Benjamin Morel analyse ce qui fait du Parlement un lieu de représentation et d’incarnation de l’espace public.
Au XVIIIe siècle av. J.-C., Ur, Uruk, Larsa, et les autres grandes villes de Sumer, qui avaient vu naître l’écriture, l’État et la vie urbaine, étaient désertées. Prise par la crise économique et les révoltes populaires, la brillante civilisation de Haute Mésopotamie s’éteignait. Ses artisans, agriculteurs et intellectuels votaient avec leurs pieds en trouvant refuge dans les prospères cités en amont du fleuve. L’opinion publique n’a pas attendu que soit institué un Parlement pour exister et s’exprimer. De même, la délibération politique n’a pas attendu que le Peuple s’y investisse. Sous l’Ancien régime, le pouvoir se mesure à la capacité à susurrer à l’oreille du souverain. Le débat existe dans les antichambres, mais l’arbitrage entre factions est le fait du Prince. Avoir accès à ce dernier est plus important qu’avoir la raison ou le nombre de son côté. La Révolution française introduit une rupture fondamentale, qu’avait connue l’Antiquité, mais à laquelle n’étaient pas totalement parvenues la Révolution américaine et la Glorieuse révolution britannique. Elle fait du Peuple le souverain devant lequel doit se tenir, pour l’emporter, le débat. Pour rendre cela possible, elle impose la publicité des débats et structure un « espace délibératif »1 dans une enceinte, celle du Parlement. À la différence de la Grande-Bretagne, où la souveraineté est transférée du Roi au Parlement, la Révolution la fait passer du Roi au Peuple. Le Parlement n’est donc pas légitime en soi à exercer la souveraineté. Il n’en est pas le titulaire. Il est légitime, car il est réputé représenter la volonté du Peuple2. La légitimité parlementaire se fonde donc sur la coïncidence entre l’espace public et un « espace public parlementaire »3 réputé en être le reflet. Si le Peuple délègue ce qu’il ne peut faire lui-même, il n’abandonne pas sa souveraineté. Le Parlement est un espace public paradoxal. Il est par définition l’endroit où s’exprime le plus légitimement la volonté générale en dehors des élections. Il est également le lieu où les députés délibèrent sous le regard du Peuple réputé les contrôler. Il est donc un lieu de traduction de l’espace public à la fois en en assurant la représentation et en le rendant visible et lisible par le Peuple dans un jeu d’incarnation.
Représenter l’espace public
Le Parlement est réputé être le lieu dans lequel s’organise le débat public.
Comme il n’est pas possible de réunir l’ensemble du Peuple sur l’agora à la manière des anciens Athéniens, le débat est réputé pouvoir s’organiser en deux temps : celui qui préside aux élections, celui que se déroule dans le sein du Parlement. Il est donc un espace de représentation du Peuple synthétisant un espace public propre à la délibération et à la décision. Reste que sa perception n’est pas univoque. Jean-Philippe Heurtin note sous la Révolution plusieurs lectures de l’opinion publique dans ses rapports avec l’Assemblée. Une approche neckerienne, faisant de cette opinion un élément extérieur à l’Assemblée. Une approche sieyesienne faisant de l’Assemblée la représentante de cette opinion. Une approche jacobine posant l’identité de l’opinion du peuple et celle de l’Assemblée4. Historiquement par ailleurs, il convient de noter des lectures successives de ce rapport.
Peu à peu, même pour le courant jacobin, il convient de penser le Parlement comme un organe de la représentation. En d’autres termes, si le Peuple ne peut s’exprimer directement, il le peut par l’intermédiaire d’un organe désigné par lui et chargé de vouloir en son nom5. Là où l’opinion jacobine se différencie, c’est qu’elle pose la nécessité pour les représentants, non de déterminer ce que devrait être, mais ce qu’est la volonté générale du Peuple. L’espace public jacobin se veut ainsi un travail de révélation par les parlementaires des intentions du Peuple. Ils débattent sous les yeux de ce dernier de la nature de ses volontés. S’ils se trompent, l’article 59 de la Constitution du 6 Messidor an I permet à un dixième des assemblées primaires dans la moitié des départements de faire échec à la loi. Elle est alors adoptée par référendum (soit l’ensemble des assemblées primaires à une époque où l’isoloir n’existe pas). L’espace public se construit donc dans un jeu d’allers et retours entre le peuple et ses représentants, à dessein de déterminer une volonté qui ne peut être déléguée aux seconds. Ils peuvent toutefois tenter de la deviner, au risque d’être dédits par le souverain. S’ils le trahissent enfin, la Déclaration des droits de 1793 reconnaît au Peuple non un droit, mais un devoir d’insurrection.
