Le 21 mai 2021 a marqué le 100e anniversaire de la naissance d’Andreï Sakharov (21.05.1921-14.12.1989), l’une des personnalités les plus marquantes du XXe siècle, un des pères de la bombe à hydrogène soviétique, citoyen et personnage public. Cet éminent physicien théoricien, membre de l’Académie des sciences d’Union soviétique (1953), trois fois décoré du titre de Héros du travail socialiste (en 1953, 1956 et 1962), prix Nobel de la paix (1975) est toutefois principalement connu en Occident comme dissident, opposé au système soviétique et relégué dans les années 1980 dans la ville de Gorki.
Les célébrations de l’an dernier, limitées du fait de la pandémie, nous permettent toutefois aujourd’hui de bénéficier de la publication, par l’Institut de Physique « Lebedev » (FIAN) de l’Académie des sciences de Russie, d’un album commémoratif très richement illustré1 et la sortie d’un film documentaire « Le siècle de Sakharov » réalisé par Léonid Ioffé, journaliste russe2.
Né à Moscou dans une famille d’intellectuels connus, son père est l’auteur de livres de vulgarisation scientifique et de manuels de physique, Andreï Sakharov est diplômé de Faculté de physique de l’université d’État de Moscou en 1942. En septembre 1942, il est envoyé dans une usine militaire à Oulianovsk, où il travaille comme ingénieur jusqu’en 1945. Étudiant de troisième cycle, Andreï Sakharov rejoint le département du FIAN, dirigé par Igor Tamm, futur prix Nobel. Puis en 1948, il intègre le groupe de recherche sur le développement des armes thermonucléaires. De 1950 à 1968, Andreï Sakharov travaille à Arzamas-163, ville-laboratoire « fermée » dont l’accès est interdit aux étrangers et réglementé pour les Soviétiques.
Andreï Sakharov est avant tout un physicien théoricien de génie faisant montre d’un large éventail d’intérêts scientifiques.
Ses travaux ont principalement porté sur la physique nucléaire, la physique des champs et des particules, la cosmologie et la gravitation. On peut retenir les intuitions scientifiques de Sakharov qui ont donné lieu à d’importantes recherches :
– ses idées fondamentales pour la conduite de la fusion nucléaire contrôlée débouchant sur la catalyse par muons des réactions de fusion nucléaire, et son célèbre rapport secret de 1948 intitulé « Passive Mesons »,
– le réacteur à fusion magnétique (prototype du Tokamak), proposé et étudié théoriquement en collaboration avec I.E. Tamm entre 1950 et 1951,
– l’idée, en 1960, d’utiliser la lumière laser pulsée pour la réaction thermonucléaire contrôlée (rapport non publié),
– l’idée des générateurs magnétiques explosifs générant des champs magnétiques pulsés très puissants, le « cumul magnétique » (1951-1952) qui donne naissance à un nouveau domaine de recherche en physique des hautes énergies,
– les « oscillations de Sakharov » proposant une explication de l’origine des galaxies et des étoiles,
– les fluctuations quantiques du vide dans les premiers instants de l’Univers, en 1965,
– il émet, en 1967, les trois conditions que doit suivre la baryogénèse pour mener à une asymétrie baryonique de notre univers,
– l’hypothèse sur la possibilité d’une désintégration des baryons et vice versa (1967), pour expliquer l’asymétrie baryonique de l’Univers,
– l’idée de la gravitation induite, idée en gravitation quantique en 1967,
– l’hypothèse d’un Univers inhabituel à plusieurs feuilles en 1970,
– l’hypothèse d’univers jumeaux à flèche du temps opposée en 1980.
De manière décisive, en 1948, Andreï Sakharov élabore un premier projet de bombe thermonucléaire connu sous le nom de « 1ère idée ». Puis quelque temps plus tard, utilisant la proposition de Ginzburg sur l’utilisation du composé LiD dans le noyau de travail de la bombe, connu sous le nom de «2ème idée », il parvient à la création des premiers engins à fusée spéciale soviétiques à charge unique (RDS-6), testés en août 1953. L’étape suivante des travaux d’Andreï Sakharov a été de concrétiser l’idée d’une charge à deux étapes, utilisant la compression par rayonnement, ce qui permet de créer des bombes à hydrogène de très grande puissance. La première bombe aérienne de ce type, la RDS-37, d’une puissance de 1,6 mégatonne est testée en novembre 1955. Quelques années plus tard, en octobre 1961, le système thermonucléaire le plus puissant développé par l’équipe du groupe d’Andreï Sakharov, la Tsar Bomba, est testé dans l’archipel de Nouvelle-Zemble. Le rendement mesuré est de de 58,6 mégatonnes d’équivalent TNT.
Dès ces années, Andreï Sakharov est de plus en plus conscient du danger que représente l’accumulation, en absence de contrôle, d’armes nucléaires de part et d’autre du rideau de fer.
Dans cette optique, Andreï Sakharov est l’un des initiateurs du traité international de Moscou interdisant les tests nucléaires dans les trois environnements en 1963.
