On ne sait jamais où peut mener de se faire repérer sur les réseaux sociaux à s’intéresser à Zamiatine. L’auteur de Nous, contre-utopie parue en 1920, pourfendeur hérétique de la révolution d’Octobre, inspirateur d’Orwell, d’Huxley et d’Ira Levin, est capable de vous envoyer dans une villa cossue des forêts des environs de Moscou où vous attend, dans une bibliothèque dotée de milliers de livres anciens, Baranov qui fut, durant une quinzaine d’années, un des ordonnateurs du grand spectacle du monde.
Autour d’un feu de bois, une soirée commence qui s’achèvera à l’aube après des heures d’un récit d’autant plus hallucinant qu’il est crédible et décrit une réalité que les spécialistes ont observée pendant deux décennies avec minutie, ne réussissant qu’à en appréhender les manifestations de l’ordre du visible là où il leur eût fallu traverser le miroir. « Tout savoir et ne rien comprendre » eût dit autrefois Barrès. L’expertise a ses limites : une réalité à tous égards perturbante a définitivement échappé ; abusés par leur excès de raisonnabilité, les sachants sont passés à côté de la part d’irrationnel, parfois décisive qui préside au comportement des hommes lorsqu’ils sont mus par leurs imaginaires. Il ne faut jamais sous-estimer l’état de désorganisation des systèmes enseigne-t-on aux jeunes analystes des services compétents ; pas plus que la nature sentimentale des rapports politiques ajouterait volontiers Baranov.
L’Italie est le laboratoire politique d’une partie de la planète et « Cinque stelle » a généré beaucoup d’épigones. Cela tombe bien car Giuliano da Empoli est italien en plus d’être suisse. À 49 ans, il a déjà mené de front plusieurs vies. Né à Neuilly-sur-Seine, diplômé de l’université La Sapienza et de l’IEP de Paris, où il enseigne aujourd’hui, membre du conseil d’administration de la Biennale de Venise, il fut aussi le conseiller politique du président du Conseil italien Matteo Renzi. Éditorialiste régulier dans les grands titres de la presse transalpine et commentateur politique dans de nombreuses émissions de radio et télévison, il publia à 22 ans Un grande futuro dietro di noi qui lui valut de la part de la Stampa le titre d’homme de l’année. Mais son ouvrage majeur, précision essentielle ici, était jusqu’à ce jour Les ingénieurs du chaos paru en 2019, traduit en douze langues, décrivant les nouveaux maîtres de la scénographie politique, œuvrant depuis une dizaine d’années à l’émergence d’un monde illisible, indispensable à l’épanouissement des dirigeants populistes de tout poil.
Avec Le mage du Kremlin l’auteur est passé au roman ; coup d’essai, coup de maître. Achevé en janvier 2021, cette parabole crépusculaire est une méditation magnifique sur le pouvoir dont on se remet difficilement. Car Vadim Baranov n’existe pas. C’est mieux que cela : il est le double fictionnel et inquiétant de vérité de Vladislav Sourkov, « spin doctor » de Poutine jusqu’en 2021, inventeur de la « démocratie souveraine » et de la « verticale du pouvoir ». Entre Maïdan, le Caucase, la Crimée, Saint Petersbourg et Moscou, ce Raspoutine 2.0 s’est vu attribuer des états de service à faire crever de jalousie nos petits marquis de cabinet. Obama et les Européens l’ont interdit de séjour en application des sanctions. Qu’à cela ne tienne : reclus en son mystère, Sourkov est devenu évanescent. Croupit-il vraiment en résidence surveillée dans une banlieue de Moscou ? D’aucuns sont sûrs que sa fidélité à lui-même l’a conduit à rejoindre les milices russes du Donbass ; à moins qu’il ne se prélasse, entouré de créatures de rêve, au bord d’une piscine d’une villa de Sottogrande ; d’autres sont persuadés que ses prédispositions méditatives l’ont poussé à se retirer au mont Athos ; le retrouvera-t-on finalement, tel un moderne Rimbaud, errant sur le port de Charjah ou au milieu des ruines de Mogadiscio ?
Car tout dans ce livre est affaire de choc tellurique entre des contraires improbables. Il y a les explications historiques et géopolitiques que tout le monde connait et il y a l’âme russe, cette volonté de ne pas sombrer dans le néant d’une modernité qui, pour l’essentiel, a pour nom « Occident ». Une brutalité incoercible du « sans limites » qui nous ramène à Ivan le Terrible, Boris Godounov, Chouisky, la grande Catherine ou Staline. Un monde blanc et chrétien d’autant plus perturbant qu’il nous ressemble en apparence mais est constitutif d’une autre Europe. Un territoire gigantesque, le plus grand État du monde qui tels les États-Unis se sent investi d’une mission rédemptrice mais qui refuse le statut affligeant d’État-nation et veut rester un Empire. Un pays qui se pense comme un Katechon, un principe unificateur, un Monde-État. L’Occident est devenu rationnel, frileux, pusillanime, mercantile, dégénéré ; laissons-le s’interroger sur le sexe des femmes et des hommes. On va lui fournir un spectacle brutal, indéchiffrable propre à le pousser à s’interroger sur lui-même et son degré de putréfaction. Peu importent les dégâts causés : « La Russie est la machine à cauchemars de l’Occident ».