L’autre vision, finalement triomphante à la fin de la Révolution, est celle d’un organe parlementaire dont la sélection doit emporter une définition de l’intérêt général permettant ensuite d’émettre la volonté de la nation.
La volonté n’est pas ainsi conçue comme préexistante à la délibération parlementaire, mais comme produit d’un espace public propre, distinct, celui du Parlement. C’est là la base du parlementarisme libéral qui irriguera tout le XIXe et le premier XXe siècle. L’intelligence du débat parlementaire doit permettre la prise de la meilleure décision qui soit. Le Parlement se veut donc un instrument de rationalisation de l’espace public. D’abord, car, selon Montesquieu, si le Peuple n’est pas assez savant pour déterminer lui-même ce qu’il convient d’appliquer, il l’est assez pour discerner ceux qui dans ses rangs sont les plus compétents pour entrer dans un tel processus de détermination6. Le parlementarisme libéral se définit donc comme une aristocratie élective, un gouvernement plus qu’une démocratie représentative7. La rationalisation opérée est également réputée être celle des intérêts. Pour le jacobinisme traditionnel, la mise à l’écart des intérêts particuliers est le fait d’un effort du représentant sur soi, la vertu. Pour le parlementarisme libéral, elle est le fruit d’une prise de distance du représentant avec l’enjeu des textes traités. Certes, certains peuvent voir leurs affaires impliquées par le texte. Pour autant, il ne peut s’agir que d’une partie résiduelle de l’assemblée. Cela induit toutefois qu’il n’existe pas d’intérêts sociaux communs aux députés… d’intérêts de classe, dira la critique marxiste, qui aura la partie facile à dénoncer une telle fiction.
À partir des années 1920, le champ politique se structure autour de partis disciplinés développant un programme politique cohérent. La représentation de l’espace public par le Parlement change alors de nature. L’électeur n’est plus réputé voter pour un homme, dont l’intelligence lui permet de déterminer l’intérêt général, mais pour un parti représentant une vision systématique de ce dernier. Le Parlement devient alors le reflet d’un rapport de force entre visions du monde. Il est la photographie électorale du conflit politique qui structure la société, mais lui permet aussi de se reconnaître. La photographie est certes simplifiée, en ce qu’elle repose uniquement sur une transcription partisane des conflits sociaux. Elle est aussi déformante au regard du mode de scrutin. Toutefois, elle a l’avantage d’offrir une vision universelle fondée sur le rapport de force électoral.
Incarner l’espace public
Le Parlement est un théâtre et, pour que la pièce rencontre son public, il faut que les spectateurs se projettent dans les personnages.
Si toute activité sociale peut permettre de filer la métaphore théâtrale8, le Parlement plus que toute autre institution se prête à la mise en scène9. La publicité des séances, imposée dès le règlement provisoire de la Constituante, marque une double nécessité. La première est d’instruire l’opinion en lui donnant accès aux arguments mobilisés par les partis au débat. La seconde est de permettre à cette opinion de contrôler ses représentants. L’introduction de la publicité induit alors une mise en visibilité du travail parlementaire. Comme deux miroirs mis face-à- face, Parlement et opinion publique se répondent dans un jeu de réflexion et de distorsion infinie.
La publicité implique d’abord un lieu. Ce dernier n’est pas neutre.
