Pierre Joseph Proudhon, né en 1809 au faubourg de Battant à Besançon et qui mourra à Paris en janvier 1865, rentre en 1862 dans la capitale après un exil à Bruxelles provoqué par sa condamnation à 3 ans de prison et 4000 francs d’amende que lui a value la parution en 1858 de De la justice dans la révolution et dans l’église, nouveaux principes de philosophie pratique.
En 1863, Dantu, libraire-éditeur,13 et 17 galerie d’Orléans au palais royal, publie Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, ouvrage qui manifeste la volonté de Proudhon de participer à nouveau activement au débat public – qu’il s’agisse de la question de l’unité italienne, à laquelle est consacrée une des trois parties de l’ouvrage, ou de l’évolution ,en cours ou souhaitable, du régime politique français – de façon polémique et provocatrice, mais argumentée à partir de références historiques et d’une réflexion théorique sur le principe fédératif.
En fin de la première partie de l’ouvrage, on trouve en effet, en guise de testament intellectuel un peu désabusé, le passage suivant « Toutes mes idées économiques, élaborées depuis vingt-cinq ans, peuvent se résumer en ces trois mots: Fédération agricole- industrielle. Toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable: Fédération politique ou décentralisation. Et comme je ne fais pas de mes idées un instrument de parti ni un moyen d’ambition personnelle, toutes mes espérances d’actualité et d’avenir sont exprimées par ce troisième terme, corollaire des deux autres: Fédération progressive. ».
Cependant la flamme de l’auteur se ranime dans la conclusion assez grandiloquente de l’ouvrage « le peuple français se démoralise, faute d’une idée… Aucun des systèmes politiques qu’il a essayés n’a pleinement répondu à son attente et il n’en imagine pas d’autre….
Quel que soit le pouvoir chargé des destinées de la France,j’ose le dire, il n’y a plus pour lui d’autres politiques à suivre, pas d’autre voie de salut, pas d’autre idée. Qu’il donne donc le signal des fédérations européennes; qu’il s’en fasse l’allié, le chef et le modèle et sa gloire sera d’autant plus grande qu’elle couronnera toutes les gloires ».
Par cette dernière phrase Proudhon n’entend évidemment pas soutenir l’idée d’États-Unis d’Europe avancée par Victor Hugo au congrès de la paix de 1849. Pour lui, en effet, tout État unitaire est annexionniste s’il y va de l’intérêt ,à plus forte raison de la sûreté du pays. L’idée évoquée d’une confédération européenne, réalisée entre tous les États européens grands et petits sous la présidence permanente d’un congrès où chaque État disposerait d’un nombre de voix proportionnelles à sa population et à son territoire, conduirait donc bientôt à une inféodation des petits aux grands États. « Bien plus, s’il était possible que cette nouvelle Sainte Alliance pût être animée d’un principe d’évolution collective, on la verrait promptement dégénérer, après une conflagration intérieure, en une puissance unique, ou grande monarchie européenne. Une semblable fédération ne serait donc qu’un piège ou n’aurait aucun sens » .
En réalité, et sans doute en riposte aux propos de Napoléon III le 7 décembre 1862 lors de l’inauguration du boulevard du prince Eugène (qui deviendra en 1870 le boulevard Voltaire) « Occupons nous donc de tout ce qui peut à la fois améliorer la condition matérielle du peuple et élever son moral », Proudhon fait allusion à la constitution en cours d’une association internationale des travailleurs, résultat des échanges entre le conseil londonien des syndicats et la délégation importante d’ouvriers envoyée à Londres pour étudier les produits et procédés de l’industrie anglaise à l’occasion de l’exposition universelle de 1862.
A lire Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution cent soixante ans après la parution de cet ouvrage, on perçoit qu’à l’origine de ce « principe fédératif » proclamé par Proudhon il y a sa hantise de la « multitude », hantise née tant de sa réflexion sur l’évolution de la révolution entre 1789 et 1793 que de son expérience personnelle des journées de juin 1848.
Il impute les risques de déchainement de la multitude et la menace qu’elle comporte pour les libertés publiques au face à face irréaliste et abstrait organisé par un régime unitaire entre un pouvoir central démesuré et les individus.
D’où sa volonté d’enraciner par l’histoire et la géographie une représentation organique de la France qui en assure le futur par un mouvement de la base au sommet de l’édifice social, le seul pouvant permettre d’incarner progressivement « l’idée fédéraliste ».
Cela conduit Proudhon à des affirmations pouvant déconcerter: « Ôtez de l’ancienne monarchie la distinction des castes et des droits féodaux; la France, avec ses États de province, ses droits coutumiers et ses bourgeoisies, n’est plus qu’une vaste confédération, le roi de France un président fédéral.C’est la lutte révolutionnaire qui nous a donné la centralisation. Sous ce régime, l’égalité s’est soutenue, au moins dans les mœurs; la liberté s’est progressivement amoindrie ».
