Peuples russe sous Poutine, ukrainien avec Zelensky, hongrois sous Orban, polonais avec Morawiecki, britannique avec le Brexit, américain sous Trump, turc sous Erdogan, chinois avec Xi Jinping, indien de Modi, japonais sous Abe… petits ou grands, les peuples que nous pensions voir se dissoudre dans la mondialisation reprennent avec fracas le devant de la scène.
Que cela soit pour le meilleur – ce qui relie ensemble les individus en leur sein et leur volonté de maîtriser leur destin –, ou pour le pire – le nationalisme et les guerres –, la notion d’Imaginaire des peuples est mobilisée, aux côtés de leurs intérêts économiques et sociaux, pour comprendre un cours des choses devenu instable dans la globalisation néolibérale.
Il faut bien expliquer les paradoxes de la période. Pourquoi la France est-elle, depuis trois décennies, le pays le plus pessimiste au monde alors que son modèle social, quoiqu’affaibli, est encore enviable et envié ? Pourquoi, alors que jamais dans l’histoire de l’humanité les peuples n’ont été autant interdépendants économiquement, financièrement, numériquement et sanitairement, se replient-ils humainement et politiquement ? Pourquoi, alors qu’ils sont menacés par le réchauffement climatique et l’extinction de la biodiversité, les peuples et leurs dirigeants, plutôt que de décider ensemble de réponses à la hauteur de ces défis vitaux, mènent-ils des guerres comme en Ukraine, au Yémen et ailleurs ?
Je voudrais partager ici succinctement quelques constats et convictions qui font de l’Imaginaire des peuples la matrice explicative permettant de rendre raison du cours des choses.
La remontée des Imaginaires des peuples
En France même, déjà avant la crise financière de 2008, la grande jacquerie des Gilets jaunes, la pandémie mondiale et la guerre en Ukraine, les thèmes autour de l’Imaginaire des peuples affleuraient.
Dans son discours du Bourget, en 2012, le candidat Hollande expliquait que « chaque nation a une âme ». Il reprenait également la formule de « génie français » utilisée par Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2007 et répétée par ce dernier dans son discours de la place de la Concorde en 2012.
« Les imaginaires collectifs des peuples se replient sur leurs caractères archaïques » constatait encore récemment le jeune et moderne Président Macron sitôt élu devant la Conférence des ambassadeurs1.
Ce retour des Imaginaires des peuples sonne l’échec des explications économicistes, sociologistes et positivistes, hégémoniques au sein des classes dirigeantes et élites intellectuelles acquises à la mondialisation et à la modernité post-nationale, pour expliquer et rendre raison de ce qui advient. À l’inverse, on assiste au retour de l’Histoire, de l’anthropologie et du tragique. Lorsque, face à l’inflexibilité du Président russe sur les questions géopolitiques aux confins de la Russie nonobstant les sanctions économiques à l’encontre de son pays, la Chancelière Merkel avait déclaré « Poutine est irrationnel », elle illustrait que l’irrationalité des uns n’est que la cécité des autres.
C’est qu’un Allemand n’est en rien un Ukrainien, ni un Russe, ni un Grec, ni un Français en plus discipliné. Un Occidental n’est pas un Oriental, ni un Africain, ni même un Latino-américain, un Chinois n’est pas non plus un Japonais, ou un Coréen, un Éthiopien n’est pas un Angolais, ni un Brésilien un Argentin…
Ainsi, sur le moyen et le long terme, ce n’est pas l’économie ou les techniques qui font les Sociétés mais les Sociétés qui font leurs modalités économiques et techniques ainsi que l’Histoire.
Telle est la conviction, forgée depuis un quart de siècle, du professionnel des études et du conseil, que je suis, qui doit interpréter les données d’opinions et comportementales qu’il recueille pour le compte d’entreprises privées et publiques, de syndicats, collectivités locales, formations politiques, présidentiables, gouvernants, États et instances internationales.
L’observation, dans l’espace et le temps, de constantes dans les façons d’être et de faire des Français comme créateurs, citoyens, salariés, consommateurs, résidents, usagers, chercheurs, internautes a constitué un premier jalon pour penser l’Imaginaire des peuples. Est apparue ensuite la singularité des Français et des autres peuples. Chacun envisage différemment le bon, le juste et l’efficace et leurs articulations pour tenir ensemble. Enfin, en sourçant les causes profondes et distinctions culturelles des peuples, on remonte à la façon dont ils se sont assemblés pour se déployer dans leurs environnements.