D’abord, car depuis le Directoire, le Palais Bourbon et le Palais du Luxembourg ont incarné la continuité des chambres. Avec les règlements des deux assemblées, il s’agit même du seul trait historique permanent établissant leur généalogie (composition, pouvoirs, fonction et nom apparaissant comme très changeants). Les gaullistes comprirent la force légitimante des lieux, quand, dans les années 60, les projets de déménagement de l’Assemblée rencontrèrent une levée de boucliers. Dans une moindre mesure, lorsque le Sénat tenta de tenir séance en salle Médicis10, la bronca des élus fit comprendre aux rénovateurs ce que signifiait l’incarnation. La publicité des débats n’induit pas seulement un rapport au verbe, elle implique également une mise en visibilité qui s’épanouit dans un lieu. Ce n’est que l’apanage de la Constituante que de pouvoir se réunir au Jeu de paume, et de se proclamer de sa propre légitimité. Le Parlement est d’abord une scène intemporelle où se succèdent les acteurs, mais où demeure l’incarnation de la France. Garder les acteurs et changer le lieu, c’est troquer l’immortalité de Molière contre la proximité bienveillante et fugace d’une kermesse. La configuration même de ce lieu n’est pas laissée au hasard et fut longuement discutée et disputée à la Révolution. Jean-Philippe Heurtin montre alors qu’il existe une « architecture morale » des assemblées, ces dernières sont censées et réputées par leur organisation physique influencer le ton et la nature du débat. Ainsi recense-t-il jusqu’à dix-sept projets de salle des débats entre 1789 et 1795. Il note que « le cercle, en effet, par sa convexité, emporte une clôture par rapport à son extérieur : il y a une autonomie, une autosuffisance du cercle. Ce caractère vient donc rencontrer la question du statut du cercle de l’Assemblée nationale au regard de la localisation de la souveraineté. »11
Toujours, les députés agissent sous les yeux du Peuple et s’ils peuvent agir par délégation, ils ne se substituent pas au souverain dans un phénomène de représentation que vaudrait transmutation. Que ce soit dans le cadre d’un parlementarisme libéral faisant du Peuple le témoin des débats, ou jacobin le faisant gardien de sa propre liberté, l’extériorité s’impose dans l’architecture elle-même.
L’incarnation n’implique pas qu’un lieu, elle implique également une parole. Surtout, elle nécessite que cette parole porte.
Dans les salles révolutionnaires, la question la plus brûlante est celle de l’acoustique. Mal construites pour l’usage qui leur est attribué, il est difficile de s’y faire entendre. Les voix frêles y sont inaudibles dans les tribunes du public, et il faut avoir le souffle de Danton pour y rugir. Il n’est pas interdit d’échafauder des uchronies, dans lesquelles la parole audible de certains aurait orienté différemment les évènements. Très tôt sous la Révolution, apparaissent également des comptes rendus des débats dans les journaux12. L’orientation et le parti pris des journalistes conduisent les députés à publier eux-mêmes ou dans des titres amis leurs discours. L’une des forces des jacobins fut de permettre la diffusion des discours choisis dans un réseau de clubs partout dans le pays. De même, l’Assemblée prenait sur elle d’assurer la diffusion de certaines interventions. Avec l’institutionnalisation du compte rendu intégral des débats, c’est l’idée d’une publicité à la fois universelle et neutre qui est projetée. Pour autant, le compte rendu intégral n’est pas un verbatim des séances. Il sélectionne une parole légitime, celle de l’orateur, s’exprimant, selon la procédure, au sein d’un ordre parlementaire structuré. Il corrige et théâtralise les propos tenus les faisant entrer dans un récit cohérent, lisible et éclairant pour l’opinion13. Par ailleurs, il donne l’impression d’une continuité parlementaire. En séance, le mouvement est permanent. Des parlementaires entrent, d’autres sortent. Par la grâce du compte rendu, le Parlement comme incarnation de l’espace public, lui, demeure. La retransmission vidéo qui s’est développée dans les chambres depuis la fin des années 90 joue, peu ou prou, le même rôle ; sélectionnant images visibles et paroles audibles. Là où la séance publique est un chaudron polyphonique et bruyant, compte rendu et vidéo présentent un débat ordonné et linéaire.
