La France va enfin se doter d’une politique de transition énergétique, se réjouit Denis Baupin. Il conçoit le texte du projet de loi comme une « boite à outils » qui reste certes à compléter mais qui existe.
Revue Politique et Parlementaire – Le projet de loi sur la transition énergétique est pour vous l’équivalent d’une “boîte à outils”, certes à compléter mais qui a le mérite d’exister. Vous ajoutez que c’est la première fois que nous avons un texte qui prévoit de réduire le nucléaire, de développer les énergies renouvelables et la fiscalité énergétique. Pouvez-vous préciser ce qui vous paraît essentiel dans cette boîte à outils ?
Denis Baupin – C’est en effet la première fois que nous avons une loi qui organise la stratégie énergétique du pays. Nous avons pu avoir, notamment au moment du lancement du programme nucléaire, des politiques énergétiques, mais cela fait longtemps que nous n’en avons plus. Et même à ce moment-là, il n’y avait pas de loi qui l’encadrait. Cette fois, les parlementaires sont saisis d’une loi qui organise une politique énergétique, ou plus justement une politique de transition énergétique, qui fixe des objectifs ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de réduction de la consommation énergétique et donc d’efficacité énergétique. Il ne s’agit pas de réduction de la qualité de vie, mais d’amélioration de l’efficacité énergétique pour consommer moins d’énergie, de développement des énergies renouvelables et de réduction de la part du nucléaire pour diminuer notre dépendance à un parc vieillissant et de plus en plus coûteux, et tout cela à qualité de vie égale.
C’est un texte qui a pour ambition de faire date et je pense qu’il en a la capacité. Nous y avons beaucoup travaillé dans le cadre du débat parlementaire, à l’Assemblée mais aussi au Sénat, et je me félicite de la tenue de débats de qualité, dans lesquels les écologistes ont été extrêmement actifs et où l’écoute réciproque et la co-construction avec le gouvernement ont été la règle. Je pense qu’aujourd’hui nous pouvons déboucher sur un texte qui comporte un certain nombre d’avancées, sous réserve que l’on n’entérine pas les reculs inadmissibles votés par le Sénat. La stratégie bas carbone va permettre à la France de définir, tous les cinq ans, les émissions de gaz à effet de serre qu’elle émet au maximum chaque année et donc la politique qui permet de réduire ces émissions. De la même façon, elle prévoit d’encadrer notre stratégie énergétique par des programmations pluriannuelles de l’énergie. Il en existait déjà, mais elles n’avaient pas le même statut juridique et elles étaient éparpillées, électricité, gaz. Alors que désormais nous aurons une programmation pluriannuelle transversale qui va prendre en compte l’ensemble des énergies, mais aussi l’efficacité énergétique qui est un élément fondamental pour atteindre nos objectifs. Cette loi dessine également des éléments pour que les territoires puissent s’emparer des politiques énergétiques. En tant que rapporteur de la partie gouvernance de cette loi, j’ai fait adopter des dispositions pour renforcer la capacité des territoires, des régions, des intercommunalités à se doter de compétences pour être plus efficaces en matière de transition énergétique. Lorsque j’étais maire adjoint de Paris en charge de cette politique et vice-président d’un réseau européen des villes et territoires sur ces questions, j’ai pu constater que c’est dans les pays les plus fédéraux, ceux qui donnent le plus de pouvoir aux territoires, que l’on avançait le plus vite en matière de transition énergétique. Donner des compétences aux territoires pour qu’ils s’en saisissent, qu’ils soient des acteurs est donc une question essentielle.
L’un des objectifs fondamentaux de cette loi est de réduire les consommations énergétiques de 50 % à l’horizon 2050. Elle prévoit des outils pour améliorer les politiques existantes sur l’efficacité énergétique des bâtiments, elle ouvre la porte pour des politiques ambitieuses en matière de mobilité afin de réduire nos émissions de gaz à effet de serre et nos consommations énergétiques. Le texte de la proposition initiale n’allait pas assez loin de mon point de vue.
