Brexit, montée des replis identitaires, euroscepticisme : à quelques semaines de l’installation d’une nouvelle Commission, le déphasage est aujourd’hui patent entre une Union européenne, conçue pour ouvrir et libéraliser, et des citoyens européens déconcertés, dans un monde durci par les nationalismes et la compétition économique. Que faire ? Dans une réflexion articulée autour des thèmes de la protection et de la projection, Alain Meininger propose quelques pistes pour réconcilier les Européens avec les institutions bruxelloises.
Sienne, salle du Conseil des Neuf au premier étage du Palazzo pubblico ; des générations de visiteurs y ont admiré l’ « Allégorie et effets du bon et du mauvais gouvernement »1; la célèbre fresque d’Ambrogio Lorenzetti, peinte entre 1337 et 1339, semble, dans l’aveuglante simplicité de son message, presqu’énigmatique pour nous. Et pourtant… dans son essai de 20132 Patrick Boucheron établit avec brio l’évidence de la propagande politique mais aussi l’expression de l’angoisse qu’elle recèle. Jugeons plutôt : faillite des banques et menaces sur la prospérité, effritement du modèle d’autogouvernance des Cités-États de l’Italie communale et retour des seigneuries territoriales menaçant les libertés civiques établies par les premières….
L’histoire ne se répète pas et toute analogie serait hasardeuse, mais les magistrats de Sienne faisaient de la protection – tenir à égale distance de l’administration communale les forces des intérêts particuliers et celles de la religion – et de la projection dont la propagande de la fresque de Lorenzetti est l’éclatante illustration. Pour d’autres raisons, Sienne a fini par sortir, doucement, de l’histoire, au rythme de la montée en puissance de ses rivales.
À l’heure où le risque d’une telle destinée hante les réflexions sur l’avenir de l’Europe, il peut être utile de s’interroger sur ce qui pourrait permettre de conjurer un tel sort. Ursula von der Leyen vient d’élaborer un programme de politiques publiques prioritaires pour une Commission qu’elle qualifie de « géopolitique » et qu’elle présidera dès son entrée en fonctions le 1er novembre prochain3 ; le propos n’est pas ici de s’y pencher ni d’aborder le débat institutionnel, mais de choisir quelques problématiques structurantes essentielles pour conjurer le risque : se projeter, se protéger ; le mieux est encore de les articuler autour de l’idée visionnaire des édiles siennois….
Pour survivre, l’Union européenne doit se projeter…
En proposant l’exemplarité d’une gouvernance éthique
La France et l’Europe ont su « mettre l’homme au centre de leur civilisation depuis la Renaissance » rappelait récemment le président de la République devant les ambassadeurs français réunis à l’Elysée. Le « miracle européen », se doit-on d’ajouter, fut d’affirmer l’antériorité de l’univers des idées sur la matérialité des choses, la supériorité de l’être sur l’avoir, d’incarner le territoire métaphorique qui, de tout temps, sût être une garantie contre la tyrannie des idéocraties et la contrainte du marché ; « à égale distance des forces des puissants et de celles de la religion ». Sienne quand tu nous tiens…
L’Union européenne entame une nouvelle phase après l’image désastreuse – et, espère-t-on sans lendemain – laissée par les processus de désignation de ses quatre principaux dirigeants au printemps.
Un Parlement européen plus proche de la réalité sociologique du continent et donc plus plastique, une Commission renouvelée, l’heureuse surprise d’un G7 prometteur à mettre au crédit du président français se doivent d’être annonciateurs d’un renouveau.
