Il faut se souvenir de l’essentiel. C’est l’un des derniers grands poètes de langue française qui vient de disparaître voici une semaine. Philippe Jaccottet est parti comme il a vécu : avec la grâce de la discrétion.

Les initiés ont salué son œuvre et sa mémoire, le charivari du monde, lui, l’aura ignoré, confirmant que ce qui désigne le sens échappe à la débauche de visibilité. La littérature est rareté. Parce qu’elle est la victoire de la lenteur et de l’exigence aussi, elle ne se confond plus avec le mouvement d’une époque qui n’accorde plus forcément à l’une et à l’autre droit de cité.
Philippe Jaccottet célébrait le regard, il louait la beauté, exprimait la pulsation profonde de l’existence. Son écriture tendait à prendre ce ” parti pris des choses ” dont un autre poète, disparu aussi, Francis Ponge aimait à circonscrire le grain. Il visitait le silence, les frontières du ” clair et de l’obscur, du vague et de la rigueur ” comme il aimait à le dire, l’instant et la pérennité. Il était de ceux qui entrent en littérature comme dans un ordre sacré. Tout son effort consistait à relever la fragilité du souffle, d’une forme, d’une limite. Il était un poète cérébral, mais tout autant sensitif, il cherchait à concilier l’observation et l’émotion et ses vers comme sa prose diffractaient cette lente ascèse en soi même que constitue l’état poétique dont il était l’un des ultimes passeurs.
Loin des exhibitions contemporaines, il incarnait non seulement une quête mais aussi cette valeur si suprêmement française, lui l’écrivain suisse romand, que constitue la littérature lorsqu’elle tutoie les hauteurs d’une excellence qui ne cherche pas à séduire mais à se confronter à ce qu’il y a de plus inestimable dans la création : dire l’exclusivité d’une présence, d’une tension, d’une voix. Celle de Jaccottet était grande parce qu’effacée, élevée parce que solitaire, loin de toutes les facilités mais tout à côté d’une forme d’évidence aussi modeste qu’attentive… Si ténue qu’elle disait par contraste, comme en creux, sans le vouloir évidemment quelque chose sur la marche d’une société qui ne sait plus se reconnaître que dans la prodigalité de sa propre consommation, de ses narcissismes immédiats et de ses artifices commerciaux.
Le peu d’écho médiatique rencontré par cette disparition témoigne que nous avons déserté peut-être ce qui est essentiel…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef