A l’occasion des 150 ans de la proclamation de la République, la Revue Politique et Parlementaire a publié en septembre dernier « un cahier républicain ». Durant toute cette semaine, nous diffusons les contributions du « deuxième cahier républicain » rédigé par l’Observatoire de la vie politique et parlementaire pour les 150 ans des Assemblées de Bordeaux et de Versailles. Aujourd’hui la troisième partie de « La France est en « République »… la République a un chef ».
Thiers : 825 jours au pouvoir
Réorganiser la France ! Facile à dire en 1871…et plus difficile à imaginer car il s’agit bien d’une « imagination au pouvoir » dont il va falloir accepter tous les risques dans la reconstruction possible de l’Etat, après les défaites militaires successives et une guerre civile impitoyable.
Or cette « imagination au pouvoir » est la combinaison d’un antagonisme entre une assemblée réellement conservatrice qui va « moduler » son attitude, parfois innovante et surprenante sur celle du chef du pouvoir exécutif, et ce bourgeois conservateur et centralisateur, « homme de risque et de jeu », au « rêve consulaire » mais profondément patriote. Ce résultat qu’on nommerait aujourd’hui une cohabitation va durer jusqu’en 1873, à la chute de Thiers.
Comment construire cette « imagination au pouvoir » : « l’Assemblée ne voulait pas ce que Thiers voulait et voulait ce qu’il ne voulait pas », écrit Daniel Halévy dans « La Fin des notables » si bien que la plupart des projets législatifs devient conflictuelle dans cette période de reconstruction et que la manière de gouverner représente un paradoxe incessant et épuisant tant pour Thiers que pour l’Assemblée ; des luttes permanentes au cours desquelles un seul dispose d’une arme…Thiers jouant de sa démission.
Que ferait d’ailleurs, cette Assemblée conservatrice sans Thiers…et Thiers de jouer toujours sur le fait qu’elle est incapable de lui trouver un successeur !
Le jeu seulement peut s’interrompre à tout moment. Il va s’interrompre effectivement le 24 mai 1873, deux ans, jour pour jour après le discours de Thiers devant les députés leurs annonçant un peu précipitamment la victoire sur l’insurrection. l’Assemblée lui trouve alors un successeur non sans un soupçon de « coup d’Etat » préparé, car l’élection de Mac-Mahon, ce jour-là, manque vraiment de spontanéité !
Thiers le « civil » incontournable, le « vieillard irremplaçable », l’homme providentiel qui va faire admettre la République.
Que dit Thiers en effet le 24 mai 1871, revenant de Paris, et s’adressant aux députés, à Versailles, alors que l’insurrection n’est pas terminée et que la moitié seulement de Paris est reprise aux communeux : « …Il n’y a pas dans la cité une seule autorité qui subsiste encore. L’illustre maréchal qui commande l’armée m’a pressé instamment de commencer immédiatement à organiser une administration de la ville de Paris…A qui vouliez-vous que je puisse m’adresser ? Parlons franchement. Quelqu’un aurait-il accepté ces fonctions dans le moment où nous sommes ? Il y a des maires à nommer ; il n’y a plus de police, ni garde nationale ; il n’y a que l‘armée. Mais nous ne pouvons pas laisser l’armée seule en présence des citoyens. L’armée est un généreux et noble moyen de répression, mais ce n’est pas un moyen de gouvernement. Monsieur Jules Ferry ne prétend donc pas être préfet de la Seine, messieurs. C’est par dévouement qu’il est parti hier pour aller ressaisir les fils de cette administration qu’il connaît et pour nous aider à improviser un gouvernement de la ville de Paris, un gouvernement provisoire, qui ne durera que jusqu’au moment où nous pourrons y établir un gouvernement définitif et régulier… »
La réorganisation peut souffrir d’explosion parlementaire, de cette occasion de la « reprise de Paris » pour que l’Assemblée de Versailles embraye sur un chapitre qu’elle attend et qu’elle souhaite, celui de la forme définitive du gouvernement et de l’ordre moral. Thiers le sait et le craint ; « je comptais sur un repos ; j’en désespère. Oh messieurs vous pouvez me le rendre » A cette menace à peine voilée de retrait qui équivaudrait à l’inaction ou l’aventure de l’Assemblée, Thiers ajoute : « Je vous en supplie, n’ajoutez pas un trouble inutile à toutes les difficultés que rencontre le gouvernement en ce moment…je vous en adjure, laissez-nous le calme dont nous avons besoin pour agir : nul ne voudrait, nul ne pourrait se servir de sa main si on la lui secouait au moment même qu’il s’en sert »
730 jours plus tard, Thiers jette l’éponge, alors que la loi ne l’y obligeait pas. Thiers a 76 ans ; il meurt à 80 ans, le 3 septembre 1877, un mois et demi avant les premières élections législatives de la IIIème République qui allaient consacrer pour la seconde fois (depuis sa démission), l’alternance républicaine.
Thiers et la République
Une confusion s’est installée dès l’élection de l’Assemblée nationale, fixée au 8 février 1871. Le décret de convocation des électeurs du 29 janvier 1871 ne précise pas la durée de la législature tout en fixant son début au 12 février (la constitution de 1852 portait la durée à six ans ; l’article 31 de la constitution de 1848 à trois ans). Par ailleurs, l’Assemblée convoquée par le Gouvernement de la Défense nationale n’est pas constituante (les décrets du 8 ou du 15 septembre 1870, en revanche, avaient initialement effet d’élire une assemblée nationale constituante).
C’est une assemblée hybride (sans assise constitutionnelle) qui repose dès sa première réunion à Bordeaux sur une mauvaise interprétation de sa mission ; elle doit se plier, compte-tenu des circonstances militaires et sous occupation étrangère d’une partie du territoire national, à l’exercice humiliant de satisfaire à l’exigence prussienne de ratifier des préliminaires de paix.
Le chancelier Bismarck avait d’ailleurs retenu, lors des négociations qui précédaient la convention d’armistice du 28 janvier, que la proposition de l’Empereur, déchu et prisonnier, de convoquer les conseils généraux en lieu et place d’une assemblée nationale n’était pas une si mauvaise idée puis « s’il ne serait pas plus juste de convoquer le Corps législatif qui représente une autorité légalement élue par le suffrage universel ». Jules Favre lui avait apporté « son assurance formelle qu’aucune pression ne serait exercée sur les élections et que la plus entière liberté resterait assurée aux élections » !
Un chancelier craintif et peu enclin à faire des concessions dès lors qu’était communiqués le 31 janvier par Gambetta, une proclamation au peuple français, accompagnée d’une circulaire aux préfets et sous-préfets (« Guerre à outrance, Résistance jusqu’à complet épuisement ») et un décret de la délégation du Gouvernement d’exclusion de l’éligibilité (ministres, sénateurs, conseillers d’Etat, préfets, candidats du Gouvernement, de l’Administration, candidats officiels depuis le 2 décembre 1851).
Sévèrement, Bismarck rappelait, dans deux dépêches officielles du 3 février 1871, à Jules Favre d’abord que l’exclusion prévue par le décret n’est pas compatible avec les dispositions de « l’article 2 de la Convention, d’après lequel l’Assemblée doit être librement élue » ; puis à Gambetta que « des élections faites sous un régime d’oppression arbitraire ne pourront pas conférer les droits que la Convention d’armistice reconnait aux députés librement élus ».
Le « décret Gambetta » de la délégation fut annulé le 4 février par le Gouvernement de Paris ; Gambetta démissionna le 5 et les élections purent avoir lieu le 8…
Le chancelier prussien rappelait ainsi aux négociateurs et à Thiers que si le 4 septembre était une affaire française, il n’en demeurait pas moins directement un vide juridique quant au fonctionnement régulier des autorités de gouvernance et de représentation démocratique. Un vide auquel la nouvelle assemblée devait, dans l’urgence, remédier.
Une majorité d’électeurs se prononce contre la poursuite des hostilités ; les candidats royalistes et conservateurs en récoltent les suffrages même si certains d’entre eux ne partagent pas cette abdication face à l’ennemi.
La majorité est donc conservatrice, monarchique même avec ce hiatus que depuis le 4 septembre, la forme de gouvernement en vigueur est supposée être la République, telle qu’elle fut déclarée mais jamais « certifiée » constitutionnellement. Quant à la déchéance de l’Empire, il s’agit du même processus incomplet et non finalisé par la représentation nationale.
