François-Xavier Roucaut analyse pour la Revue Politique et Parlementaire, le logiciel libéral à la lumière de l’œuvre séminale de Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire et le dernier homme ». Cette réflexion livre les clefs de compréhension des élections américaines, qui voient s’affronter dans une lutte existentielle l’ «isothymia », au cœur de l’Establishment libéral représenté par le camp Démocrate, et la « mégalothymia » grondante de la Révolution illibérale, incarnée dans la figure de Donald Trump.
Avantages de vivre à l’écart de son temps. – À l’écart des deux mouvements, de la morale individualiste et de la morale collectiviste, car la première non plus ne reconnait de hiérarchie et veut donner à chacun le même degré de liberté qu’à tous.
F. Nietzsche. La volonté de puissance, 1885-1886 (XVI, § 859).
« La fin de l’histoire et le dernier homme » de Francis Fukuyama est un « Manifeste du parti libéral », un « Petit Livre Jaune » (le jaune étant la couleur du libéralisme), qui vient faire la démonstration de l’inéluctabilité de l’avènement de l’État libéral. Fukuyama développe l’idée, à la suite d’Hegel et Marx, que la dialectique à l’œuvre dans l’Histoire accouchera d’une téléologie politique qui mettra un terme définitif aux malheurs des hommes, en abolissant la dyade Hégélienne « maître-esclave », dominant-dominé. Et ce n’est pas la Révolution socialiste, mais bien la « Révolution libérale mondiale», qui verra poindre l’aurore des lendemains qui chantent égalitaires, puisque « l’égalitarisme des États-Unis représente au fond la réalisation de la société sans classe envisagée par Marx ». Socialisme et libéralisme sont par conséquent les deux grandes doctrines égalitaristes de l’ère moderne, qui ont « déclaré la guerre » aux idéologies politiques hiérarchisantes que sont l’aristocratisme ou le fascisme ; avec un égalitarisme libéral qui triomphera in fine de son alter ego socialiste.
Le libéralisme vient donc selon Fukuyama (reprenant Kojève), exaucer la promesse, non tenue par le socialisme, d’une société devenue enfin égalitaire, ouvrant ainsi la voie à l’avènement de la « Fin de l’Histoire » libérale.
L’égalitarisme du libéralisme diffère toutefois fortement de son homologue socialiste. L’égalitarisme libéral est de nature individualiste : il vise à établir l’égalité entre les individus, pour ce qui concerne l’économie de la « reconnaissance », celle des statuts sociaux : l’« isothymia » selon le terme de Fukuyama (en opposition à la « mégalothymia », la recherche de supériorité sur autrui). L’égalitarisme socialiste, qui est lui de nature collectiviste, cherche pour sa part à établir l’égalité au sein du groupe, pour ce qui concerne l’économie des ressources. Ces deux égalitarismes se trouvent en fait à front renversé : le libéral assume les différentiels de richesse mais combat les hiérarchies sociétales, à l’exact inverse du socialisme, qui cherche lui à abolir les inégalités de revenus mais qui peut tolérer les relations de pouvoir au sein du groupe, en autant qu’elles servent sa cause.
Le fait que le libéralisme soit une doctrine égalitariste paraît néanmoins contre-intuitive, en particulier aux yeux des Français, pour lesquels l’individualisme est intrinsèquement associé à l’inégalité, et qui ne conçoivent le libéralisme que dans sa dimension économique.
La France, forgée par la volonté de puissance d’un État centralisateur, est ontologiquement une nation habitée par le collectivisme, dont le clivage droite-gauche voyait s’affronter deux versions : la version égalitaire, portée par le socialisme, et la version hiérarchique, incarnée par cet avatar républicain de l’aristocratisme qu’était le gaullisme. Les inégalités de ressources sont ici facilement perçues comme iniques (et ce même à droite), car elles traduisent dès lors une injustice dans la répartition des richesses au sein du collectif. À l’inverse, les inégalités de statuts sociaux, et les dynamiques de pouvoir qui en résultent (qu’elles soient revendiquées à droite, ou plus dissimulées à gauche) sont assumées, puisqu’elles sont de fait naturelles aux phénomènes de groupe. L’état social français est donc par essence fort peu libéral, et l’épithète « libéral » correspond ici au libéralisme originel, qui prône la responsabilité individuelle, et le retrait de l’État. Il s’inscrit dans la psyché de droite, puisqu’en promouvant la sortie du carcan collectiviste, il revendique le rétablissement d’une compétition sociale assumée pour les ressources.
