Selon tel ou tel constitutionnaliste, la décision des juges qui a conduit à la peine d’inéligibilité de Marine Le Pen aurait sauvé la démocratie. Une telle déclaration est inquiétante tant elle nous renseigne sur l’état d’esprit de certains juristes et constitutionnalistes et de la conception qu’ils se font de leur métier.
La démocratie, le juge et le citoyen
Dans un Etat et une société laïque, il est stupéfiant d’entendre une conception aussi rédemptrice (ou régénératrice) de l’acte de juger. Les juges n’ont ni vocation à sauver la démocratie ni bien entendu vocation à la détruire. Ils ont à dire le droit ! Dès lors qu’ils entrent dans le domaine politique, et surtout pour « sauver la démocratie », l’acte de juger, et avec lui le pouvoir judiciaire ne peut qu’être soupçonné de politisation. Il ne faut pas alors s’étonner que le populisme se développe pour être ensuite dénoncer par ceux-là même qui le combatte. Pour rester à l’écart de toute approche idéologique d’où qu’elle vienne, mon propos ne vise pas à excuser Marine Le Pen et ses collaborateurs. Toute faute commise, surtout lorsqu’il s’agit de responsables politiques, mérite une sanction ferme. Mais la sanction proférée par le pouvoir judiciaire ne signifie pas qu’elle doit être politisée. Autant toutes les autres sanctions prises contre Marine Le Pen ne font pas débats, autant celle concernant la peine d’inéligibilité (et ce serait vrai pour tout autre responsable politique de quelque tendance que ce soit) n’a pas sa place. Les mêmes qui se réclament de la séparation des pouvoirs judiciaire et politique transgressent cette séparation par cette conception politisée de l’acte de juger qui conduit en retour à la judiciarisation de la démocratie.
En démocratie, il appartient aux juges d’exercer leur profession en toute indépendance et de sanctionner les responsables politiques qui brisent la confiance qui leur est faite en détournant l’argent public. Mais la dimension politique du jugement porté sur ces responsables fautifs appartient au peuple. Autrement dit, en démocratie, il y a deux volets au jugement qui doivent être portés sur les responsables politique : celui, judiciaire (les juges), celui, politique (les citoyens). Cette distinction de pur bon sens ne fait malheureusement pas l’unanimité. D’aucuns pensent qu’un tel raisonnement fait droit au populisme. Voilà qui est symptomatique. Reconnaître le droit au peuple de se prononcer lors d’une élection sur ses dirigeants serait du populisme ! C’est renversant. Il me semble que c’est au contraire un appel à la conscience civique, laquelle lorsqu’elle est remplacée par le pouvoir judiciaire peut entraîner l’effet pervers du populisme. La politisation de l’acte de juger des responsables politiques est le symptôme révélateur d’une décomposition de l’idée même de politique en démocratie. Le peuple n’est certes pas une catégorie morale infaillible. L’histoire nous l’enseigne. Mais c’est le risque à prendre pour vivre en démocratie.
On ne peut vouloir tout et son contraire : la démocratie et en même temps son contrôle judiciaire et finalement moral. Les citoyens, naturellement enclins au populisme, auraient-ils donc besoin de la tutelle d’un pouvoir judiciaire et moral qui sait pour eux ce qu’il faut penser dans le volet politique de l’acte de juger ? Ainsi, les citoyens auraient des tuteurs en raison de leur faillibilité morale, faillibilité par rapport à laquelle les juges seraient hors d’atteinte. Si l’on poursuit dans cette ligne, ce n’est pas tant un gouvernement des juges qui se met en place (expression maladroite), mais un pouvoir clérical-séculier qui ne dit pas son nom. La duplication de la souveraineté du peuple par le pouvoir judiciaire fait étrangement penser à l’ambition que l’Eglise avait autrefois d’exercer un contrôle sur le pouvoir temporel. Etrange conception de la démocratie. Lorsque le pouvoir politique porte atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, que n’entend-t-on pas !!! La situation inverse ne fait en revanche pas difficulté… Cette relation asymétrique n’est-elle pas une dérive par rapport aux fondements de la politique moderne ?