J’ai fait des propositions avec mon groupe allant dans le sens du rapport que j’ai remis à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur le véhicule écologique. Comment faire en sorte que les véhicules soient les moins consommateurs d’énergie, les moins émetteurs de gaz à effet de serre ? Alors même que j’ai été caricaturé dans une autre vie en ayatollah anti-voiture, je pense que nous ne pouvons pas faire l’impasse sur l’évolution de l’automobile. Il y a en effet une importante partie du territoire qui ne pourra pas être desservie par les transports collectifs, le véhicule motorisé individuel est donc nécessaire. Mais il faut que ces véhicules évoluent, ce qui sera d’ailleurs moins coûteux pour les consommateurs. Je me réjouis de voir que mes propositions visant à orienter la construction des voitures vers des véhicules sobres et moins polluants, moins coûteux à l’usage et de faire de la voiture à 2 l/100 km un axe de la politique industrielle automobile aient été retenues. De même pour la possibilité de “donner des avantages aux pionniers” en permettant de créer des voies réservées (ouvertes aux bus, aux véhicules sobres et ceux avec trois passagers) et des facilités de stationnement. Il y a aussi tout ce qui concerne le développement des énergies renouvelables dont les dispositifs aujourd’hui sont en cours d’évolution. Il y a des énergies renouvelables qui sont de plus en plus matures et par rapport à cela nous devons porter ce que l’on appelle un choc de simplification afin de les implanter plus facilement, les soutenir financièrement en tout cas pour toutes celles qui sont aujourd’hui non matures et encore assez coûteuses. Nous devons donc soutenir leur développement afin que leur coût baisse.
RPP – Vous avez souligné que la transition énergétique se fera dans les territoires. Mais quel type de gouvernance met-on en place ?
Denis Baupin – Chaque échelon politique a sa pertinence en matière d’énergie : par exemple les réseaux de transport d’électricité doivent se gérer au niveau européen et national, ou encore le nucléaire au niveau national. Les territoires ont un rôle important à jouer également. La région s’est vue attribuer par la loi sur les métropoles le rôle de chef de file en matière de politique énergétique. Elle dispose déjà d’un outil de pilotage qui est le schéma régional climat air énergie – SRCAE. Cet outil doit être en quelque sorte prescriptif d’un point de vue territorial. La programmation pluriannuelle de l’énergie au niveau national a vocation à intégrer l’addition des schémas régionaux de toutes les régions et des intercommunalités même si elle ne se limite évidemment pas à cela. Les intercommunalités sont les territoires les plus proches du terrain. Par un amendement que j’ai fait adopter, la loi les désigne comme “coordinatrices de la transition énergétique”. Ce terme de coordinatrice sur leur territoire est important pour que l’ensemble des acteurs de ce territoire sache clairement que c’est là que se pilote la transition. L’intercommunalité pilote non seulement l’élaboration du plan, mais aussi sa mise en œuvre. Voilà une idée que j’ai portée dans le débat sur la loi “transition énergétique” mais également lors de l’examen des lois de “décentralisation”.
RPP – Mais sans perdre de vue l’objectif d’un prix de l’énergie qui serait le même pour tous avec des aides éventuelles pour éviter des inégalités de traitement. Le président de l’Association des maires de France a d’ailleurs souligné ce point. Partagez-vous une telle préoccupation ?
Denis Baupin – Le prix de l’électricité est partout le même. La question de la péréquation est un acquis qui doit être préservé. Pour autant, cela ne doit pas être une incitation à gaspiller. Il y a des territoires pour lesquels des politiques d’efficacité énergétique sont d’autant plus pertinentes que leur liaison avec le réseau électrique est difficile. Faut-il toujours augmenter le nombre de lignes électriques partout sur le territoire ou faut-il, plutôt, être plus efficace dans la consommation énergétique ? Je pense que la réponse est dans la question. Par exemple, le FACE (Fonds d’amortissement des charges d’électrification), qui est un fonds permettant de financer la distribution d’électricité, pourrait être plus utilisé pour faire de l’efficacité énergétique à chaque fois que celle-ci est moins coûteuse que la prolongation et le renforcement des réseaux. Il faut donc que nous ayons une vision de solidarité territoriale et nationale qui prenne en compte le fait que nous devons tous être plus efficaces en matière d’énergie.
