territoriaux demeurent également entre ces deux pays s’agissant des « Rochers Liancourt », soit les îles de Takeshima selon la terminologie japonaise ou Dokdo selon la terminologie sud-coréenne.
Les enjeux de l’Indopacifique
Conscient du risque d’affrontements violents dans cette région, l’Occident commence se mobiliser, notamment par des manœuvres militaires déjà évoquées à l’initiative des Etats-Unis qui parcourent cette partie de la mer pacifique avec l’Australie qui a signé un faramineux contrat Aukus (avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis) dans le dos de la France pour la fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire. L’OTAN elle-même est entrée dans le jeu. Lors de la visite du secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg à Tokyo le 31 janvier 2023, la question a été abordée d’un plus grand engagement de cette organisation aux côtés du Japon pour assurer la sécurité de ce pays face à la Chine et la Corée du Nord. Il a été, notamment, question de la création d’un bureau de l’OTAN au Japon, proposition à laquelle s’est fermement opposé le président français Emmanuel Macron estimant qu’en tant que telle, cette organisation n’a aucun rôle à jour dans cette partie du monde.
Les Etats-Unis restent plus que jamais les gendarmes du monde, y compris et surtout dans cette région. L’Ukraine a quelque peu contrarié les plans de la diplomatie américaine laquelle ne renonce pas pour autant à y réorienter ses objectifs, ce qui pourrait permettre de comprendre sa volonté de solder au plus vite le conflit russo-ukrainien.
Plus globalement, la zone indopacifique allant de l’Afrique orientale aux Etats-Unis et comprenant l’Asie du sud-est et l’Océanie, sans oublier l’Inde autre acteur majeur, est également un terrain d’affrontement très sensible entre grandes puissances. Toutefois, la France, puissance nucléaire et membre permanent du conseil de sécurité des Nations-Unies, y joue un rôle fondamental. Ainsi que l’a affirmé le président français lors de sa visite dans l’Indopacifique au mois de juillet 2023, la France est très présente dans la région avec 8 000 militaires. Quoi qu’il arrive, il faudra compter avec elle et les grandes puissances mondiales et régionales en sont conscientes.
Les enjeux dans cette partie du monde sont donc majeurs. Il n’est pas certain, malgré une prise de conscience récente, que l’Occident soit prêt aujourd’hui à y faire face. Le changement de priorité des administrations américaines montre également que l’Europe doit aujourd’hui accélérer les moyens de sa propre défense, à défaut pour l’Union européenne de construire une Europe de la défense qui devrait passer par une révision des traités.
Patrick Martin-Genier