C’est à ce moment que s’impose Thiers, aidé indirectement par le rappel à l’ordre de Bismarck à propos du « décret Gambetta ». Moment calculé, et préparé par une juste proposition de Jules Grévy (président élu de cette l’assemblée) et de ses amis, le 16 février. Au passage, on ne s’embarrasse pas d’ordre juridique en créant d’abord une fonction nouvelle et en procédant dans un second temps à une nomination ! Directement, « Monsieur Thiers est nommé chef de l’exécutif de la République française. Il exercera ses fonctions sous le contrôle de l’Assemblée nationale avec le concours des ministres qu’il a choisis et qu’il présidera » ; et l’Assemblée d’y ajouter : « Il importe, en attendant qu’il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités du gouvernement et à la conduite des négociations…» ;
La France est donc, pour l’heure, une République…la République a un exécutif…et l’exécutif, un chef. La question est de savoir si le chef est républicain ! Et faute de pouvoir répondre précipitamment à la question, au moins se satisfaire, en février 1871, que la France a un chef !
Le décret du 17 février remet à plus tard le choix définitif de la forme du gouvernement et met, à l’évidence, en présence deux rivaux : Thiers et l’Assemblée.
– Dans son discours du 19 février, Thiers (qui vient de former son gouvernement) ne se dérobe pas devant la difficulté à venir : « quand cette œuvre de réparation sera terminée…le temps de discuter, de peser les théories de gouvernement sera venu… ; ayant opéré notre reconstitution sous le gouvernement de la République, nous pourrons nous prononcer en connaissance de cause sur nos destinées, et ce jugement sera prononcé non par une minorité, mais par la majorité des citoyens, c’est-à-dire par la volonté nationale » Discours à deux voix – et sorte de préliminaire du futur et très proche « pacte de Bordeaux » – où domine quand même la République.
– Mais Thiers a « sa » petite phrase heureuse pour les uns (inquiétante pour d’autres) qui lui colle à la redingote : « la République est le gouvernement qui nous divise le moins ». Thiers en fera sa ligne de flottaison, son laisser-passer qui lui permettra d’obtenir encore les voix des Républicains en sa faveur le 24 mai 1873.
Ch. Seignobos résume assez justement cette situation : « En concluant avec le gouvernement de la défense nationale un armistice en vue de l’élection d’une assemblée, le roi de Prusse décidait indirectement le régime politique de la France ; il renonçait à restaurer la dynastie impériale, confirmait la révolution du 4 septembre et reconnaissait la République comme le gouvernement de fait, qualifié pour préparer l’établissement du gouvernement définitif ».1
– Le 4 mars, de manière fortuite au cours du débat sur les préliminaires de paix, après l’intervention d’un bonapartiste défendant l’Empire, l’Assemblée, à l’unanimité moins 6 voix vote une motion du député Target et « confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie…»
Voici la révolution du « 4 septembre » à Paris, six mois après – à Bordeaux, officiellement formulée et transcrite dans les codes de la République
– Bordeaux ne peut demeurer plus longtemps capitale de la République ; si les royalistes ne voulaient pas de Paris, le nouveau chef de l’exécutif de la République française ne voulait pas de Fontainebleau ; Thiers obtient un vote majoritaire pour « Versailles » le 10 mars 1871 (où vont se rendent le 20 mars l’Assemblée et le Gouvernement) et éprouve alors le besoin de justifier sa politique et prouver à la majorité conservatrice et royaliste sa bonne foi, « de ne préparer sous le rapport des questions constitutionnelles aucune solution à votre insu, ce qui serait de ma part une véritable trahison… » et aussitôt aux Républicains : « vous m’avez appelé chef du pouvoir exécutif de la République française. Dans tous les actes de gouvernement, ce mot de république se trouve sans cesse répété. Cette réorganisation, si nous y réussissons, elle se fera sous la forme républicaine et à son profit » En pesant bien le poids des mots, la République sort plutôt gagnante de cet exercice de style ! L’historien François Broche traduit bien la signification du pacte dit de Bordeaux : « l’union sacrée qu’il propose n’est, au fond, qu’un marché de dupes : aux monarchistes, il s’efforce de cacher sa conviction dans le triomphe final de la République ; aux Républicains, il songe à peine à dissimiler que son premier souci est de consolider son pouvoir ».2
– Le 8 juin 1871, Thiers rappelle aux députés : « ce qu’on m’a livré, ce que j’ai accepté en dépôt, c’est la République…je ne trahirai pas la République ». Point fort, certes contrebalancé par « l’avenir que vous avez voulu réserver, c’est celui de la monarchie, je ne ferai rien contre cet avenir ; l’avenir ne me regarde pas ; c’est le présent seul qui m’impose des devoirs » Et d’ouvrir la séquence du « présent », celle de « l’essai loyal »
Cet « essai loyal commencé à Bordeaux» retenu dans les considérants de la loi Rivet du 31 août 1871 permet de poursuivre un statuquo plutôt favorable à Thiers : son titre change dans la Constitution Rivet : « Président de la République française » et non plus « chef du pouvoir exécutif de la République française » ; la durée de son mandat est lié à celle de l’Assemblée, sous l’autorité de laquelle il exerce ses fonctions qui lui ont été déléguées depuis février 1871. Seul inconvénient, la durée de l’Assemblée seulement définie par le seuil limite de « la fin de ses travaux ».