En effet, « dès les années 1950, je considérais les essais nucléaires atmosphériques comme un crime direct contre l’humanité… Déjà à la fin des années 1950 et surtout pendant les années 1960, une part croissante de mon monde était occupée par les affaires publiques », – écrit-il dans ses Mémoires. Ayant rejoint le mouvement des droits de l’homme, il est devenu un vigoureux défenseur des victimes de la répression. Après la publication en Occident de son célèbre article « Réflexions sur le progrès, la coexistence pacifique et la liberté intellectuelle » en juillet 1968, il perd son habilitation « secret défense » et doit quitter la ville-laboratoire d’Arzamas-16. En 1969, il retourne au département de physique théorique du FIAN pour lequel il travaille jusqu’à la fin de sa vie, y compris durant son exil à Gorki.
Pour sa part, le journaliste de télévision, Leonid Ioffé, a réalisé un documentaire en deux parties qui revient, au travers d’entretiens, sur les activités scientifiques et politiques d’Andreï Sakharov au cours de sa carrière au FIAN.
Grâce au soutien actif de la direction de l’Institut, Léonid Ioffé a pu rencontrer les proches collaborateurs encore actifs de l’académicien. Parmi ceux-ci, on compte Vladimir Ritus, le plus ancien membre correspondant de l’Académie des sciences présent à l’Institut. Celui-ci occupe une place particulière car il travaille directement avec Andreï Sakharov à Arzamas-16 à la mise au point de la Tsar Bomba. Au-delà des souvenirs de sa coopération avec lui, Vladimir Ritus nous rappelle les contrastes frappants existant entre la vie quotidienne florissante d’Arzamas-16, et, au même moment, l’existence dans le Moscou d’après-guerre avec ses cartes de rationnement. Disposant de conditions de vie extraordinaires pour l’époque, d’une alimentation de choix, voir même de cours de tennis pour leurs loisirs, les chercheurs se trouvaient confrontés à une tout autre réalité derrière les « barbelés en or » qui les entouraient. Cette réalité était celle des camps et des prisonniers qui participent à la construction des diverses infrastructures de la ville, leurs évasions et leurs rations de misère.
Ce documentaire nous permet de revenir sur l’important dilemme qui naît au sein de l’Institut lorsque Andreï Sakharov s’engage dans des activités de défense des droits de l’homme.
A l’époque, les autorités tentent de susciter une campagne de signatures demandant la condamnation du célèbre savant.
Etonnement, on retrouve parmi les « signataires » des biologistes, ceux-là même qu’Andreï Sakharov avait défendu face aux idées et aux écrits de Lyssenko qui remettaient en cause toutes les théories de l’hérédité basées sur les lois de Mendel et de Morgan. Plus étonnamment encore, certains de ces « signataires » sont issus du FIAN. Néanmoins, si l’on peut imaginer les fortes pressions subies, aucun des membres du Département de physique théorique dont dépendait Andreï Sakharov n’est sur la liste de ces « signataires ». Un tel soutien de ses plus proches collègues s’est encore affirmé dans les années 1980 quand des membres de ce même Département sont allés voir l’académicien à Gorki, alors qu’il y était exilé pour avoir protesté contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan.
Aujourd’hui encore, les scientifiques cherchent des réponses aux questions posées par Andreï Sakharov sur l’asymétrie baryonique et la multiplicité des univers. Développant ses idées, les experts russes apportent aujourd’hui une contribution majeure à ITER, un projet international de réacteur à fusion nucléaire actuellement en cours dans le sud de la France. Pour une grande partie de l’intelligentsia russe, Andreï Sakharov reste une icône, à la fois comme un grand physicien, mais aussi comme un humaniste, pensant au progrès et au bien de toute l’humanité.
L’actualité du moment aurait immanquablement conduit Andreï Sakharov à prendre position, peut-être comme l’un des pères de la bombe à hydrogène soviétique, qui permet aujourd’hui à la Russie de conduire une opération militaire spéciale en Ukraine, sans crainte d’une intervention militaire de l’OTAN. Plus sûrement, son intervention aurait mis en avant le droit international et les droits de l’homme, au risque de précipiter la chute de son propre pays, lui qui, à son époque, avait œuvré avec le plus de constance à l’effondrement du système communiste.
Léonid Ioffé, Gaël-Georges Moullec
Crédit image : Andreï D. Sakharov en 1939. Photo en provenance de l’album Sakharov, publié par le FIAN.
- Cet album peut être téléchargé à l’adresse suivante : https://lebedev.ru/data/books/saharov.pdf. ↩
- Le documentaire de Léonid Ioffé peut être vu, pour sa première partie : https://www.lebedev.ru/ru/site-edia/media-video/istoriya/video/165.html, et pour sa deuxième partie : https://www.lebedev.ru/ru/site-media/media-video/istoriya/video/166.html. ↩
- Le nom historique de cette ville est Sarov, située à près de 400 km au sud-est de Moscou. ↩