Celui qui s’exprime ainsi a indiqué dans ses carnets – cités par Daniel Halévy dans La vie de Proudhon, ouvrage paru en 1948 – être né d’ancêtres de père et de mère qui « furent tous laboureurs francs, exempts de corvées et de mainmorte » et revenant sur le rôle des usuriers et gens de loi dans la ruine de son père, alors fabricant de bière, suite au blocus de Besançon de 1814 à 1816, il a ajouté « Qui sait s’il n’a pas tenu à l’existence d’une bonne institution de crédit foncier que je restasse toute ma vie paysan et conservateur » .
En arrière-plan du principe fédératif proclamé en 1863 comme fondement nécessaire de l’organisation future de la société, il y a un attachement fort à la terre de Franche-Comté et aux collectivités – famille, paroisse, collège, milieu de l’imprimerie, Académie des sciences, belles lettres et arts de Besançon – auxquelles Proudhon a appartenu dans ce territoire. Pour autant ce « conservatisme » instinctif a généré une croyance indéfectible dans la nécessité d’organiser la société de bas en haut par la mobilisation du potentiel économique résultant de la libre association des individus, notamment dans le domaine du crédit et de l’assurance.
Sans doute, l’idée de Fédération agricole -industrielle participait-elle en 1863 de l’ « air du temps » Depuis la loi du 15 juillet 1850 qui les avait reconnues, les sociétés de secours mutuel, organisées par branche ou métier avec droit d’entrée et cotisation mensuelle continuaient à se multiplier. La loi Olivier du 25 mai 1864 supprima le délit de coalition en instaurant le droit de grève.Parallèlement,la loi du 21 juin 1865 relative aux associations syndicales visait à favoriser le groupement de propriétaires ruraux en vue de développer la production agricole par la réalisation de travaux d’intérêt collectif. Cela dit ,si la loi du 24 juillet 1867 obligea pour la première fois les sociétés à la publication de comptes annuels, il faudra attendre la loi du 21 mars 1884 pour que les syndicats ou associations professionnelles puissent se constituer sans autorisation du gouvernement.
Si aujourd’hui l’expression de Fédération agricole- industrielle fait partie des poubelles de l’histoire , les idées de liberté, de solidarité et de cohérence globale qui lui sont sous-jacentes ont produit des fruits. Il suffit de rappeler le champ de liberté d’action collective à but non lucratif ouvert par la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association.
On peut aussi constater que le secteur de l’économie sociale et solidaire, fondé sur les principes de volontariat, de démocratie et de primauté de l’homme sur le capital représente aujourd’hui en France 10% du produit intérieur brut et 14% des emplois du secteur privé, soit 2,38 millions de salariés dans 200.000 entreprises. Le mouvement, parti de la base, avec la création en 1976 d’un comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives motivées par les valeurs de solidarité et d’utilité sociales, a abouti à une structuration institutionnelle à partir de 1981, renforcée par la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. Certes, le décret du 25 mars 2021, qui confie à la direction générale du Trésor le soin de soutenir et promouvoir le développement de ce secteur pourrait être qualifié de récupération idéologique par l’ État unitaire du résultat de solidarités spontanées …
Le foisonnement contemporain d’organisations non gouvernementales,manifestation d’une société civile agissant au niveau international selon ses propres objectifs,donc de façon anarchique au sens proudhonien du terme, pourrait aussi objectivement être regardé comme un autre résultat lointain de la pensée de Proudhon, résultat avec lequel les États, qu’ils soient unitaires ou fédéraux, doivent aujourd’hui composer.
Si on passe à la formule Fédération politique ou décentralisation par laquelle Proudhon déclare résumer ses « vues politiques », il faut faire abstraction du sens habituellement donné à ces deux termes par la science politique et juridique. Pour Proudhon, la fédération politique n’est pas l’État fédéral par opposition à l’État unitaire et la décentralisation n’est pas un mode d’organisation de l’État unitaire. En témoigne l’extrait ci-après de l’ouvrage en page 66:
« Pour que le contrat politique remplisse la condition synallagmatique et commutative que suggère l’idée de démocratie ; pour que, se renfermant dans de sages limites, il reste avantageux et commode à tous, il faut que le citoyen en entrant dans l’association,1° ait autant à recevoir de l’État qu’il lui sacrifie ;2° qu’il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à l’objet spécial pour lequel le contrat est formé et dont on demande la garantie à l’État.Ainsi réglé et compris,le contrat politique est ce que j’appelle une fédération.