À l’inverse, en Amérique, le qualificatif « liberal » est une notion de gauche, au tropisme égalitariste, qui prône « l’isothymia » : l’égalité dans l’économie de la « reconnaissance » ; dans une perspective qui est donc cette fois non plus sociale, mais sociétale.
Les États-Unis, fondés en réaction à la puissance étatique européenne, constituent contrairement à la France, une nation à l’éthique intrinsèquement individualiste, en perpétuelle tension à l’encontre des collectivismes, qu’ils soient culturel ou étatique.
Les inégalités de revenus sont assumées, voire glorifiées, car elles traduisent ici la capacité de l’individu à générer des richesses, et non une injustice dans leur répartition. En revanche, les inégalités de statuts, et les dynamiques de pouvoir entre les individus, sont perçues comme particulièrement offensantes, et assimilées à des résidus de cet aristocratisme « mégalothymique » qu’ont censément aboli sur leur sol les Américains. L’épithète « liberal » équivaut donc ici à promouvoir l’abolition des contraintes et des relations de puissance qui s’exercent sur l’individu, et qui briment son plein épanouissement, mais aussi à faire avancer l’égalité dans la liberté ; autrement dit à prêcher une « morale individualiste », laquelle, selon les mots de Nietzsche, « non plus ne reconnait de hiérarchie et veut donner à chacun le même degré de liberté qu’à tous ».
Le libéralisme contemporain a donc pour finalité d’établir « l’isothymia ». Il vise en somme à établir une société pleinement « démocratique », dans le sens égalitariste du terme (et non dans l’acception politique d’incarnation du demos). Ce en quoi, à l’image du socialisme dans son temps, il prétend incarner en soi la démocratie, réelle et parachevée. Il partage également avec ce dernier la nécessité d’un État fort, et d’une administration pléthorique, afin de garantir l’égalité réelle aux citoyens, et non le succédané de l’égalité en droit. Ce libéralisme réfute en effet le principe archaïque de l’égalité en droit, qui perpétue les inégalités, et lui substitue le principe d’équité, garant de l’égalité réelle. Ainsi, qu’elle soit liée à l’ethnie, l’affiliation culturelle, le genre, l’orientation sexuelle, le morphotype, l’éducation, le handicap, ou tout autre paramètre que la sociologie américaine promulguera, chaque différence dans le potentiel d’accomplissement individuel sera perçue au mieux comme une erreur du système, et au pire, comme l’expression d’une « phobie », ou la manifestation d’une injustice systémique à abolir. Des injustices qu’une administration toute puissante a la charge de corriger, à l’aide de mesures compensatoires ou discriminatoires. Par ailleurs, le principe de hiérarchie étant en lui-même contraire au logiciel libéral, il en prône l’abolition in extenso. Dès lors, chaque situation d’autorité, lorsque nécessaire, doit être librement consentie et balisée par une relation contractuelle. Les dynamiques de pouvoir entre les individus doivent être traquées, surveillées, aseptisées, afin qu’elles ne donnent pas libre cours à leur penchant naturel pour les abus. Ce qui conduit à cette dynamique de victimisation, si caractéristique de la psyché nord-américaine, qui fait de chaque être en position d’autorité, un abuseur et un tyran a priori, et de chaque sujet de cette autorité, une victime potentielle, à venger et compenser. Le corolaire de la hiérarchie, la compétition, doit également être abolie et remplacée par le principe d’inclusion. Ce faux-nez de la société inégalitaire que constitue la méritocratie étant dès lors délégitimé, les individus ne sont désormais plus sélectionnés en fonction de leurs compétences et leurs performances, mais selon des critères sociétaux, et en regard de leur adhésion aux valeurs libérales.
Enfin, et surtout, le libéralisme contemporain vient dynamiter le socle sociétal des nations, la norme culturelle, ce dénominateur commun auquel chacun s’assujettit afin d’assurer la cohésion du groupe.