Une grille d’analyse intégrée sur l’Imaginaire des peuples s’est peu à peu élaborée pour rendre raison, de façon opérationnelle, des attitudes et comportements, opinions et conduites au sein des nations, entreprises, territoires, marchés de consommation ou financiers et réseaux sociaux. Cette grille interprétative sur l’Imaginaire des peuples n’est ni idéaliste, ni matérialiste mais « imaginariste ». Ce ne sont, en dernière instance, ni les idées, ni les forces matérielles qui font les communautés humaines, mais leur façon constante de s’approprier le réel, leur façon d’être et de faire au travers d’images, de représentations, de symboles, croyances, créations, pensées, institutions, rapports sociaux et à la technique.
Ces Imaginaires sont des subconscients collectifs, des contenants pérennes au sein desquels se déploient les contenus variables des représentations, institutions, productions, créations, événements et rapports sociaux pour faire face à un réel sans cesse changeant. Les peuples évoluent, se transforment constamment mais selon les mêmes modalités.
Des cohérences ou dysfonctionnements internes de ces Imaginaires, pour s’approprier le réel au sein des mondialisations, dépendent le cours de l’Histoire, la paix ou la guerre.
Pour bien interpréter le cours des choses actuel, il faut opérer un pas de côté par rapport à sa discipline de départ, de sorte de tenir ensemble les dimensions culturelles, religieuses, politiques, juridiques, économiques, sociales, techniques et réticulaires. Il faut se départir de l’idéologie de la Gauche qui ne pense le réel qu’à partir de la dispute sociale et de celle de la Droite à la recherche de la pureté d’une origine première.
Dans le débat public, l’usage de la notion d’Imaginaire est polysémique et renvoie soit aux représentations collectives, soit à l’imagination pure. La plupart du temps, spontanément, la notion est investie comme l’envers de la rationalité, comme émanant d’émotions populaires plus ou moins canalisées par les Lumières. Or, cette fausse opposition raison/passion est justement le fruit de l’Imaginaire européen, occidental et singulièrement français, il s’agit d’une construction mentale.
C’est sans doute la raison première du succès actuel du terme Imaginaire que d’être gagé sur le fait qu’il serve de voiture-balai de ce que l’on ne comprend pas du cours des choses. Il serait un résidu fourre-tout des angles morts d’un certain rationalisme, positivisme, économisme ou sociologisme. Cette approche passerait à côté de l’essentiel qui est de pouvoir expliquer la contradiction existentielle de ce long tournant de siècle qui affecte les peuples : ils se replient alors qu’ils sont, comme jamais dans l’histoire de l’humanité, interdépendants. Le comprendre pourrait contribuer à éviter le pire.
L’Imaginaire français projectif et universaliste est contrarié par l’Union européenne
Notre pessimisme record dans le monde, depuis trois décennies, ne tient pas à des raisons économiques et sociales – la France redistribue plus que les autres pays et est moins inégalitaire – mais à des raisons culturelles.
Notre malheur vient de ce que l’Imaginaire de la nation, qui nécessite de se projeter dans l’espace et le temps au travers d’une vision politique, est contrarié par le sommet de l’État. Ce dernier est devenu le relais néolibéral de Bruxelles, adapté à l’Imaginaire allemand ordo-libéral, qui demande à la nation d’intérioriser des disciplines économiques extérieures, contraires à notre façon d’être et de faire.
L’Imaginaire français est une façon de voir, un type de socialité, permettant au fil des siècles de constituer la France en y assemblant, dès le commencement, des origines diverses : celtes, latines et germaines.
Pour y parvenir, les Français doivent se représenter le réel par écart à celui-ci, en se projetant sans cesse dans l’espace et le temps au travers d’un projet ou d’une incarnation politique, de sorte de faire tenir ensemble ses forces centrifuges : origines, « pays », « esprit des lieux », statuts et classes sociales, en les dénaturalisant par des disputes politiques communes. La langue française en est l’expression et le vecteur. Elle est élaborée de sorte que l’on puisse interrompre, à tout moment, son interlocuteur lors de conversations sur un objet commun, pour se disputer et se relier.