RPP – Vous expliquiez qu’il y avait vraiment des efforts financiers à faire sur les énergies renouvelables et qu’il ne fallait pas avoir peur d’investir. Cela a été fait à un moment donné, il semble qu’il y ait eu un ralentissement dans ce domaine. Que propose le texte de loi à ce sujet et quelles sont les idées que vous avez portées ?
Denis Baupin – D’abord les énergies renouvelables doivent être comprises comme un investissement indispensable. À l’époque où la France a investi dans l’énergie nucléaire, elle a choisi d’investir massivement au départ car c’était très coûteux de construire ces installations. Leur fonctionnement est moins onéreux que l’investissement, comme c’est le cas pour les énergies renouvelables. Ce qui coûte cher c’est l’investissement. Il y a donc un coût à chaque fois que l’on veut investir dans une énergie, mais il faut le penser sur la durée de vie de l’installation. La transition énergétique va nécessiter des investissements immédiats. Certains souhaitent prolonger la durée de vie des réacteurs nucléaires jusqu’à soixante ans.
La commission d’enquête sur les coûts du nucléaire, dont j’ai été le rapporteur et qui a rendu son rapport il y a quelques mois, a mis en évidence que les coûts du nucléaire sont en train d’exploser – que l’on prolonge les anciens réacteurs ou que l’on en construise de nouveaux. Ceux concernant les énergies renouvelables se réduisent. La “non transition énergétique” coûte à peu près aussi cher que la transition énergétique, mais le coût de la première ne cesse de croître tandis que l’autre ne cesse de décroître.
De toute façon, nous sommes face à une nécessité d’investissement car depuis une trentaine d’années nous avons arrêté d’investir et nous nous sommes reposés sur le nucléaire existant. Tout à coup, le pays se réveille en se disant que, quelle que soit l’option, que l’on poursuive le nucléaire ou que l’on fasse la transition énergétique, il va falloir investir et donc planifier cette politique d’investissement. Il faut pour autant bien calibrer les choses. À l’époque du Grenelle de l’environnement, peut-être dans un dynamisme et un volontarisme politiques que l’on peut souligner positivement, il y a eu, notamment en ce qui concerne le photovoltaïque, des tarifs d’achat trop élevés qui ont été mis en place. Aujourd’hui, tous les acteurs reconnaissent qu’il y a eu des effets d’aubaine mal anticipés. Voilà pourquoi il y a eu un à-coup avec le moratoire qui a suivi et donc des licenciements et des faillites dans ces entreprises. Cette politique de “stop and go” a été très néfaste. Il est nécessaire d’établir une perspective de moyen et long terme pour réussir la transition.
Aujourd’hui, forts de ces expériences et de celles de nos voisins, nous avons plus de recul. Le coût des énergies renouvelables – le photovoltaïque et l’éolien notamment – a beaucoup diminué par rapport à il y a cinq ou six ans. Les technologies s’améliorent au fur et à mesure. Partout dans le monde on assiste à un développement massif des énergies renouvelables. À partir du moment où des pays engagent des budgets de recherche, ils améliorent les produits. La massification et la diffusion des produits permettent, bien évidemment, de faire baisser les coûts. Aujourd’hui, sur la base de la loi, on se dirige vers un dispositif que l’on peut résumer selon deux items : assurer le financement et l’intégration dans le marché des énergies matures, et simplifier leur déploiement tout en préservant l’environnement.
RPP – Ce qui se passe en Allemagne est un bon exemple de ce point de vue.