Cette idéologie a, en effet, pour projet d’instituer la société des individus et des communautés, enfin libérés de la « dictature de la majorité », de ses normes et de ses mœurs. Dès lors, l’opposition à l’assimilation ne provient plus du groupe majoritaire envers les éléments minoritaires (le principe d’Othello, l’exclusion de l’individu exogène par le groupe), mais à l’inverse, ce sont les éléments minoritaires qui refusent désormais de se faire imposer les normes du groupe majoritaire (le principe d’Antigone, le refus, de la part de l’individu, des normes du groupe assimilées à une tyrannie) intentant des procès en conservatisme, fascisme, colonialisme, et autres impérialismes, le cas échéant. La granularisation actuelle des sociétés occidentales est donc en soi l’objectif du libéralisme contemporain, qui a pour finalité le triomphe de la diversité, et l’avènement de la société multiculturelle. En somme, l’État-nation doit être rendu caduque, afin qu’advienne l’État libéral.
Le libéralisme vient donc instaurer une « démocratie libérale », au sens sociétal du terme, incarnée par un État-Léviathan qui s’évertue à faire cohabiter une myriade d’individus et de communautés à pied d’égalité, garantissant « à chacun le même degré de liberté qu’à tous ».
Aboutissement « d’une longue marche à travers les institutions », cet égalitarisme libéral, qui est curieusement rarement considéré comme tel, imprègne désormais la plupart des lieux de pouvoir occidentaux, se substituant au socialisme comme force du progrès social. Toutefois, à l’image de ce dernier, qui a vu s’allier, ou s’affronter, les tenants de la réforme et les partisans de la révolution, les socialistes et les communistes, il existe aussi au sein du libéralisme une forme radicale, baptisée de cette synecdoque qu’est le terme wokisme (qui désignait seulement à l’origine l’éveil aux injustices liées à la race). Celui-ci est souvent assimilé au marxisme, puisqu’il lui emprunte sa stratégie de combat et sa rhétorique révolutionnaire, déplaçant la dyade Hégélienne « maître-esclave » du champ social au champ sociétal. De fait, le wokisme, habité par sa propre volonté de puissance, et animé lui-aussi par les passions de la revanche et du ressentiment, ne cherche pas l’égalité, comme le font les libéraux modérés, mais l’inversion des hiérarchies. Il adopte dès lors une stratégie non plus de conviction, mais de combat, contre l’ennemi honni, poursuivant la logique marxiste d’une dictature du prolétariat venant annihiler et soumettre la bourgeoisie. Tout d’abord, désigner l’adversaire, puis le délégitimer, le dénigrer, le diaboliser. La traque du bourgeois par les communistes, et leur obsession pour tout ce qui rattache, qui sera selon les objectifs du mouvement frappé ou non de l’anathème « bourgeois », s’applique désormais à ces normes sociétales qu’incarne le boomer, mince, caucasien, cisgenre, hétérosexuel, occidental, etc. (en substance toute caractéristique associée à un privilège sociétal). Il s’agit ensuite d’unir diverses factions, aux intérêts finaux parfois divergents, dans une lutte finale envers cet adversaire commun, la convergence des luttes sectionnelles venant remplacer celle des luttes catégorielles. Il s’agit enfin de sacraliser la figure du combattant, qui n’est plus le prolétaire mais la minorité opprimée, qui est à son tour sanctifiée et parée de toutes les vertus, en miroir d’un adversaire qui lui est accablé de tous les vices. Par ailleurs, et conformément au logiciel libéral qui met en concurrence les diverses communautés, le groupe militant se doit d’assurer son recrutement, d’augmenter la taille de ses troupes et faire démonstration de sa force, afin de garantir l’accès aux responsabilités de ses chefs ; ce qui explique le prosélytisme et l’activisme véhément des minorités. Enfin, la cohésion des troupes est scellée par une mécanique sectaire venant essentialiser le militant, le résumer à son appartenance au groupe, afin de rompre autant que possible ses liens avec l’extérieur.
Toutes ces stratégies, qui sont celles du combat, font donc du wokisme la forme en arme et révolutionnaire de l’idéologie libérale, comme le communisme fut jadis celle du socialisme.