La décennie 90, celle des nouveaux « Temps des troubles » touche à sa fin ; le vieil ours alcoolique, moqué en direct sur CNN par un Clinton hilare, doit cesser d’humilier la Russie. Défilent alors les attentats inexpliqués de Moscou de septembre 1999, la poursuite de leurs auteurs « jusque dans les ch..ttes », le déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie et l’arasement de Grozny qui feront d’un lieutenant-colonel du KGB couleur de grisaille, le nouveau Tsar adoubé par un peuple épuisé, déboussolé et las. Le peu d’empathie manifesté en août 2000 lors du naufrage du « Koursk », la mise en scène kitsch des Jeux olympiques d’hiver dans la ville subtropicale de Sotchi, les assassinats politiques non élucidés, l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski ou l’aplatissement d’Alep ne feront que conforter la nouvelle donne. Face à un Garry Kasparov saisi d’effroi, Baranov assène que la politique est infiniment plus violente que les échecs et que, pour les professionnels, « c’est le seul jeu qui mérite véritablement d’être joué ».
Et la représentation commence car l’action politique qui demain sera métabolisée en histoire est aujourd’hui un spectacle où Zamiatine et Staline ne peuvent cohabiter. Baranov vient du théâtre d’avant-garde, du rap, de la téléréalité et de l’art contemporain. Il obtient carte blanche du Tsar pour donner la mesure de ses talents. La boîte à outils disponible pour la mise en scène est presque sans limites : vérités parallèles, mensonges effrontés, réécriture du passé, utilisation des big data, usine à trolls etc… La « Fake democracy » peut se déployer. Il n’y a pas de grille idéologique ; il faut en même temps, soutenir les pour et les contre et même les pousser à se battre entre eux. L’incohérence est reine pourvu qu’elle crée la désorientation et instille l’insécurité chez l’adversaire. L’objectif initial est secondaire, la finalité c’est la durée, la permanence du désordre. Cette brutalité primale n’exclut en rien l’indispensable lecture littéraire du pouvoir. La Russie est lettrée et le demeure, francophone quand c’est encore possible : sont invoqués, au moment où on s’y attend le moins, Thomas Mann, Kafka, Joseph Roth, Nabokov, Tourgueniev, le cardinal de Retz et ses célèbres Mémoires, ce fils de p.te de Custine, La Bruyère qui avait tout compris, Limonov ici dans son élément et bien sûr Boulgakov.
La ronde des évènements s’ordonne, banale, dans une chronologie familière et une atmosphère d’angoisse diffuse où l’arbitraire peut dès l’aube frapper à votre porte. Il n’y a pas – car il n’y a jamais eu – de règles dans une Russie redevenue elle-même. On est plongé dans ce monde de milliardaires accapareurs, de geeks hors sol, de courtisans craintifs, de motards cosaques façon Hells Angels, d’apparatchiks déclassés et de mondaines au statut incertain. On peut s’y réveiller, un matin, dans un chalet de Courchevel, entouré d’escort girls cocaïnées et se retrouver, quelques semaines plus tard, prisonnier dans un camp en plein cœur d’un désert de roches rouges à la frontière chinoise. Le tsar décide, lui seul maitrise la vue d’ensemble. Ses sbires ne jouent qu’avec des fragments. Il aime se ressourcer à Saint-Pétersbourg quand son conseiller abhorre ce décor factice et inutile et reste fasciné par Moscou d’où suinte une puissance obscure se diffusant sur l’Empire. Car habiter le Kremlin, c’est aussi être le maître du temps. Méthodes classiques d’un espion, avance Baranov, pour se dédouaner auprès de son interlocuteur : non, lui répond Berezovsky, pour une fois avisé ; d’un contre-espion ! les pires ! ceux qui voient des traîtres partout. L’oligarque, à la fin de vie pathétique, sera retrouvé pendu en 2013 dans la salle de bains de sa résidence d’Ascot, faute d’avoir compris la règle du jeu. Dans la Russie poutinienne, les milliardaires ne sont protégés que tant qu’ils servent les desseins du Tsar.
Au petit matin, Baranov a achevé son récit, celui d’une introspection initiatique ; il a pris la mesure du monde qui l’entoure, éprouvé ses propres limites et s’est réconcilié avec lui-même. Dans ce voyage au cœur des ténèbres, la bibliothèque lambrissée a remplacé la remontée de rivière. C’est alors qu’une porte s’entrouve laissant timidement apparaître la sidérante innocence du premier matin du monde, un mètre dix d’éblouissement, nommée Anja. Dès lors ne comptera plus pour lui que d’accompagner le plus longtemps possible les premiers pas dans la vie de son unique trésor, cette fillette qu’il a conçue avec la trop absente et si présente Ksenia, la seule femme qu’il ait jamais aimée. Le Tsar, condamné à être éternellement dans la défiance, terminera, esseulé, avec son conseiller le plus intuitif, le seul dont il n’ait rien à craindre, Koni, sa femelle labrador noire, si ingénument et souverainement efficace aux pieds de la chancelière allemande. Un livre hypnotique qui vous hante longtemps, en parallèle avec les images du malheur ukrainien. Un dernier point : Boulgakov, l’auteur du Maître et Marguerite était né à Kiev, avait-on oublié de vous préciser….
Alain Meininger
Le mage du Kremlin
Giuliano Da Empoli
Gallimard, 2022
280 p.- 20 €