En cette Journée internationale des femmes, Roger Koudé, revient sur le rôle joué par les femmes contre l’apartheid en Afrique du Sud.
Le système d’apartheid, qui a prévalu en Afrique du Sud de 1948 à 1994, était non seulement un système raciste et ségrégationniste mais il était également profondément misogyne dans sa pratique. En effet, contrairement aux apparences qui en faisaient seulement une politique dite de « développement séparé » (afsonderlike ontwikkeling), affectant des populations selon des critères raciaux ou ethniques (Blancs, Noirs, Métis et Indiens) dans des zones géographiques déterminées, ce système politique a été caractérisé aussi par sa misogynie rarement évoquée. Effectivement, le système d’apartheid n’avait presque jamais de visage féminin et ses gouvernements successifs étaient généralement composés d’hommes blancs, Afrikaners, membres du Parti national (Np) et de l’Afrikaner Broederbond (« Ligue des frères afrikaners ») !
Durant toute la période d’application de ce système, qui est en réalité l’un des avatars du nazisme, les femmes sud-africaines de tous les groupes raciaux ou ethniques ont joué un rôle décisif pour la libération de leur pays et pour leur propre émancipation. Le rôle des femmes sud-africaines à la lutte contre l’apartheid est l’exemple même de l’engagement pour la dignité, la justice et la paix. Et cet engagement s’est décliné dans tous les domaines, notamment par le combat politique (y compris la lutte armée), la résistance culturelle, artistique et littéraire, etc.
Le combat politique contre l’apartheid s’est en réalité écrit également au féminin
C’est d’abord sur le terrain de la résistance politique qu’il sied de situer le rôle et la contribution des femmes sud-africaines à la lutte contre l’apartheid. En effet, en dehors de Winnie Mandela, les combattantes de la liberté restent très peu connues du grand public en dépit de l’importance et de l’efficacité de leur opposition déterminée à ce système d’oppression qui a sévi dans leur pays pendant près de cinq décennies.
Les femmes sud-africaines étaient pourtant bien nombreuses à braver le régime raciste de Prétoria, parmi lesquelles :
- Lilian Ngoyi, membre de la Ligue des femmes du Congrès national africain (Anc) et première femme élue au comité exécutif de cette formation politique, connue pour son rôle historique dans la lutte contre l’apartheid. Le nom de Lilian Ngoyi est associé en particulier à la création de la Fédération des femmes sud-africaines (Federation of South African Women). Son nom reste également étroitement associé à l’une des plus grandes actions politiques contre l’apartheid, à savoir la fameuse marche des femmes du 9 août 1956 qui a réuni plus de 20 000 manifestantes devant les Union Buildings à Prétoria, afin de protester contre la loi qui obligeait les femmes à porter sur elles un passeport intérieur.
- Albertina Sisulu, l’épouse de l’une des figures historiques de l’Anc (l’avocat Walter Sisulu), également membre de la Ligue des femmes de l’Anc et de la Fédération des femmes sud-africaines. Alors que son mari était détenu sur l’île de Robben Island avec Nelson Mandela et que, comme Winnie Mandela, elle devait élever seule leurs cinq enfants, Albertina Sisulu a coprésidé à la création en 1983 du Front démocratique uni (Udf) à l’effet de coordonner l’ensemble des organisations et associations opposées à l’apartheid. Cette coalition non-raciale, formée de plusieurs centaines d’organisations civiques, syndicales, d’églises ou encore de groupements d’étudiants, a adopté dès ses débuts la fameuse Charte de la Liberté de 1955, en œuvrant activement pour une Afrique du Sud libre et démocratique.
- Helen Joseph, membre fondateur du Congrès des Démocrates, une organisation politique alliée de l’Anc de Nelson Mandela. Son nom reste étroitement lié au congrès du peuple tenu en 1955 à Kliptown où a été rédigée la Charte de la Liberté. Elle participe également à la formation de la Fédération des femmes sud-africaines ainsi qu’au mouvement historique du 9 août 1956 contre la loi sur les laissez-passer.
