Lundi s’est ouvert, devant le tribunal militaire algérien de Blida, le procès de deux ex-responsables du Renseignement, un ex-conseiller à la présidence de la République et une responsable d’un parti politique poursuivis pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’Etat ». Le tribunal a rendu son verdict dans la nuit de mardi à mercredi. Réaction de Pierre Vermeren, professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines, Paris 1.
Le tribunal militaire algérien de Blida vient de juger à huis clos – outre le général Nezzar, son fils et un homme d’affaires ayant quitté l’Algérie – quatre hautes personnalités de l’ancien régime : les deux ex-patrons du DRS (la police politique du régime) depuis 1990, une responsable politique dite trotskyste, et l’emblématique « Saïd » (61 ans), frère cadet du président Abdelaziz Bouteflika (1999-2019), âgé de 82 ans. Ils étaient accusés d’avoir tenu des réunions secrètes fin mars 2019, un mois après le déclenchement du hirak algérien le 22 février, visant à destituer le chef d’Etat major de l’armée algérienne, le général Ahmed Gaïd Saleh – alors en soins à Genève – pour sortir de la crise sans sacrifier le président Bouteflika candidat à sa succession. Rappelons que cette affaire, qui a donné lieu à des rumeurs d’implication française, fut le prélude de la mise à l’écart des réseaux affairistes et politiques des frères Bouteflika, ainsi que de nombreuses personnalités liées aux anciens patrons du DRS. La brève séquence s’est close par la démission du président en titre le 2 avril, sur ordre de l’état-major.
Au terme de deux jours de procès ces lundi et mardi, les inculpés présents ont été condamnés dans la nuit de mardi à mercredi 25 septembre à 15 ans de prison pour « atteinte à l’autorité de l’armée et de l’Etat », tandis que les trois inculpés absents l’ont été à 20 ans de prison par contumace. On peut se faire plaisir en rappelant la phrase de Clémenceau : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique », et gloser sur ce procès expéditif. Gageons que toutes les victimes connues ou inconnues de l’ancien régime ont rarement été traitées avec tant d’égard, ni en présence d’une vingtaine (et même d’un seul) avocats.
On peut aussi faire comme nombre de médias français : évoquer au lance pierre, voire passer sous silence, ce procès qui marque la fin d’une époque en Algérie, pour préférer les larmes de Greta ou l’improbable impeachment de Trump.
On peut aussi tabler sur d’hypothétiques procès en appel, des remises de peine à venir ou toute autre modalité de sortie de cette situation. On peut enfin déceler dans cette précipitation la volonté déterminée (ou désespérée ?) de l’état-major d’en finir avec les symboles honnis ou les plus emblématiques de l’ancien régime, afin de faire place nette au processus électoral qui doit (ou pourrait) conduire aux élections présidentielles le 12 décembre prochain. Car la pression du hirak populaire ne semble nullement se relâcher.
Quoiqu’il en soit, l’événement majeur n’est ni la condamnation d’une figure secondaire de la vie politique algérienne, ni même celle de généraux à la retraite (fussent-ils les trois anciens grands patrons de l’Algérie depuis la guerre civile), mais la condamnation du « masque de fer » de la vie politique algérienne d’avril 2003 à avril 2009, l’âme damnée du président Bouteflika, son frère cadet Saïd.
Le 4 septembre 1687, une gazette janséniste lue sous le manteau dans le royaume de France, en plein règne de Louis XIV, décrivait ainsi le « masque de fer » emprisonné au fort de l’île Sainte-Margueritte : « Personne ne sait qui il est ; il y a défense de dire son nom et ordre de le tuer s’il l’avait prononcé ; celui-ci était enfermé dans une chaise à porteurs ayant un masque d’acier sur le visage, et tout ce qu’on a pu savoir de Saint-Mars (son officier traitant) était que ce prisonnier était depuis de longues années à Pignerol, et que les gens, que le public croient mort, ne l’est pas ». Toutes choses égales par ailleurs, depuis les mois d’avril et de mai 2013, le président algérien Abdelaziz Bouteflika a été emporté par deux accidents vasculaires cérébraux qui l’ont laissé grabataire, incapable de s’exprimer (voire carrément comateux selon certains médias algériens censurés dès 2013) et a fortiori de diriger les affaires de l’Etat.
Mais une comédie invraisemblable a été mise en scène par le « clan Bouteflika » : le mort-vivant a été maintenu en place pendant six années.
Il a même traversé une campagne présidentielle mutique qui l’a porté à la présidence du pays pour un quatrième mandat en 2014. Il est ainsi devenu le premier président invisible, grabataire et mutique réélu de l’histoire du monde.
Son frère Saïd, terrifié par le destin qu’il savait devoir lui échoir en cas de mise à l’écart de son frère – la famille avait vécu une disgrâce brutale et humiliante au début du règne du président Chadli Benjedid –, et extrêmement avide des prébendes et des possibilités d’enrichissement offertes par le pouvoir, s’est emparé, avec la complicité d’une poignée de responsables, de l’imperium de son frère, et est devenu le maître d’Alger. Six années durant. Pour ne pas froisser cet invraisemblable scénario, nos dirigeants français, de passage à la Mouradia ou à Zeralda (la résidence hospitalière du patient présidentiel) ont à plusieurs reprises cautionné la fable d’Alger, et rapporté les séances de travail avec le président fantôme…. Or le masque de fer n’était pas le frère emprisonné, mais le président lui-même, immobilisé et à peine visible au loin dans quelques plans séquence express ; le masque du président Bouteflika était tenu par son invisible et omniprésent cadet. Le masque de fer était devenu roi. Mais il ne fallait rien en dire, faire comme si, et sauver les apparences d’un pouvoir à genoux. « Notre génération est finie », avait pourtant déclaré à Sétif dans son dernier discours public, le 8 mai 2012, le vieux Président déjà parcheminé. Mais la comédie du pouvoir a duré encore sept ans.
Ces sept années ont porté l’humiliation et la honte du peuple algérien à incandescence. Elles ont néanmoins été nécessaires pour faire oublier le traumatisme et les réminiscences de la guerre civile, et son cortège de violences déchaînées. Sept ans pour mûrir une conscience citoyenne à même de conjurer la honte et la fureur mêlées.
Des années pour ronger son frein devant une corruption déchaîné et impudique sous la houlette de Monsieur Frère.
Pour méditer sur l’humiliante comédie, et les connivences étrangères avec un président qui n’avait pourtant jamais oublié de morigéner la République française.
La page est tournée. Le prix pourrait être élevé pour Paris, car les anciens fils ont été coupés. Il en existe certes d’autres. Mais il y a quelques semaines, les nouvelles autorités transitoires ont annoncé que l’anglais allait remplacer le français dans le système d’enseignement. Une menace qui laisse Paris sans voix. Rien n’est écrit par avance. Mais il va falloir plus que des « éléments de langage » pour sortir du piège de ceux qui ont voulu plaire à tout prix au fantôme d’Alger. La question posée par cette fable est de grande importance : faut-il, au nom de la realpolitik, s’aliéner l’estime d’un peuple en flattant ses dirigeants dans leurs turpitudes, ou se raidir pour ne pas endosser l’opprobre lorsque leur fin viendra ?
Pierre Vermeren
Professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines, Paris 1