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L’incarnation de l’espace public par le Parlement repose donc sur un rapport dialectique entre représentation et extériorité. Le Peuple est à la fois ce qui est représenté et ce qui est extérieur, et qu’il est donc nécessaire d’informer. Cela influence profondément le registre du discours parlementaire. La figure rhétorique en appelant « aux Français » dans l’enceinte parlementaire est à la fois une manière de rappeler son statut de représentant tout en faisant mine de constater le caractère non représentatif de la chambre. Le débat parlementaire consiste pour grande partie à affirmer ou contester la juste incarnation de l’espace public par le Parlement. Loin d’être l’apanage de forces populistes ou antiparlementaires sévissant à l’extérieur, une telle démarche est le propre même d’un espace parlementaire mariant depuis le XIXe l’héritage du parlementarisme libéral et de la théorie de la représentation. La traduction de l’espace public par le Parlement est donc une tension éternelle entre représentation et incarnation. Le fil surtendu n’est-il pas aujourd’hui en train de rompre ? Du RIC à la Convention citoyenne pour le climat, la mode semble être au contournement de la démocratie parlementaire jugée trop peu représentative. La médiatisation des exécutifs dans tous les régimes politiques occidentaux a conduit par ailleurs à réorienter et personnaliser le phénomène d’identification politique. Le Parlement peut-il encore en la matière assumer son rôle traditionnel ? Instrument de rationalisation du débat d’idées, élu sur une base universelle, plus que jamais, il est une enceinte nécessaire. Encore faut-il lui donner les moyens de débattre. Affaibli par un manque de représentativité politique lié au mode de scrutin, par un fait majoritaire transformant les débats en concours de louanges ou d’épigrammes, pressé par une procédure accélérée devenue la règle, le Parlement semble incarner une forme tératologique plus qu’une représentation ordonnée de l’espace public. Le parlementarisme par trop rationalisé a sapé la mission de rationalisation de l’espace public par le Parlement. Il y a loin pour le rétablir dans cette fonction. À l’heure des théories du complot, des réseaux sociaux et de l’audimat roi, espérons qu’il en est encore temps. Plus que jamais, l’espace public a besoin d’un Parlement.
Benjamin Morel
Maître de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas
- Sophie Wahnich, « Fragments d’institutions parlementaires. Faire circuler la parole du Souverain », Politix, 1992, vol. 5, n° 20, p. 119-128. ↩
- Noberto Bobbio, « Sur le principe de légitimité », in Paul Bastid (dir.), L’idée de légitimité, Paris, Institut international de philosophie politique, Presses universitaires de France, coll. Annales de philosophie politique, n° 7, 1967, p. 49. ↩
- Jean-Philippe Heurtin, L’Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, Presses universitaires de France, coll. Droit, éthique, société, 1999. ↩
- Ibid. p. 27. ↩
- Pierre Brunet, Vouloir pour la Nation. Le concept de représentation dans la théorie de l’État, Rouen-Paris – (Bruxelles), Publications de l’Université de Rouen-LGDJ-Bruylant, coll. Pensée juridique, 2004, p. 145-150. ↩
- Lucien Jaume, « La représentation : une fiction malmenée », Pouvoirs, 2007, n° 120, p. 5-16. ↩
- Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, coll. Champs Essais, n° 820, 2012. ↩
- Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, I, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1973. ↩
- Notons que s’il existe une scène, il existe également des coulisses. Pendant longtemps, les commissions ont joué ce rôle de lieu de préparation serein des débats, loin des regards des caméras, soumis à un compte rendu analytique succinct. La publicité des travaux de commission devenue toujours plus grande notamment depuis la réforme de 2008 tend à minorer ce rôle. Mais une scène ne peut se passer de coulisses. Ce que les commissions ont perdu, les antichambres l’ont récupéré… pas toujours pour le meilleur. ↩
- Journal officiel des débats du Sénat, année 2010, n° 59 S. (C. R.), mercredi 16 juin 2010. ↩
- Jean-Philippe Heurtin, L’Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, op. cit. p. 99. ↩
- Hugo Coniez, Écrire la démocratie. De la publicité des débats parlementaires, 2e éd., Paris, éd. Pepper-L’Harmattan, coll. Communication, politique et société, 2012. ↩
- Benjamin Morel, « Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé », Droit et société, 2018, vol. 1, n° 98, p. 179-199. ↩