- Annie Goldberg, une autre figure emblématique du combat contre le racisme en Afrique du Sud. Elle est aussi la mère de Denis Goldberg, l’un des fidèles compagnons de lutte de Nelson Mandela et co-accusé au fameux Procès de Rivonia de 1963 au terme duquel les accusés furent condamnés à la prison à vie. Denis Goldberg a rendu le témoignage suivant au sujet de l’engagement politique de sa mère : « Lorsque ma mère est venue la première fois me rendre visite en prison, elle m’a dit que je l’avais emplie de fierté. Elle m’a parlé non comme à un fils, mais comme à un camarade de lutte », disait le prisonnier politique (22 ans d’incarcération) pour qui cette parole maternelle était la plus belle des reconnaissances pour son propre combat contre l’apartheid.
A cette liste, qui est loin d’être exhaustive, on peut bien évidemment ajouter la journaliste Ruth First, l’épouse de l’avocat des opposants à l’apartheid et patron de la branche armée de l’Anc, Joe Slovo. Elle a été tuée par un colis piégé en 1982 à Maputo au Mozambique où elle était en exil. Comment ne pas penser également à Helen Suzman, considérée comme le symbole de la résistance des Blancs à l’apartheid ? Elle a fondé le Parti progressiste dont elle était la représentante au Parlement de 1961 à 1974, s’opposant sans relâche aux lois racistes de son pays. Quel acteur politique de cette période trouble de l’Afrique du Sud ne se souviendra pas du combat déterminé des personnalités emblématiques comme Frances Baard, Emma Mashini ou Frene Ginwala ? Dulcie September, la représentante de l’Anc en France, assassinée à Paris en 1988 par les services secrets du régime d’apartheid, fait partie de ces figures féminines marquantes de la lutte pour une Afrique du Sud libre, égalitaire et démocratique.
Bien d’autres femmes politiques ont combattu aux côtés de Nelson Mandela et de ses compagnons pour mettre fin à un système qualifié d’ailleurs et à juste titre de « crime contre l’humanité » par la Communauté internationale. C’est dire que l’histoire de la lutte contre l’apartheid, l’un des pires systèmes politiques du XXè Siècle, s’est en réalité écrite également au féminin.
Les femmes sud-africaines dans la résistance armée contre l’apartheid
Alors que la résistance à l’apartheid était jusque-là pacifique, l’interdiction en 1960 de plusieurs partis politiques, dont l’Anc de Nelson Mandela, le Parti communiste sud-africain (Sacp), le Congrès panafricain d’Azanie (Pac) et d’autres organisations, n’a laissé finalement aux militants anti-apartheid aucun autre choix que la lutte armée.
Ce nouveau basculement, qui a conduit de nombreux Sud-africains à rejoindre la résistance armée, a parallèlement rendu encore plus féroce la répression organisée par le régime raciste de Prétoria.
Parmi les combattants de la liberté ayant rejoint les rangs de Umkhonto we Sizwe (ou MK, le « fer de lance de la nation »), beaucoup étaient de jeunes femmes.
Phila Portia Ndwandwe, dont le nom est désormais écrit en lettres d’or en Afrique du Sud, faisait partie de ces combattantes de la liberté.
Engagée en 1985 dans la lutte armée, elle sera enlevée trois ans plus tard au Swaziland voisin par la police de l’apartheid alors qu’elle allaitait son enfant. Détenue et soumise à une horreur indescriptible caractérisée par des tortures récurrentes, ses ravisseurs ont tenté en vain de la retourner contre ses camarades de lutte. Et quand ils ont compris sa détermination et la force de ses convictions, ils l’ont emmenée dans un veld et lui ont tiré une balle à la tête. L’un de ses ravisseurs et tueurs a qualifié son refus de trahir ses camarades d’acte « courageux ».