Dans son contenu, le français permet, par ailleurs, une appropriation et un entendement larges qui fondent son universalisme, en témoignent les nombreux écrivains étrangers qui choisissent le français pour s’exprimer tels que Kundera et les auteurs francophones comme Senghor ou Glissant.
Le français est la langue de la poésie, de la littérature et de la diplomatie par écart possible entre le signifiant et le signifié, de sorte de pouvoir être diversement entendue et retravaillée.
L’assemblage de la France s’est opéré autour de la centralité politique de l’État, l’incarnation royale avec la monarchie devenue absolue et son antériorité à la nation. La verticalité religieuse et politique collectivement intériorisée par les croyants-sujets puis citoyens, l’intérêt général et la Res publica sont autant de dépassements qui nous relient comme le note Péguy : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France ».
Cet Imaginaire a permis de fusionner, très tôt en France, le spirituel et le temporel. Cela a donné corps au gallicanisme de la « fille aînée de l’Église ». La verticalité de l’Église catholique prévaut sur le protestantisme individuel, pour faire tenir ensemble les Français. Les Médicis s’imposent au travers du lien que le catholicisme entretient avec le peuple de Paris, par-dessus et contre l’aristocratie et certains pays français devenus huguenots. Ainsi s’explique également la victoire des jésuites, articulant l’écart entre le souhaitable et le réel, sur le rigorisme des jansénistes.
L’Imaginaire français a engendré Rabelais, dont la farce remet chacun à la même place, à travers un droit égal à caricaturer tout, n’importe qui et n’importe comment. Descartes en procède également en prétendant que le cogito, l’esprit, serait séparé du corps et le gouvernerait, en instituant que la Raison établit le réel et que l’expérience trompeuse devait être éprouvée par cette dernière. La conception du Beau en musique ou en poésie a partie liée à la Raison ainsi que l’entendent Rameau ou Boileau. C’est cet Imaginaire que l’on retrouve dans le théâtre français de Corneille, Molière, Marivaux, Beaumarchais… L’émotion du geste théâtral installe l’égalité des conditions, culmine lors du moment des Lumières, de la Révolution française et des Droits de l’Homme…
Cet Imaginaire projectif, spéculatif et d’élévation explique que nous ayons la meilleure école de mathématiques au monde, que nous excellions dans l’industrie du luxe et disposions d’excellents chercheurs, découvreurs, innovateurs. Cette singularité se retrouve aussi dans notre peinture et notre musique dont les apparentes légèretés visent à « civiliser les passions ».
Cet Imaginaire projectif dans l’espace et le temps a fait l’universalisme français : les croisades, les guerres napoléoniennes, les missionnaires, les colonies, l’humanitaire, l’Europe perçue et conçue comme notre prolongement, la France en grand… Au risque de notre arrogance et de notre férule qui mésestiment les différences culturelles et la singularité de l’Autre.
« Le juste », l’égalité des conditions, socle de la démocratie pour Tocqueville, est la condition de l’élaboration d’une vision commune justifiant l’égalité sociale. Cette vision doit précéder les réformes menées qui sont un moyen et non une fin, contrairement aux gouvernances néolibérales qui ne visent pas tant à construire l’avenir par le politique, qu’à s’adapter au présent au travers de l’administration des choses et des intérêts.
Cet Imaginaire projectif est aujourd’hui gravement contrarié par l’impossibilité de se projeter dans le temps en raison d’un capitalisme financier qui dissout la promesse d’un avenir meilleur pour soi et ses enfants.
Dans le même temps, notre Imaginaire est empêché de se déployer et de se projeter dans l’espace car l’Europe, au travers de l’Union européenne, nous interdit d’envisager l’Europe, depuis 2005 et le rejet du Traité constitutionnel européen, comme notre prolongement, comme la France en grand, une puissance politique, économique et sociale pesant dans la globalisation néolibérale. L’Union européenne élargie, avec la directive Bolkestein au moment de la campagne référendaire sur le Traité constitutionnel européen, est au contraire perçue en France comme le relais de la globalisation. L’Europe n’est plus momentanément « l’avenir de notre patrie la France », pour reprendre la formule de Mitterrand lors du Traité de Maastricht de 1992, second jalon, après l’Acte unique de 1986, de l’Europe néolibérale.