L’Assemblée peut donc précipiter à tout moment le calendrier et imposer son orientation d’autant que le premier considérant de la loi Rivet lui donne « le droit d’user du pouvoir constituant ».
L’essai loyal va servir d’épouvantail ou de drap rouge devant un taureau. Le 26 décembre 1871 Thiers vise les monarchistes « vous qui voulez faire un essai loyal de la République et vous avez raison, il faut le faire loyal, il ne faut pas être des comédiens qui essaieraient d’une forme de gouvernement avec le désir secret de la faire échouer…Je m’adresse à ceux qui veulent que cet essai réussisse et je suis sûr que c’est m’adresser à toute l’Assemblée… »
Le 9 juin 1872, après quatre victoires républicaines à des élections législatives partielles, la droite s’en prend à Thiers lui demandant de conduire « fermement une politique conservatrice ». La réplique de Thiers devient, à cet instant le dernier avertissement adressé au duc de Broglie : « J’ai la conviction que la politique impartiale suivie par le Gouvernement est plus propre à inspirer de bons choix aux électeurs qu’une politique contraire » !
– L’estocade n’est pas terminée : « Par quelques lois sages, confions le pouvoir législatif à deux Chambres ; donnons à la Chambre haute et au pouvoir exécutif le droit de dissoudre d’un commun accord la Chambre des députés ; faisons une loi électorale garantissant autant que possible, le suffrage universel contre ses propres entraînements et, dans ces conditions, je suis persuadé que le gouvernement serait suffisamment armé pour résister aux pires entreprises de la démagogie ».
La gauche applaudit Thiers
Le 11 novembre 1872, Thiers prolonge son plaidoyer républicain : « La République existe. Elle est le gouvernement légal du pays, Vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes. Ne perdons notre temps à la proclamer ; mais employons nous à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires…La République sera conservatrice ou elle ne sera pas…Je ne comprends, je n’admets la république qu’en la prenant comme elle doit être, comme le gouvernement de la nation qui ayant voulu longtemps et de bonne foi laisser à un pouvoir héréditaire la direction partagée de ses destinées, mais n’y ayant pas réussi, par des fautes impossibles à juger aujourd’hui, prend enfin le parti de se régir elle-même, elle seule, par des élus librement, sagement désignés, sans acceptation de parti, de classe, d’origine, ne les cherchant ni en haut, ni en bas, ni à droite, ni à gauche, mais dans cette lumière de l’estime publique, où les caractères, les qualités, les défauts se dessinent en traits impossibles à méconnaître, en les choisissant avec cette liberté dont on ne jouit qu’au sein de l’ordre, du calme et de la sécurité…Le pays en nous donnant ses pouvoirs, nous a donné la mission évidente de le sauver, en lui procurant la paix d’abord ; après la paix, l’ordre, le rétablissement de sa puissance et enfin un gouvernement régulier. Vous l’avez proclamé et dès lors, c’est à vous de fixer la succession, l’ordre de ces diverses parties de l’œuvre de salut qui vous est confiée… »
L‘Assemblée attend vainement son heure pour « abattre » Thiers et n’arrivant pas à le mettre en défaut sur le pacte de Bordeaux, lui fait subir les contraintes d’une censure de la parole : la loi du 13 mars 1873 sur la communication du Président de la République, le droit d’interpellation…
Cette loi apporte une précision supplémentaire en son article 5 : « l’Assemblée nationale ne se séparera pas avant d’avoir statué : 1° sur l’organisation et le mode de transmission des pouvoirs publics législatif et exécutif ; 2°sur la création et les attributions d’une seconde chambre ne devant entrer en fonction qu’àprès la séparation de l’Assemblée actuelle ; 3°sur la loi électorale.