L’opinion publique ne pardonnerait pas une duplication des erreurs et des déceptions passées qui pourrait être cette fois annonciatrice d’un effondrement du rêve. Le népotisme, serait-il marginal, l’opacité des nominations au sein des commissions du Parlement et l’ostracisation des partis dits populistes au nom d’une étrange conception de la démocratie, la pérennisation de paradis fiscaux intra-européens, le recul devant les lobbies, les négligences coupables en matière médicale, sanitaire et environnementale et la négociation-signature, hors du contrôle des citoyens, de traités de libre-échange4 contestables par des commissaires en fin de mandat sont devenus d’une autre époque. Face à la prolifération de dirigeants politiques et économiques mondiaux qui considèrent la loi comme un obstacle et qui méprisent l’idée-même du bien public, l’Europe doit être ou devenir la puissance référente dans l’édiction de la norme. Entre l’homme politique qui pense à la prochaine élection et l’homme d’État qui pense à la prochaine génération, la gouvernance européenne comme l’exemplarité de sa proposition normative au monde se doivent d’incarner le second comportement et le faire savoir. L’Europe en a les moyens : l’ancienneté et la solidité de ses structures étatiques, la richesse de ses cultures, le rayonnement de son corpus juridique incarné dans des juridictions internationales souvent établies sur son territoire5, le niveau d’éducation et d’engagement de ses populations, le tissu de ses ONG d’utilité publique lui donnent les armes pour contenir la dictature du marché et la contagion des délires géopolitiques, idéologiques ou religieux, à la surface de la planète.
En mettant en oeuvre une politique étrangère « pacificatrice »
Le qualificatif peut paraître fade, mais le climat actuel d’hystérisation nécessite de l’imposer pour s’approcher de ce concept paradoxal d’ « Empire bienveillant » dont parle Pierre Manent. Par la force ou par la mauvaise foi, l’heure est en effet à l’affirmation égoïste, affichée ou camouflée, brutale et parfois violente, des intérêts nationaux ; au travers du CETA, les lobbies canadiens et états-uniens cherchent à mettre à bas les normes environnementales européennes tandis que Trump feint de confondre équité fiscale entre multinationales du net avec une imaginaire discrimination des GAFAM américaines ; les routes de la soie, sous couvert du jargon à la mode « gagnant-gagnant », ne sont que le paravent d’un expansionnisme masqué ; au nom d’intérêts économiques qui le soutiennent et accessoirement par la crispation d’un discours nationaliste qui convoque d’anachroniques remugles anticolonialistes, Jair Bolsonaro revendique le droit de détruire une forêt amazonienne dont la pérennité est sans doute une des conditions de survie de l’humanité ; la mise en avant de faits controuvés sert à nier l’urgence climatique et la disparition de la biodiversité. Ostraciser ou vouloir anéantir des États – comme Netanyahou et les néo-conservateurs de l’entourage de Trump6 veulent le faire avec l’Iran – au nom de visées nationales mal dissimulées ou de présupposés idéologiques ou géopolitiques sommaires ne mènera qu’à des guerres, des replis identitaires perclus de rancunes, eux-mêmes terreau de troubles et de violences futurs. Face à ces dérives ou à ces manipulations, l’Union européenne doit imprimer la marque d’une politique étrangère apaisante ; contre l’esprit du traité de Versailles, doit triompher celui du Congrès de Vienne sans laisser de place à des processus munichois. Réinclure dans le jeu tout en réaffirmant la non-négociabilité des principes ; il faut mettre au crédit du président français d’avoir récemment montré la voie sur deux dossiers emblématiques lors du G7 de Biarritz :
- La Russie est éthiquement et juridiquement hors des clous en Ukraine orientale et en Crimée et l’Union européenne ne saurait passer par pertes et profits une annexion territoriale par la force, contraire au droit international, réitéré, pour le continent européen, par l’Acte final d’Helsinki de 1975 dont Moscou fut signataire. Mais le dossier doit être considéré sur le temps long, dans toutes ses dimensions ; Henri Kissinger dont la politique étrangère reste un modèle, s’était dit frappé par l’ignorance occidentale de la sensibilité du dossier ukrainien pour Moscou. Dans une Russie ou les « siloviki »7, déterminants, s’efforcent de convaincre Poutine que l’Europe, en voie d’islamisation est sur le déclin et qu’il est vain de chercher à s’y arrimer, le bilan des sanctions occidentales, incertain, reste à faire ; mais est-il de l’intérêt des Européens de pousser, par dépit et antieuropéisme, la Russie dans les bras de Xi JinPing qui, sans doute, n’en espérait pas tant ?