Notre malédiction réside dans le fait que l’État, historiquement chargé d’assurer la cohésion de la France, est devenu néolibéral et se retourne contre elle, en relayant les gouvernances et politiques de Bruxelles. Cette contradiction existentielle décuple notre trouble dépressif, notre défiance politique, le délitement de notre génie, le dysfonctionnement de la République, le communautarisme, le séparatisme, le déclin de notre économie et de notre modèle social.
Cette contradiction entre l’État et la nation, alors que le premier a en charge de relier la seconde, accroît d’une part la cécité de nos classes dirigeantes et élites et, d’autre part, l’extrême dépression du peuple enfermé dans sa servitude volontaire.
La France fut toujours archipélisée. C’est sa panne politique par contournement de la souveraineté nationale et populaire, condition de projection dans un avenir commun, qui nous empêche de nous relier et rend ses effets insupportables. Telle est la raison de la croyance majoritaire des Français dans le « grand déclassement » qui mêle sentiment d’insécurité culturelle, analysée par Laurent Bouvet, de déclassement social, de dilution de la République et sentiment de ne plus être en France comme chez nous, de ne plus être maître de ce qui nous concerne.
L’élection présidentielle permet de réactiver notre Imaginaire dont les présidentiables sont les acteurs. Mais, généralement après un an passé à l’Élysée, le Président voit le contrat avec le pays se déliter. La grande jacquerie des Gilets jaunes, illustrée par la pancarte « Macron nourrit ton peuple », tenait à la fois de la question fiscale, sociale et de la question de la souveraineté nationale. Le contournement de cette dernière par l’Union européenne épuise notre souveraineté populaire gagée sur notre dispute politique commune qui se déploie par nos projections dans l’espace et le temps. Ce désinvestissement rituel est dangereux car ce n’est que formellement et superficiellement que se nouera le lien entre le pays et le futur Président. Le risque est grand de voir s’accroître les forces centrifuges au sein de la nation, le chaos, la loi du plus fort et l’autoritarisme étatique se déployer face aux inégalités, oppositions et désordres divers, faisant ainsi encore régresser les libertés.
Un pays prospère dans l’harmonie intérieure et avec l’extérieur si ses institutions, les politiques menées et les rapports sociaux sont en concordance avec son Imaginaire.
La mondialisation mosaïque de peuples aux imaginaires singuliers
Si tous les peuples et civilisations sont concernés par la globalisation néolibérale, tous ne sont pas logés à la même enseigne, du fait de la singularité de leurs Imaginaires dont on peut proposer une lacunaire recension, au risque de la caricature.
L’Imaginaire allemand est procédurier. Contrairement au nôtre, il est immanent, à la recherche de disciplines religieuses – dès Luther et Althusius –, politiques, militaristes ou économiques après 1945. Ces disciplines visent à permettre au peuple de ne pas s’entre-déchirer, comme ce fut le cas lors de « la guerre des paysans » puis « la guerre de 30 ans » – « das Angst » –, où périt la moitié de la population. La nécessaire résilience pour tenir ensemble les Allemands par le partage d’expériences devient un mode de socialité qui explique la construction de la langue allemande, obligeant l’écoute de l’interlocuteur jusqu’au bout, le verbe se trouvant à la fin de phrase. Les Allemands s’assemblent dans la recherche de leurs origines, leur rapport à la nature comme source commune et dans le respect de la discipline. Leur rapport à la technique, à l’industrie, au design, à la statistique, à la saine gestion et au bon management est l’expression de cette socialité.
Cela explique leur aversion pour les polémiques politiques et la spéculation ainsi que leur goût pour l’expérience et son partage. Là réside pour eux le réel qui tient ensemble. Un même terme désigne d’ailleurs « dette » et « culpabilité » : « die Schuld ». La discipline, la règle et le processus sont une finalité. La communauté initiale immanente permet, au travers du protestantisme et de la lecture de la Bible en allemand, de nouer un lien direct à Dieu et à la grâce.