Les origines philosophico-politiques du dilemme démocratique contemporain
Il faut remonter loin en arrière sur le plan philosophique, c’est-à-dire depuis Hobbes et Locke pour penser que le pouvoir souverain est fait pour protéger le peuple, lui assurer la paix et conserver sa vie. Mais il peut aussi être dangereux s’il outrepasse ses limites, d’où « l’appel au ciel » chez Locke et ce faisant au droit de résistance. Mais ce qui est pertinent chez ces deux philosophes justifie désormais un rapport asymétrique entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique. Il en résulte une déperdition de sens de la vie politique. Le politique qui était pour les Anciens le propre de l’homme (Aristote) est devenu l‘objet d’une grande suspicion. Le droit et la morale doivent donc encadrer les politiques, qui eux-mêmes, il faut bien le reconnaître, ne savent plus très bien ce qu’est « le politique » et ne brillent pas toujours, reconnaissons-le, par leur exemplarité. Mais la solution est toujours là où se trouve le problème. A problème judiciaire, solution judiciaire, à problème politique, solution politique !
Pour conjurer la peur du populisme, refaisons des Français des citoyens à part entière capables d’exercer leur jugement moral et politique. Ce n’est manifestement pas la conception partagée par certains constitutionnalistes qui en appellent à Sièyès pour « sauver la démocratie » tout en réduisant « le peuple souverain » à n’être qu‘un électeur de « ses représentants » afin de justifier la prééminence du pouvoir judiciaire sur la vie démocratique. Vieux débats qui opposent les libéraux au républicanisme rousseauiste. L’article 6 de la DDHC de 1789 est l’illustration parfaite de ce débat : « Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leur représentant, à sa formation [la volonté générale] ». Notons la tension entre la conception républicaine rousseauiste (personnellement) et la conception libérale (représentants). Au chapitre XV du Livre III du Contrat social, Rousseau affirme très explicitement que la souveraineté du peuple ne peut être aliénée. Que l’on considère à bon droit que cette théorie soit très difficilement applicable ne fait aucun doute. Mais il y a une part de vérité que tout défenseur authentique de « la démocratie » ne saurait contourner. Lorsque le peuple vote, il n’est pas un citoyen uniquement passif, passivité dupliquée par un autre pouvoir de « représentation » que serait le pouvoir judiciaire. Le retour aux urnes des responsables politiques redonne au « peuple-citoyen » le droit et la possibilité de juger « politiquement » de la moralité de leurs représentants. D’où l’importance du débat (ou de la délibération) démocratique.
Ce qui est désigné du nom de « démocratie représentative » correspond en réalité à une conception très libérale-anglo-saxonne d’une démocratie judiciaire qui permet de monopoliser la vie démocratique entre les mains d’une aristocratie élective de parlementaires (ce qui était en France le cas sous les IIIè et IVè République). Selon cette conception, le peuple n’a aucune volonté propre et il doit donc l’aliéner au travers de ses « représentants », d’où la nécessité que ceux-ci soient parés de toutes les vertus. Dès lors qu’ils sont corrompus, il est alors légitime que le pouvoir judiciaire soit érigé en « gardien du Temple » de la moralité publique. Les juges infaillibles « protègent » les citoyens faillibles trompés dans leur choix. Cette conception juridique de la démocratie représentative se retourne contre la démocratie elle-même. Epoustouflant retournement ! Alors que la démocratie est le régime par excellence de l’autonomie politique, elle retombe dans l’hétéronomie, non plus religieuse, mais celle des juges-prêtres, comme il en fut autrefois ! Politiser le pouvoir des juges fait penser à ce qu’était au XVIIè siècle le pouvoir temporel indirect des papes. Au nom de leur pouvoir spirituel, ils pouvaient excommunier, déposer les souverains et délier leurs sujets de leur serment de fidélité, ratione peccati comme l’affirmaient déjà les canonistes du XIIIè siècle. Remplaçons « excommunication » et « déposition » par « peine d’inéligibilité », « péché » par « culpabilité », l’analogie est parfaite ! La sécularisation des sociétés modernes a-t-elle véritablement renoncé à certaines références religieuses ou théologico-politiques ? On peut en douter si les juges ont sauvé la démocratie en condamnant Marie Le Pen à une peine d’inéligibilité.
Bernard Bourdin
Docteur en histoire des religions et en théologie
Professeur de philosophie politique