Denis Baupin – L’Allemagne est en train de réguler le développement de ses énergies renouvelables ce qui permet à certains de dire “vous voyez même l’Allemagne est en train de revenir sur ses énergies renouvelables”. Sauf que l’Allemagne est à un niveau d’objectif de renouvelable qui, même une fois réduit comme cela a été le cas, fait rêver tous les promoteurs de la transition énergétique en France. L’Allemagne est partie très loin, très vite, très fort et elle a eu raison. Elle a tiré vers le haut l’ensemble de cette politique. Aujourd’hui elle doit la réguler. Je note que la population allemande soutient très fortement la sortie du nucléaire malgré ses coûts. Certains, hostiles à la transition énergétique, disent que l’électricité en Allemagne est plus chère qu’en France. C’est un raisonnement à courte vue. Si le prix du kilowattheure est plus élevé en Allemagne qu’en France, le ménage allemand consommant moins d’électricité que le ménage français, leurs factures sont par conséquent à peu près identiques. Ce qui importe ce n’est pas seulement le prix du kilowattheure, mais la facture. La facture c’est la multiplication du tarif par la consommation. Si vous avez des appareils électroménagers qui sont plus performants et qui consomment moins d’électricité même si à l’unité l’électricité coûte plus cher, à l’arrivée votre facture est donc à peu près la même. Par ailleurs, les Allemands y ont gagné en termes de création d’emplois. En effet, près de 400 000 emplois ont été créés dans le domaine des énergies renouvelables, ce qui est considérable comparé au 25 000 salariés des centrales nucléaires françaises. D’un côté 25 000 salariés pour 75 % de l’électricité et de l’autre 400 000 salariés pour 25 % de l’électricité. Le nucléaire est très capitalistique, mais très peu intensif en emplois contrairement aux énergies renouvelables qui sont intensives en emplois et qui ont par conséquent des impacts très positifs pour l’économie et la société.
RPP – Le texte de loi prévoit des efforts particuliers pour le secteur du bâtiment. Il ne peut y avoir d’efficacité et de transition énergétiques véritables que si la consommation est moins élevée. Cela signifie un changement dans nos habitudes de consommation, mais également des efforts et le texte de loi en prévoit notamment pour les transports mais également pour le bâtiment. Cela vous paraît-il suffisant ?
Denis Baupin – En matière de sobriété et d’efficacité énergétiques, il y a quatre grands domaines dans lesquels il faut agir : le bâtiment, la mobilité, l’industrie dans laquelle il reste des gisements d’économie d’énergie importants – on évalue entre 35 et 40 % les potentiels d’efficacité énergétique supplémentaires –, et la grande consommation c’est-à-dire tout ce qui concerne les appareils ménagers. Des outils existent déjà, notamment les certificats d’économie d’énergie, mais il faut les développer et les renforcer. Il faut par ailleurs mettre en place des dispositifs pour ceux que l’on appelle “les précaires énergétiques”, c’est-à-dire les personnes qui ont le plus de difficultés pour régler leurs factures. L’idée d’une prime à la casse pour les vieux réfrigérateurs des personnes en précarité énergétique est une idée simple. Nous pourrions trouver des dispositifs qui feraient en sorte que les gens se rendent compte que remplacer un vieux réfrigérateur par un neuf qui consomme beaucoup moins est quelque chose de très vertueux.
Il nous faut démontrer que la transition énergétique n’est pas une contrainte. Il faut que les signaux économiques incitent à avoir les comportements les plus vertueux pour la société.
Aujourd’hui nous sommes dans une situation paradoxale. Le citoyen a souvent envie d’avoir une attitude écologiste, de moins polluer. Mais en tant que consommateur, il regarde les prix et est un peu dissuadé. Il se retrouve donc schizophrène entre son côté citoyen et son côté consommateur. Le rôle des politiques est de réconcilier les deux et de faire en sorte que les signaux prix aillent dans le sens de ce qui est pertinent pour le citoyen. C’est pour cela qu’il faut par exemple rendre plus attractifs les appareils électroménagers les plus efficaces ou encore être capable de produire des véhicules automobiles qui consomment beaucoup moins d’énergie.