Néanmoins, différence de taille avec le marxisme, l’ennemi juré d’hier, le capitalisme, devient le grand allié d’aujourd’hui, les forces capitalistiques constituant l’un des principaux vecteurs de cette idéologie. La composante anticapitaliste du mouvement wokiste, le double égalitarisme social et sociétal, en constitue en quelque sorte la « maladie infantile », une radicalisation extrême qui perd son objet, puisque le projet libéral, qui est la force idéologique dominante de ce siècle, repose, comme le résume Fukuyama, sur ces deux piliers, que sont la « mégalothymia » d’une économie capitaliste mondialisée, et l’ « isothymia » d’une économie de la « reconnaissance » globalisée ; en somme sur l’alliance, à l’échelle internationale, entre la droite économique et la gauche sociétale.
Fukuyama, tel un Karl Marx du libéralisme, annonce donc dès les années 90, que le spectre de l’égalitarisme hante l’Amérique : « notre société reste préoccupée par des questions d’égalisation de la dignité ». Une « isothymia », qui explique « le tempérament relativiste et égalitaire de notre époque », dans laquelle la tolérance devient « la pierre de touche » de toutes les valeurs, institutionnalisant par là même le politiquement correct ; ce qui rend par exemple inacceptable « de parler de ‘caractère national’ », et de s’exposer ainsi « aux risques de stéréotypes et d’abus grossiers ». Par ailleurs, le meurtre symbolique de « l’autorité originelle », « l’autorité paternelle », envers laquelle le « libéralisme moderne a représenté une rupture ouverte», permet dès lors de réfuter toute verticalité, de déconstruire tout ce qui vient des mœurs et de la tradition, ramenés à une forme obtuse de bigoterie. Il anticipe par ailleurs les problèmes existentiels qu’allaient poser les névroses égalitaires à tel point qu’« une passion égalitaire qui nie l’existence de différences significatives entre les êtres humains peut être étendue à un refus de telle différence entre les hommes et les animaux supérieurs ». En outre, considérant le libéralisme comme une force centrale, il alerte sur les mutations en cours sur sa gauche (« d’ores et déjà certaines de ces formes (racisme, sexisme et « homophobie ») ont remplacé pour la gauche l’ancien problème des classes sur les campus universitaires américains »), ainsi que le péril à venir des guerres identitaires (« l’accentuation d’une politique de dignité de groupe plutôt qu’un accomplissement individuel ou une activité personnelle comme voie principale vers le progrès social ») qui viendront remplir le vide ouvert par l’abolition des hiérarchies culturelles existantes. Il annonce enfin le péril égalitariste que porte le libéralisme, qui se matérialisera dans le wokisme : « la forme que peut prendre un futur défi de gauche à notre libéralisme actuel pourrait donc être considérablement différente de celles avec lesquelles nous sommes familiarisés dans notre siècle […]. Une future menace de gauche contre la démocratie libérale empruntera vraisemblablement les dehors du libéralisme en changeant sa signification de l’intérieur, au lieu de mener une attaque frontale contre les institutions et les principes démocratiques de base. ».
En conclusion, Fukuyama, à la suite de Marx, succombe aux sirènes de l’idéologie, à la séduction de la pensée de système, opposant sa « Fin de l’Histoire » à celle du théoricien allemand. Il possède toutefois une précieuse vertu, contrairement à son homologue socialiste, la propension au doute, qu’il a infusé dans sa « Fin de l’histoire», en faisant planer sur sa démonstration l’ombre de cet Antéchrist du téléologisme qu’est Nietzsche, le grand prêtre de l’éternel retour. Nietzsche, « l’aristocrate radical » selon les termes de son premier exégète, Georg Brandes, le féroce pourfendeur des égalitarismes, qu’ils soient chrétien, socialiste, ou libéral, hante en effet la « fin de l’histoire et le dernier homme», incarnant son antithèse. Fukuyama, l’ « isothymique », contra Nietzsche, le « mégalothymique » : telle est effectivement la dialectique égalitaire/hiérarchique qui après celle, marxiste, entre capitalisme et communisme, structure désormais notre temps.
François-Xavier Roucaut
Photo : kovop/Shutterstock.com