FEDERATION, du latin foedus, génitif foederis, c’est à dire pacte, contrat traité, convention, alliance,etc.. est une convention par laquelle un ou plusieurs chefs de famille, une ou plusieurs communes, un ou plusieurs groupes de communes ou États, s’obligent réciproquement et également les uns envers les autres pour un ou plusieurs objets particuliers, dont la charge incombe spécialement alors et exclusivement aux délégués de la fédération »
C’est donc à partir du code civil que Proudhon conçoit la démocratie.
Le contrat politique n’acquiert « toute sa dignité et sa moralité » qu’à la condition d’être non seulement synallagmatique mais commutatif, chacune des parties s’engageant à donner ou à faire une chose qui est regardée comme l’équivalent de ce qu’on lui donne , ou de ce qu’on fait pour elle.
L’idée que le contrat politique doive être commutatif avait déjà été à la base de la Théorie de l’impôt œuvre de Proudhon publiée en 1861, suite à une question mise au concours par le Conseil d’État du canton de Vaud en 1860. Le principe énoncé dans cette œuvre selon lequel l’impôt n’étant pas un tribut mais un échange, quotepart à payer par chaque citoyen pour la dépense des services publics, les services de l’État doivent être « reproductifs d’utilité », au même titre que les frais généraux des entreprises de commerce et d’industrie. Les dépenses de l’État « sont des dépenses de second ordre sur lesquelles il y a lieu pour la députation nationale de se montrer sévère » parce que le bourgeois homme d’affaires sait que la dépense a pour contrepartie la recette, c’est à dire l’impôt alors que le peuple qui vit au jour « ne peut comprendre que le principe de son bienêtre est dans l’épargne de ceux à qui il reste chaque jour quelque chose » et demande donc « que le fisc s’abatte sur cette épargne et l’en fasse profiter ».
Ainsi, au fondement du régime fédératif dessiné par Proudhon il y a l’idée de la nécessité d’un État minimum pour garantir la stabilité de l’ordre social par le développement économique maximum. Sur le thème de l’État modeste, Proudhon a déjà eu et aura sans doute encore des émules…dont beaucoup hésiteraient sans doute à se réclamer explicitement de lui.
Dans les résonances intellectuelles que provoque cette pensée ,il y a bien sûr le Spinoza du Traité théologicopolitique publié anonymement en 1670 « L’État n’a pas pour fin de transformer les hommes d’êtres raisonnables en animaux ou en automates, mais bien de faire en sorte que les citoyens développent en sécurité leur corps et leur esprit, fassent librement usage de leur raison, ne rivalisent point entre eux de haine, de fureur et de ruse et ne se considèrent point d’un œil jaloux et injuste. La fin de l’État c’est donc véritablement la liberté ».
Il y a aussi l’approche de Bertrand de Jouvenel dans De la souveraineté,à la recherche du bien politique, Cette approche convoque le Traité des seigneuries de Charles Loyseau paru en 1609 pour mettre en évidence que la volonté majoritaire n’étant frappée d’aucune « heureuse impuissance », le droit du souverain, droit limité et gardien des autres droits s’est historiquement transformé partir de 1789 en droit illimité auteur des autres droits. Il rejoint ainsi l’exigence pour Proudhon d’une « dignité » et d’une « moralité » du contrat politique. De façon plus saisissante encore, on trouve dans cet ouvrage paru en 1955 une conceptualisation de la politique qui, de fait, soutient la conviction de Proudhon que le progrès social procède du juste contrat.
Lorsque,dit Jouvenel, le but visé suppose le concours d’autres individus, politique est la conduite qui obtient ces concours, qui fait faire aux autres ce qui est nécessaire au dessein de l’acteur par ralliement de volontés. Les bienfaits de l’agrégat sont la cause de sa subsistance. De là suit « une morale politique naturelle. »: si ces bienfaits défaillent , « l’agrégat n’est qu’une tour de Babel qui croule par son propre poids, les forces disruptives croissant à mesure de l’addition ».
C’est là rejoindre l’intuition de Proudhon: l’objet du pacte entre le citoyen et l’État doit être renfermé « dans de sages limites » pour que les bienfaits de ce pacte soient sensibles à tous, puisque, par hypothèse même, il retire à chaque citoyen une part de sa liberté.
Le flot des évènements et de la pensée politique depuis la publication en 1863 de Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution peut certes conduire à quelques réserves sur la pensée de celui qui s’opposa à la candidature de Jeanne Deroin aux élections législatives de 1849 et dont une œuvre parue à titre posthume en 1875 est intitulée La pornocratie ou les femmes dans les temps modernes. Il reste néanmoins vivifiant de constater que la théorie du contrat exprimée dans le code civil en 1804 a pu nourrir une réflexion politique dans laquelle la justice repose sur la libre association des forces productives de tous les individus.
Marie-Aimée Bastid Latournerie