Sur ce sujet, nous sommes dans une situation aberrante. On fabrique des voitures conçues pour transporter une famille entière en vacances, qui peuvent rouler jusqu’à 180-190 km/h et dont tous les équipements, y compris le moteur, ont été calibrés pour cette utilisation. Les automobilistes ont donc un véhicule surdimensionné par rapport à leurs besoins quotidiens et qui leur coûte extrêmement cher. En parallèle, l’industrie automobile licencie massivement car elle n’arrive plus à vendre ses produits. En France, l’acheteur de voiture neuve a un âge moyen de 54 ans, ce qui signifie qu’il faut arriver presque à la fin de sa vie professionnelle pour acheter une voiture neuve. Tout cela dysfonctionne complètement. Si on produit des véhicules de petite taille, même d’une ou deux places, alors on aura moins de problèmes de stationnement, d’embouteillage, moins de consommation de pétrole et moins de pollution. Donc tout cela est convergent et bon pour le pouvoir d’achat, l’emploi et l’environnement. Et au-delà, c’est bon d’un point de vue géopolitique car aujourd’hui le pétrole et le gaz que nous importons ont justement pour conséquence que nous finançons le Qatar pour racheter le territoire français par petits morceaux et que Vladimir Poutine finance sa guerre contre l’Ukraine. Avec une politique d’efficacité énergétique, non seulement nous mettrions cet argent dans nos territoires plutôt que de l’envoyer à l’extérieur, mais nous éviterions aussi certaines de ces conséquences géopolitiques qui sont démesurées. Pour l’Europe c’est 400 milliards d’euros chaque année qui sont envoyés à l’extérieur pour nos besoins énergétiques : il n’y a aucun autre continent qui réalise des flux financiers aussi gigantesques parce qu’il n’a pas su organiser son efficacité énergétique. Nous avons donc là potentiellement des gains dans de nombreux domaines.
RPP – Vous faites rimer efficacité énergétique avec indépendance pour ne pas dire souveraineté.
Denis Baupin – Oui. Le commissaire européen à l’énergie, lorsque la crise ukrainienne a pris de l’ampleur, a d’ailleurs dit que l’une des voies à privilégier aujourd’hui en Europe c’est l’efficacité énergétique. On peut essayer de diversifier les sources et évidemment d’aller vers les renouvelables, mais nous avons aussi des potentiels d’économie extrêmement importants. On cite souvent le bâtiment et c’est effectivement un gisement très important, mais dans le domaine de la mobilité – changer le modèle automobile – est quelque chose qui peut aller bien plus vite que pour le bâtiment. Rénover tous les bâtiments que nous avons sur le territoire français est un travail à long terme alors que le renouvellement du parc automobile se fait en sept à dix ans. On voit donc que si on a une politique efficace pour réduire la consommation des véhicules, on peut avoir des effets extrêmement rapides. Je pense que lorsque nous aurons amorcé ce virage, nos enfants et petits-enfants se demanderont comment nous avons pu être aussi gaspilleurs.
RPP – Cette indépendance géopolitique que vous avez soulignée est un objectif tout à fait essentiel qui malheureusement est passé relativement inaperçu.
Denis Baupin – Oui c’est vrai. C’est pour cela que je le répète régulièrement. Alors qu’à l’époque où le Général de Gaulle a lancé le programme nucléaire nous étions supposés devenir indépendants d’un point de vue énergétique, on se rend compte à quel point c’était inexact aujourd’hui. Mais reconnaissons que de Gaulle avait une vision stratégique : un pays qui se veut souverain doit être un pays qui contrôle son énergie. Mais cette idée s’est progressivement perdue parce qu’en France on a délégué cette question à EDF et à la technocratie du corps des Mines. L’attitude des USA ou de la Chine est à cet égard éclairante. Les guerres en Irak ou au Moyen Orient ont pour vocation officielle de lutter contre le terrorisme, mais elles sont tout autant – voire plus – motivées par les enjeux énergétiques qui sont devenus prioritaires pour les “Grands Empires” d’aujourd’hui.
RPP – Vous disiez qu’il fallait renforcer les procédures de concertation de l’Autorité de sureté du nucléaire et que c’était un point important sur lequel vous vouliez enrichir le texte de loi.