Le réel demeure dans l’expérience partagée et intériorisée dans « le comment ? » alors qu’il réside pour les Français dans la raison extériorisée « le pourquoi ? ».
L’Imaginaire hollandais, le « poldergeist » est assemblier. Ce creuset, le plus proche de l’allemand, repose sur la constitution d’un contrat initial fort entre catégories sociales avant l’occupation du polder. Cet « esprit du polder » explique que la Hollande ait engendré Grotius – « le miracle de la Hollande » –, premier philosophe a avoir pensé le Droit naturel comme principe servant à se préserver, à vivre paisiblement et à édicter des lois indépendamment de Dieu. On retrouve la trace de ce « poldergeist » dans le type de commerce et de colonisation pratiqués par la Hollande, tout comme dans la gouvernance des entreprises, qui fait prévaloir, y compris dans le moment actuel, les managers sur les actionnaires.
L’Espagne et le Portugal, aux marches de l’Europe, ont des Imaginaires verticaux. Face à un islam conquérant, ils furent des empires coloniaux précoces pour tenir, notamment en Espagne, l’unité de leurs régions, à travers la figure d’un catholicisme austère et conservateur, de la monarchie ou du fascisme. L’Europe constituera leur accès à la modernité.
L’Imaginaire italien, dans le prolongement du grec, est archipélique. Il procède d’une dialectique entre des communautés culturelles fortes et la diversité et concurrences des cités-États, qui sont en perpétuelle émulation et confrontation. Cela explique la nature protéiforme des religions polythéistes des philosophies grecques et l’élasticité de leur forme impériale, notamment dans l’Empire romain, rendant possible la conversion de l’empereur Constantin au christianisme. La séparation entre le spirituel et le temporel, la foi et la pratique, était adaptée à la double identité des peuples au sein de l’Empire. On pouvait être dans le même temps citoyen romain et gaulois. Ces Imaginaires éclairent la faible prégnance de la forme stato-nationale qui prévaut en Grèce et en Italie et la possibilité sans dommage, contrairement à la France, de désacraliser le politique dans le prolongement de la critique des politiques.
L’Imaginaire russe est protecteur et impérial. Il se distingue par ses caractéristiques géographiques qui expliquent un haut degré de servitude volontaire au sein de la Russie, là où il y a des Russes. L’immensité du territoire, sans relief et abri pour le pèlerin ou pour se protéger face aux invasions mongoles, aux chevaliers teutoniques, armées napoléoniennes, ou nazis, nécessite pour la Russie d’élargir sans cesse son espace. L’Empire y a d’ailleurs précédé la nation. Les Russes ont dû se trouver constamment un abri, un protecteur, un boyard, un pope, un tsar, un tyran Staline ou Poutine sous lequel et auprès duquel s’abriter. Sous le glacis de cette rigoureuse servitude, se déploient la vivacité et la richesse de la culture russe, dont les arts et lettres permettent à la Société de ne pas étouffer de l’intérieur, de survivre au quotidien ou de vivre dans ses profondeurs mélancoliques ou nihilistes. L’âme russe et sa culture sont le cri de survie de ce peuple sous le joug du pouvoir.
L’Imaginaire anglo-américain est utilitariste. L’île britannique et la Terre promise américaine, hormis pour les descendants d’Indiens et d’esclaves, constituent un commun national initial d’évidence où chacun va pouvoir y rechercher son intérêt individuel et se montrer soucieux de la prévalence des libertés, de la coexistence des communautés et de l’équilibre des pouvoirs. Le monde anglo-saxon est le berceau de « l’efficace » et du libéralisme politique.
Le Brexit et l’élection de Trump montrent que le néolibéralisme est l’envers du libéralisme. Pour les libéraux et ultralibéraux, l’économie et la politique sont insérées dans les sociétés humaines.
L’Imaginaire latino-américain est marqué par les colonisations occidentales qui ne se sont pas substituées aux représentations des empires et cultures reliés à la nature qui les ont précédées, mais elles s’y sont superposées. Derrière les « patria chica », avec ses frontières et États récents imposés par l’Histoire, transparaît, comme un idéal qui relie, la « patria grande » des origines.