L’attitude héroïque de Phila Portia Ndwandwe fait penser à une autre héroïne dont le nom restera dans les annales de l’histoire de la résistance des peuples à l’oppression : Lepa Radic, engagée en décembre 1941 à l’âge de 15 ans aux côtés des Partisans yougoslaves opposés aux nazis. Elle sera capturée en février 1943 par les forces allemandes alors qu’elle organisait la fuite de quelque 150 femmes et enfants vers les régions contrôlées par la résistance yougoslave. Condamnée à mort par pendaison, l’adolescente sera soumise à la torture systématique durant les trois jours ayant précédé son exécution. Mais la tentative d’obtenir d’elle par la torture des informations cruciales sur la résistance yougoslave restera vaine. Peu avant son exécution, le 8 février 1943, Lepa Radic se voit offrir une ultime chance d’éviter la mort si elle accepte de révéler les noms de plusieurs de ses camarades. En réponse à cette offre infamante, l’adolescente dira avec force et détermination : « Je ne trahirai jamais mon peuple, et les noms des personnes que vous recherchez ne seront pas révélés avant que nous vous ayons anéantis jusqu’au dernier ».
Il sied de relever qu’il y a assurément quelque chose de commun, voire d’universel, dans l’héroïsme de ces deux jeunes femmes. Et tout cela fait penser également à une autre héroïne de la défense de la liberté au prix du sacrifice ultime : Rose Lokissim. Elle a péri sous la torture dans les geôles de la police politique sous le régime de Hissein Habré. Mais l’histoire retiendra sa détermination sans faille face à ses bourreaux, allant jusqu’à les défier en déclarant avec force que le Tchad libéré de l’oppression lui sera reconnaissante…
La voix puissante de Miriam Makeba et aliæ : la résistance culturelle
Quand on parle du rôle des artistes dans le combat contre l’apartheid, on évoque presque spontanément le très charismatique Joseph Shabalala et son puissant groupe Ladysmith Black Mambazo. Ce groupe a capella a parcouru le monde entier pour porter la voix du peuple sud-africain en lutte pour la reconquête de sa liberté confisquée par le système d’apartheid, soutenu par une machine d’oppression redoutable. De même, en parlant des artistes engagés contre le système d’apartheid, comment ne pas citer l’incontournable Johnny Clegg qui a conquis le monde entier avec entre autres sa célèbre chanson Asimbonanga, les très populaires Manhattan Brothers, etc. ?
Mais l’histoire de la résistance à l’apartheid par les chants s’est également conjuguée largement au féminin, notamment avec Letta Mbulu, Yvonne Chaka ou encore par la puissante voix de celle qui est surnommée « Mama Afrika », à savoir Miriam Makeba. En effet, au cours de ses 31 années d’exil, Miriam Makeba aura incontestablement été la première ambassadrice du peuple sud-africain pris en otage par un système qui n’était en réalité que la version tropicale du nazisme.
Mais avant de porter la cause de l’Afrique du Sud sur la scène mondiale, y compris à la tribune des Nations Unies à New-York, c’est en Afrique du Sud même que la jeune Zenzile Makeba va conquérir sa notoriété en se mesurant aux groupes entièrement masculins qui dominaient la scène musicale sud-africaine, dont les célèbres Cuban Brothers ou encore les incomparables Manhattan Brothers.
C’est justement en raison de son engagement politique contre l’apartheid que Miriam Makeba sera contrainte à un long exil, qui ne prendra fin qu’avec l’abolition en 1991 des lois piliers du système d’apartheid.
Pour Nelson Mandela, Miriam était « la première dame sud-africaine de la chanson et méritait amplement le nom Mama Africa. Elle était la mère de notre lutte et de notre jeune nation ». Le célèbre prisonnier numéro 46664 dira également que « sa musique a inspiré un puissant sentiment d’espoir en chacun de nous ». Pour sa part, l’ancien ministre sud-africain des Arts et de la Culture, Pallo Jordan, a considéré que le nom de Makeba était même le synonyme du combat mondial contre l’apartheid et pour la liberté en Afrique du Sud : « Sa musique projetait les aspirations et l’espoir des peuples africains dans un monde meilleur, comme aucun autre musicien l’a fait pendant ces trois dernières décennies. Peut-être plus que tout autre chanteuse africaine, Miriam Zenzile Makeba a été en mesure d’utiliser son art comme une arme. Sa dimension internationale a contribué grandement à l’échelle mondiale à la campagne en faveur de sanctions et l’isolement du régime de l’apartheid ».