Oui effectivement. Notre parc nucléaire va continuer à exister encore pendant un certain temps. Par ailleurs, l’objectif de cette loi n’est que d’abaisser à 50 % la part du nucléaire en 2025. Il faut donc faire en sorte que cette activité soit la moins dangereuse possible. L’Autorité de sureté nucléaire a un rôle primordial en France. Certaines centrales nucléaires considérées comme sûres par l’ASN seraient, si elles étaient de l’autre côté du Rhin, déclarées insuffisamment sécurisées par l’autorité de sureté nucléaire allemande. On voit qu’il est nécessaire de renforcer et d’harmoniser les référentiels de sureté. L’ASN contrôle les activités du CEA, d’EDF ou encore d’Areva. Je pense qu’il faut renforcer l’ASN en lui donnant davantage de moyens financiers et humains, mais aussi des moyens juridiques de sanction plus efficients. Trop souvent, les exploitants nucléaires ne répondent pas à ses injonctions. C’est pour cela que la loi prévoit de donner plus de pouvoirs à l’Autorité de sureté nucléaire, afin de graduer les sanctions. Entre crier dans le désert face à un opérateur qui prend parfois ses aises avec les consignes de sûreté ou utiliser l’arme absolue de la fermeture d’une installation, la loi permet à l’Autorité de donner des sanctions financières dissuasives, pour une application plus rapide de ses décisions.
Le Parlement s’est aussi penché sur la question des quarante ans des centrales nucléaires. Ce sujet a été soulevé par les deux rapports successifs de la Cour des comptes sur le coût du nucléaire et les investissements auxquels EDF doit faire face pour ses centrales nucléaires qui n’auront pas la même rentabilité selon qu’elles s’arrêtent à quarante ou sont prolongées jusqu’à soixante ans.
L’ASN indique que la prolongation jusqu’à soixante ans n’est nullement acquise du point de vue de la sûreté des installations car nous ne sommes pas certains que les cuves, les enceintes de confinement et d’autres pièces non remplaçables pourront tenir au-delà de quarante ans. Aujourd’hui nous n’avons aucun retour d’expérience en la matière.
Le réacteur le plus vieux au monde a quarante-cinq ans. Personne ne sait ce qui se passe pour un réacteur de soixante ans. Récemment en Belgique deux réacteurs ont été arrêtés en raison de fissures sur les cuves. Il y a donc des contraintes physiques et économiques. L’ASN a déclaré que si on prolongeait des réacteurs au-delà de quarante ans, cela signifiait que le référentiel de sureté qu’on devrait leur appliquer serait celui qu’on applique pour la troisième génération de réacteurs, c’est-à-dire l’EPR. Cela signifie donc de nouveaux investissements lourds qui viendraient s’ajouter à ceux d’ores et déjà prévus par EDF dans ce que l’on appelle le grand carénage, qui sont des investissements nécessaires pour aller jusqu’à quarante ans.
On voit donc bien que sur ces sujets, on est à la fois sur des questions de sureté et de fragilité du business model de la filière nucléaire (dont l’état de quasi-faillite d’Areva est venu confirmer la gravité), pour lesquels EDF a besoin de savoir ce que le Politique – l’Etat – veut faire. Nous devons, en tant que parlementaires saisis par le gouvernement, dire dans quelles conditions on pourrait éventuellement prolonger tel ou tel réacteur au-delà de quarante ans et ne pas laisser croire que l’on pourrait s’exonérer de la transition énergétique parce que tous les réacteurs seraient automatiquement prolongés jusqu’à soixante ans. Ce serait totalement déraisonnable.
RPP – Après son examen au Sénat, qui s’est traduit par la disparition de certaines dispositions, le texte a été débattu en Commission mixte paritaire… qui s’est avérée non “conclusive”…
Le fait qu’un compromis n’ait pu être trouvé en CMP est selon moi une étape nécessaire pour l’avenir énergétique de la France.
Les reculs inacceptables introduits lors du débat au Sénat, tant sur la réduction de la part du nucléaire dans le mix énergétique que sur les objectifs de diminution des consommations énergétiques ou l’éolien, n’ont pas été entérinés.
Nous allons donc pouvoir continuer à travailler pour enrichir ce texte. En plus des objectifs et moyens adoptés en première lecture par l’Assemblée nationale, nous veillerons à préserver les améliorations incontestables apportées au texte lors de son examen au Sénat, tout particulièrement sous l’impulsion des sénateurs écologistes.
Je me réjouis que la mobilisation et le bon sens aient permis de préserver l’ambition de ce texte majeur du quinquennat, à la hauteur des engagements présidentiels.
Denis Baupin, vice-président de l’Assemblée nationale, député de Paris et membre de la commission du développement durable