L’Imaginaire occidental distingue l’Homme de la Nature, la croyance des pratiques sociales, le spirituel du temporel, la réalité individuelle de ses représentations collectives, le peuple de ses institutions, les valeurs des intérêts, le bon du juste et de l’efficace. Sa source procède de la nécessaire coexistence d’une multitude de peuples culturellement divers dans un espace géographiquement restreint – Mare Nostrum. Pour ne pas sans cesse guerroyer, ces peuples durent s’observer, commercer, s’approprier et se dépasser les uns les autres au travers des distinctions de perceptions, croyances et pratiques expliquant ainsi le passage du polythéisme au monothéisme, l’accès à la modernité et la découverte de nouveaux mondes.
L’Union européenne, en devenant le laboratoire du néolibéralisme au nom de l’idéal européen, s’est retournée contre son génie qui consiste à fabriquer du commun à partir de la diversité. Cela entraîne en réaction ses régressions politiques, déclin économique et sortie de l’Histoire l’empêchant d’éviter, entre autres, la guerre en Ukraine et de décider de sa sécurité.
Au sein du continent eurasiatique en Europe centrale, dans cette ligne de fracture instable entre Occident et Orient, les peuples peuvent disparaître et réapparaître. L’Ukraine, notamment de l’Ouest, s’est façonnée récemment une identité patriotique et politique, qui puise loin dans une histoire mouvante au travers des pratiques de l’orthodoxie de Kiev, qui a réussi à s’autonomiser de la tutelle de Moscou et Constantinople, en négociant directement avec la papauté la perpétuation de leurs pratiques et croyances lors de l’occupation de la Pologne catholique. Ce processus a contribué à diffuser dans la société ukrainienne une singularité tirant son Imaginaire vers celui de l’Occident. L’épreuve terrible actuelle de la guerre affermit l’Imaginaire ukrainien, dont il est trop tôt pour discerner les frontières, modalités politiques et insertion géopolitique.
L’Imaginaire d’un peuple sommeille nonobstant ses formes et contenus.
Telle fut la grande leçon des effets de la chute du mur de Berlin qui libéra ceux des grands et petits peuples momentanément gelés par le soviétisme.
En Orient, et de façon différente en Afrique, l’Imaginaire des tribus, peuplades, ethnies, peuples, nations et empires est marqué par le continuum entre l’Homme et le cosmos, la culture et la nature, la recherche de l’harmonie dont l’Homme n’est pas le surplomb mais un élément parmi d’autres.
Face à la globalisation néolibérale : réparer les imaginaires nationaux
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la globalisation néolibérale, au travers de ses modalités économiques, financières, numériques, juridiques et de gouvernance, sort des gonds de la mondialisation : mosaïque d’Imaginaires des peuples, elle n’est plus le prolongement des Sociétés humaines mais s’impose à elles. « L’efficace » immédiat de l’économie financiarisée et du numérique se désencastre du tissage avec le « bon » et le « juste » propres à chaque peuple qui fonde ses us et coutumes qui les relient. L’administration des choses se substitue au gouvernement des Hommes.
La globalisation n’est plus le prolongement de la mondialisation, mais devient un cours des choses devenu insaisissable pour les Sociétés humaines. Sur le moment, elles l’ont entretenue et en ont profité jusqu’à ce qu’elles sentent leur destin leur échapper au profit de gouvernances, marchés et réseaux désincarnés et contingents, mus par la technique, le calcul et « la gouvernance par les nombres » analysée par Alain Supiot. En réaction, en mode « survie », les peuples se réfractent sur le noyau dur, archaïque, de leur Imaginaire que travaillent politiquement et religieusement identitaristes, nationalistes, communautaristes, intégristes et nationalistes.
Les fondements théoriques du néolibéralisme sont anciens et se nichent au sein même des Lumières insérées dans l’Imaginaire français universaliste et projectif dont la pensée de Condorcet est l’une des illustrations les plus emblématiques. Le mathématicien, contrairement au juriste libéral Montesquieu, estime que la Raison étant une et le Monde un, la Loi doit l’être aussi et ne pas se soucier des différents us et coutumes des peuples. Le Progrès pourrait et devrait se déployer impérieusement partout de la même façon dans le monde.