La reconnaissance de la place et du leadership féminin par la « Nouvelle Afrique du Sud »
A son arrivée au pouvoir en 1994, Nelson Mandela fera du 9 août la « Journée de la femme sud-africaine », en reconnaissance du combat de ces militantes qu’il décrit dans ses mémoires comme des femmes « courageuses, persistantes, infatigables ». En effet, l’un des hauts faits des femmes sud-africaines dans la lutte contre l’apartheid reste bien la grande marche du 9 août 1956 contre le « pass » que les Noirs devaient avoir en permanence sur eux s’ils voulaient se déplacer. Cette manifestation historique, qui a rassemblé plus 20 000 femmes de tous les groupes raciaux, sociaux et confessionnels, a marqué dès le départ la volonté des femmes sud-africaines de s’engager pleinement pour la libération de leur pays et pour la défense de leurs propres droits.
Il était logique que le gouvernement de la « Nouvelle Afrique du Sud » fasse confiance aux femmes de ce pays en les associant étroitement à la gestion des affaires de l’Etat au plus haut niveau.
Aussi, l’Afrique du Sud reste-t-elle l’un des rares Etats au monde où les ministères régaliens comme la Justice, l’Intérieur, les Affaires étrangères, la Défense nationale, la Sécurité ainsi que les Renseignements, etc., sont régulièrement tenus par des femmes.
En effet, dès la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (Codesa), les négociations sur le démantèlement de l’apartheid en Afrique du Sud qui se sont tenues dès la libération de Nelson Mandela en 1990 jusqu’en 1993, l’Afrique du Sud s’est engagée pour une société inclusive où aucune composante ne ferait l’objet de quelque discrimination que ce soit. Cette vision pour une Afrique du Sud libre et démocratique trouve ses fondements philosophiques dans le fameux principe de l’Ubuntu, d’une part, et politiques dans la Charte de la Liberté précitée, d’autre part.
En œuvrant activement à la libération de leur pays d’un système politique caractérisé par la criminalité étatisée, les femmes sud-africaines ont réussi par la même occasion à assurer leur propre libération d’une idéologie d’oppression qui les a reléguées à la périphérie et d’un système patriarcal qui prévalait au sein de toutes les communautés ethniques et raciales.
Un combat de portée universelle pour la dignité, la justice et la paix
Par ailleurs, en parlant du rôle et de la contribution des femmes sud-africaines à la lutte contre l’apartheid comme l’exemple d’un engagement pour la dignité, la justice et la paix, comment ne pas penser aux combats des autres femmes dans d’autres contextes marqués par l’oppression ? Surtout, comment ne pas penser à l’actualité brulante de la question, notamment la résistance des femmes dans plusieurs régions du monde face à des systèmes d’oppression, des dictatures et autres stratégies de confiscation du pouvoir du peuple ?
Comment ne pas penser, in concreto, au combat permanent d’Aung San Suu Kyi en Birmanie, face à une caste militaire rétrograde ? Comment ne pas penser également au long combat de ces jeunes avocates congolaises (Phalone Mbaka, Rachel Maendeleo Rutakaza, Gisèle Ngungua Abdoul et bien d’autres) pour la dignité des victimes des violences sexuelles dans ce conflit sans nom qui affecte la République démocratique du Congo depuis plus de vingt ans déjà ? De même, comment ne pas penser au long combat et à la ténacité de l’avocate tchadienne Jacqueline Moudeina (surnommée « la lionne de la justice ») pour la défense des droits des victimes du régime de Hissein Habré ?
En dernière analyse, Antigone n’est pas du tout un mythe !
Elle est une réalité universelle agissante, toujours en action pour défendre la dignité et la valeur de la personne humaine, à chaque fois que les forces de la tyrannie et/ou de la barbarie se déchainent…
Roger Koudé
Professeur de Droit international
Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon (UcLy)
Photo : Wikipedia.org