Le gouvernement soumettra à l’Assemblée des projets de loi sur les objets ci-dessus énumérés. »
Thiers va immédiatement saisir cette occasion en chargeant Dufaure du dépôt du projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics. L’élection du républicain Désiré Barodet le 27 avril 1873 à Paris vient précipiter la chute de Thiers et signe la fin de partie du pacte de Bordeaux. Thiers n’est pas si mécontent de cette victoire républicaine ; il sait que « l’essai loyal » est d’ores-et-déjà repoussé par la droite de l’Assemblée. Dernier acte avant de quitter la scène : le projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics doit être débattu le 23 mai 1872…mais l‘interpellation sur « la nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice » rebat les cartes. Les votes sont sans appels : Thiers est battu…mais les Républicains l’ont soutenu !
Thiers et l’Assemblée : crispation et querelle à tout propos
L’assemblée de février 1871 à majorité monarchiste se retrouve parfois plus innovante ou moins conservatrice que Thiers. Un paradoxe qui s’explique aussi par ce jeu subtil qu’entretiennent les deux acteurs de la puissance publique. Lorsque l’un est pour une réforme, l’autre est contre…et quelques fois la décision finale relève d’un compromis. Ainsi Assemblée nationale et Chef du pouvoir exécutif de la République cohabitent difficilement mais Thiers en tire un avantage certain, auréolé de la manière dont il conduit la « libération du territoire ».
– Le 16 avril 1871, en pleine « Commune », la majorité vote la loi municipale. Le dispositif nouveau est un compromis entre Thiers centralisateur et très attaché aux nominations des maires par le gouvernement et l’Assemblée, au contraire décentralisatrice, qui souhaitait l’élection de tous les maires. Au final, les maires des villes de plus de 20 000 habitants seront nommés ; ceux des autres communes, élus. Au-delà de ce différend, le droit de vote est fixé à 21 ans et l’âge d’éligibilité à 25 ans. Paris dispose alors d’un conseil municipal élu (un élu par quartier – 80 quartiers) nommant son bureau…et un préfet de la Seine investi de pouvoirs équivalents à ceux d’un maire.
– Nouvel affrontement à l’occasion du projet de loi sur les conseils généraux. Thiers demeure opposé à une extension du pouvoir des commissions départementales ; l’Assemblée, en revanche, veut contrôler davantage le pouvoir du préfet. Le 29 août 1871 la loi est votée et accroit quand même les compétences en matière financière de la commission départementale avec une substitution au préfet dans certains cas ; le président et le bureau sont élus par l’assemblée, elle-même élue au suffrage universel direct pour une mandature de six ans. Thiers tient alors à ce que l’institution locale ne devienne pas une tribune politique ; force est de constater que le suffrage universel ne s’embarrasse plus, en 1871, des consignes préfectorales. Les conseils généraux (comme les conseils municipaux) gagneront progressivement en lisibilité auprès des électeurs et leurs nuances politiques deviendront même des indicateurs indispensables pour mesurer l’état de l’opinion à l’occasion de ces élections intermédiaires.
– Lorsqu’il fallut aborder le délicat problème de la dette et trouver des moyens financiers pour amortir le choc du paiement des dépenses de guerre et les intérêts des emprunts, l’Assemblée innova vraiment en proposant l’impôt sur le revenu y compris sur les bénéfices industriels et commerciaux ; une idée pas vraiment conservatrice ! Thiers s’y opposa fermement et préférera l’augmentation des impôts indirects, taxer le revenu des valeurs mobilières, et impôt sur les matières premières et donc instituer des droits de douane. Se greffait, dès lors, un autre débat, celui du protectionnisme contre le libre-échangisme. L’Assemblée contre Thiers suivit une argumentation un peu spécieuse consistant à ne consentir à l’impôt sur les matières premières que s’il n’y avait pas d’autres types de ressources fiscales. Thiers battu remit sa démission et l’Assemblée qui fit appel au patriotisme du Président de la République en « déclarant ne pas accepter sa démission » – ce qu’il attendait ! Thiers l’emporta, faisant valoir l’ardente nécessité de défendre l’industrie… et les tarifs douaniers furent augmentés.