Les gouvernances et politiques néolibérales de contournement des souverainetés nationales et populaires vont s’imposer dans les esprits et dans les faits.
D’abord au milieu des années 1970, après la fin du système de Bretton Woods qui acte la nouvelle division internationale du travail laquelle rompt avec les droits-créances en raison de la baisse du taux de profit dans les Sociétés avancées. Ensuite et surtout, après la chute du mur de Berlin, rendant caduque, au sein de chaque État-nation, le compromis politique libéral de la prospérité pour le plus grand nombre contre la paix sociale au sein de la nation face au totalitarisme soviétique.
La globalisation économique, financière et numérique déstabilise davantage les Occidentaux et parmi eux plus encore les Européens car leur Imaginaire repose sur l’idée que l’Homme construit l’avenir, « comme maître et possesseur de la nature » ainsi que l’écrivait Descartes.
Au contraire, la globalisation néolibérale imprime le cours des choses en dehors de tout contrôle des Sociétés humaines. L’innovation financière, juridique, de la Tech y dicte sa loi, nonobstant le Progrès. Il ne s’agit plus de construire l’avenir mais de sans cesse s’adapter à un présent contingent, mouvant et déstabilisant. À l’inverse, l’Imaginaire oriental requiert d’être en harmonie avec le cours des choses. Cette différence culturelle explique sans doute cette ruse de l’Histoire : la globalisation, dont les fondements théoriques et pratiques procèdent de l’Imaginaire et des intérêts de l’Occident, se retourne contre lui. Elle lui échappe mentalement et objectivement.
Le désordre prévaut. La globalisation néolibérale en sortant des gonds de la mondialisation, mosaïque d’Imaginaires différents, n’arrive pas à stabiliser un quelconque nouvel ordre mondial tenant ensemble les sphères politico-culturelles d’une part, économiques, sociales et numériques d’autre part, permettant de dresser une table de négociation stable. Ni le développement des forces productives au plan mondial, ni la prospérité économique, ni la survie sanitaire ou écologique ne semblent rapprocher les Sociétés. Chacune veut d’abord retrouver la maîtrise collective de son destin et de ses limites frontalières.
Telle fut la leçon de la pandémie, des COP contre le réchauffement climatique ou de la guerre en Ukraine qui n’est que la face émergée des rapports de forces entre les États-Unis, la Russie et la Chine. L’Amérique fait du monde un terrain de jeu où elle veut maintenir son hégémonie au nom du camp de la démocratie dans un face à face avec la Chine et la Russie qui aspirent, de leur côté, à sortir de ce qu’elles ressentent comme une humiliation de l’Occident. C’est également l’humiliation qui nourrit les différents islamismes en aiguisant la dimension théologico-politique de l’Islam comme ressentiment, appelant le retour à la pureté de vie, à la prévalence de la loi de Dieu sur celle des hommes, devenue illisible, contingente et scindant l’individu entre ses représentations et ses conduites.
Que le futur emprunte le chemin d’une réparation civilisée des Imaginaires des peuples au travers du retour des souverainetés politiques nationales, celui d’une démondialisation chaotique ou bien celui des guerres ; tout se passe comme si le cours des choses n’était ni essentiellement mû par des logiques linéaires économiques et techniques, ni par un cours de l’Histoire vers plus de raison, progrès, ou démocratie. C’est la capacité des peuples à s’approprier le réel au travers de leurs Imaginaires qui imprime sa marque aux Sociétés et à leurs relations.
Que ces Imaginaires tiennent dans une relative harmonie intérieure entre le bon, le juste et l’efficace ; alors prévaudront les échanges et complémentarités entre les peuples. Mais que ces Imaginaires soient déstabilisés au point que les peuples aient le sentiment de ne plus maîtriser leurs destins ; alors ils se rétracteront vers leurs caractères archaïques au risque que seules les tensions et guerres ne les apaisent.
Il n’y a pas de fin de l’Histoire, car l’histoire des peuples en spirales, mûs par leurs Imaginaires, est sans fin.
Stéphane Rozès
Politologue
Président de Cap (Conseils, analyses et perspectives)
Enseignant à Sciences Po Paris
- Allocution du Président Macron devant la Conférence des ambassadeurs du 27 août 2018. ↩