Dans le numéro du magazine Télérama Sortir du 13 au 19 juillet 2024, le réalisateur argentin Benjamin Naishtat – dont le film El professor est sorti en salle le 3 juillet – se livre à une interview dans laquelle il déplore notamment la suspension, décidée par le gouvernement de Javier Milei au mois d’avril de cette année, de l’Incaa (Institut national du cinéma et des arts audiovisuels, soit l’équivalent de notre CNC).
« En 2024, dit-il, aucun film n’est en production avec le soutien de l’État, ce qui veut dire qu’en 2025 il n’y aura sans doute aucun film argentin, hormis ceux financés par les plateformes et les coproductions étrangères ». Un peu plus loin dans la même interview, il se vante de ce que son film (qui met en scène deux professeurs se disputant une chaire vacante de philosophie au sein de l’université de Buenos Aires) serait devenu un « symbole de résistance » dans l’Argentine de Milei, donnant lieu à « des centaines de projections gratuites, suivies de débats politiques dans toutes les universités publiques ». (Le contribuable argentin a dû être ravi d’apprendre l’existence de telles « initiatives »…)
Dans un précédent article1, Télérama avait d’ailleurs déjà qualifié le même film de « forme de résistance aussi élégante que pertinente à l’offensive anti-intellectuelle et ultralibérale du nouveau pouvoir ».
Ce que Benjamin Naishtat oublie ici ou fait semblant d’oublier, c’est que la valeur esthétique d’une œuvre cinématographique n’est pas fonction du montant des subventions dont celle-ci bénéficie – ou non. Si le cinéma argentin s’impose depuis maintenant une bonne vingtaine d’années pour sa grande qualité, c’est déjà parce que le public a su reconnaître le talent déployé par nombre de réalisateurs, parmi lesquels – reportons-nous ici à la réédition augmentée et actualisée du Dictionnaire du cinéma (Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2022, p. 228) du grand critique de cinéma Jacques Lourcelles :
- Juan José Campanella – dont le film Dans ses yeux (2009) est considéré par Lourcelles comme « un des meilleurs films de ces vingt dernières années (2000-2020) » ;
- Fabián Bielinsky – notamment son premier film, Les Neuf Reines (2001) ;
- Carlos Sorin – Historias mínimas (2002).
D’ailleurs, Lourcelles écrivait déjà en 2003, dans un article traitant de ce dernier film : « Le cinéma argentin continue de nous surprendre. Non seulement il occupe le terrain dans presque tous les types de films actuellement en vogue, mais il y produit des réussites aussi brillantes qu’insolites » (ibid., p. 1497). Et dans un article paru également en 2003, le même réalisateur, Carlos Sorin, expliquait quant à lui que « ce qui a été décisif, c’est le soutien immédiat apporté à la jeune vague par le public argentin » (cité dans ibid., p. 1498).
Pourquoi ne nous inspirerions-nous pas de ce qu’a fait Milei en Argentine pour sinon supprimer complètement le financement public de l’industrie cinématographique dans notre pays (ce qui en France tiendrait de la pure chimère…), du moins en abaisser drastiquement le montant ?
« Si l’on additionne, peut-on lire dans un rapport d’information du Sénat2 datant de mai 2023, les subventions directes, les avantages fiscaux en tous genres et les prêts ou garanties de prêts publics, le financement public du cinéma se chiffre à 1,7 milliard d’euros par an » !
Dans l’hypothèse où une baisse substantielle du financement public du cinéma serait décidée, il n’est pas sûr du tout que la qualité des films français s’en trouverait diminuée : cela obligerait simplement les réalisateurs à trouver pour leurs films des sources de financement autres que la manne étatique.
Matthieu Creson,
Conférencier,
Enseignant et journaliste indépendant, revient ici sur la décision du président argentin Javier Milei de suspendre l’activité de l’Incaa, qui est l’équivalent en Argentine de notre CNC.