Le conflit se termina par un compromis. L’Assemblée renonça à l’impôt sur le revenu ; « 1 ° l’impôt sur les valeurs mobilières fut réduit à une taxe annuelle de 3% sur les intérêts, dividendes et revenus des obligations, actions, emprunts, commandites ; on en exempta la rente française, pour faciliter les emprunts d’avenir, et les fonds d’Etats étrangers, à cause des difficultés d’exécution ; 2 ° l’impôt sur les créances hypothécaires, proposé dès 1848 au taux réel de 1% sur le capital, se réduisit à un droit de 2 % sur le revenu, mis à la charge du créancier et payé à son compte par le débiteur ; Thiers l’appelait un « impôt sur l’indigence »…3 ° l’impôt sur le chiffre d’affaires (dont on attendait 76 millions) n’arriva pas jusqu’à la discussion. L’Assemblée accorda à Thiers les tarifs sur les matières brutes textiles et autres (juillet 1872). Mais au lieu des droits de 10 à 20 % qu’il demandait et qui devait rapporter 190 millions, elle ne vota que des droits de 3 % sur 538 articles dont elle évalua le produit à 93 millions, Pour compenser le tort fait aux industries qui employaient des matières taxées, on créa un drawback à l’exportation ; à la sortie des objets fabriqués on rendait une somme équivalent au droit perçu à l’entrée en France sur la matière première employée à cet objet. Dans les industries telles que les tissus de soie, la quantité de matière employée ne pouvait être évaluée exactement, le drawback dépassa la somme payée à l‘Etat et devint une prime. L’impôt ainsi réduit ne donna pas la recette prévue officiellement ; le budget de 1873, établi en excédent apparent, resta en déficit » !
– Autre conflit, le 24 août 1871, celui sur le désarmement de la garde nationale. La garde nationale avait été dissoute à Paris mais nullement dans les autres villes. Thiers aurait voulu conserver cette participation citoyenne ; l’Assemblée conservatrice, au contraire, y voyant la source de révoltes urbaines à venir, souhaitait sa suppression. Il n’y eut pas de consensus mais seulement un moratoire de désarmement auquel Thiers consenti non sans avoir offert sa démission ! Le processus consistait à désarmer progressivement « à mesure que les progrès de l’armée sur les bases de la loi de 1868 le permettront ».
– L’organisation de l’armée et le service militaire, également au cœur d’une mésentente entre Thiers et L’Assemblée ! Thiers soutenait les avantages d’une armée professionnelle avec service de sept ans et remplacement ; l’Assemblée, prônait le service universel de trois ans ; le compromis se fit sur la base d’un service obligatoire de cinq ans…avec de nombreuses dispenses !
– Dès la proclamation de la République, en 1870, Jules Simon et Léon Gambetta avaient proposé la suppression du Conseil d’Etat ; le 18 septembre, suivant cette perspective, les membres du Conseil d’Etat impérial étaient suspendus ; une commission provisoire le remplaçait et un autre décret (19 septembre) actait la nomination de huit conseillers d’Etat et de dix maîtres des requêtes. Thiers tout occupé à sa tournée européenne, aux conditions d’armistice et aux exigences prussiennes ne prit pas part, dans un premier temps, au débat qui devait s’installer quelques mois plus tard. La Commission provisoire siège d’abord au Conseil d’Etat jusqu’au 8 mars 1871, puis à Versailles du 3 avril au 18 août 1871, le Conseil d’Etat ayant été incendié en mai 1871. Si la menace de disparition s’éloigne dès l’Assemblée de Bordeaux, en revanche la réorganisation de l’institution va faire l’objet d’un projet de loi que l’Assemblée de Versailles va examiner. Et voici que resurgit la proposition de faire élire les conseiller ordinaires par les députés ! Comme on pouvait s’y attendre, Thiers y est opposé mais de guerre lasse il abandonne la lutte d’autant que l’Assemblée conservatrice va trouver en les Républicains des alliés de circonstance sur une telle initiative. La loi est votée le 24 mai 1872 et la Commission provisoire cesse d’exister à compter 21 août 1872.
On « accepte Thiers sans l’aimer » ! Daniel Halévy avait trouvé cette subtile formule pour l’appliquer à ce que pensait George Sand de Thiers3. C’est sans doute ce qu’il faut retenir de ce Président arrivé au sommet de l’Etat tardivement dans des circonstances dramatiques. On peut s’interroger, néanmoins, sur cette confiance intacte qu’il a pu consolider dans l’opinion après la Commune…et chez les Républicains, aussi (particulièrement à l’occasion du dernier vote, le 24 mai 1873, pour refuser sa démission).
Accepter un homme politique sans l’aimer ! Est-ce l’intime conviction de l’électeur avant de déposer son bulletin dans l’urne ? A méditer…
Denys Pouillard
Directeur de l’Observatoire de la vie politique et parlementaire ; professeur de science politique
Délégué général du Comité Carnot.