- L’Iran est également symptomatique de cet hubris triomphant par lequel quelques jusqu’au-boutistes cherchent à pousser à la faute pour justifier leurs projets irréfléchis. Le JCPOA, laborieusement négocié et conclu en 2015, imparfait comme tout compromis, a le mérite d’exister et d’avoir été respecté à la lettre – dixit l’AIEA – par un pouvoir iranien qui a accepté un niveau de contrôles jamais atteint en ce domaine. Ce réseau de contraintes – en même temps que canal de dialogue – a été brutalement interrompu par la décision américaine unilatérale de mai 2018 de sortir du traité dont on voit les conséquences périlleuses. L’Iran, civilisation multimillénaire, dotée d’une ancienne et solide culture des rapports internationaux, en sollicitant une intercession des Européens, a montré qu’il était accessible à une solution raisonnable ; mais l’Europe-puissance pas plus que l’ « Empire bienveillant » n’existent pour l’heure et l’on peut douter – mais la volatilité de la situation ne l’exclut pas – de la capacité immédiate des Européens à ramener tous les protagonistes autour de la table.
Mais l’Union européenne doit aussi protéger…
En construisant son « autonomie stratégique »
Dès les fonds baptismaux – on ne reviendra pas sur la CED rejetée en 1954 – la question de la défense fût, pour d’innombrables et parfois pertinentes raisons, écartée de la construction communautaire, l’effondrement du soviétisme et l’irréfléchie récolte des « dividendes de la paix » n’ayant fait, dans les années 1990, que conforter ce choix. Contrairement à ce qui est ressassé, l’Union européenne n’a jamais contribué à rendre impossible une guerre – pas même en ex-Yougoslavie le 25 juin 1991 – mais s’est développée et épanouie à l’ombre d’une paix garantie par l’Alliance atlantique et le parapluie nucléaire américain. Comment aurait-il pu en être autrement alors que d’innombrables facteurs de divergence – juridiques, économiques, historiques, géopolitiques, budgétaires, industriels et tactiques – ont depuis les origines, et plus encore avec les élargissements successifs, paralysé le dossier ? On comprend les difficultés d’européanisation des administrations de souveraineté, mais refuser de voir la vulnérabilité des civilisations et nier le tragique de l’Histoire en en déléguant le traitement à d’autres ne peuvent avoir qu’un temps quand les menaces asymétriques aux marges du continent interrogent sur sa sécurité. L’hypothèse d’un Brexit conflictuel, alors que la Grande-Bretagne est, avec la France, la principale capacité armée en Europe – même si des accords bilatéraux efficaces subsisteront8 – et les premiers linéaments d’une réorientation stratégique des États-Unis peuvent insensiblement changer la donne.
À l’heure de l’augmentation généralisée, visible ou masquée, des budgets militaires, arrivera un moment où l’Europe devra laisser derrière elle son « innocence géopolitique ».
Une défense crédible est une garantie de protection, mais aussi un outil politique au service d’une diplomatie souveraine permettant d’influencer son environnement ; dans un monde qui se durcit, la détention d’un « hard power » devient une condition d’utilisation d’un « soft power ». L’Europe ne se connaît certes pas à l’heure actuelle de menace vitale de nature armée, pas plus qu’elle ne nourrit de projet de conquête ou d’agression, mais les citoyens européens ne comprendraient pas qu’un ensemble de 520 millions d’habitants parmi les plus riches de la planète voie sa sécurité altérée ou son indépendance contrainte par la perpétuation d’un refus des efforts nécessaires et une incapacité à penser son « autonomie stratégique ».
En repensant sa souveraineté monétaire
Illustration de la complexité de la construction européenne, on parle cette fois d’une Europe à 19 et d’un marché de 350 millions d’habitants, le deuxième du monde derrière la Chine mais devant les États-Unis. Tout en constituant un élément incontestable de projection, l’euro est aussi au cœur des problématiques de protection. La question des déséquilibres économiques internes opposant États du Sud déficitaires et États du Nord à forte compétitivité peut être reliée à la question de la défense ; réorienter les excédents des seconds vers les dépenses européennes de défense et de sécurité, convaincre l’Europe du Nord du caractère vital de la stabilisation sécuritaire du pourtour méditerranéen et de l’Afrique subsaharienne pour sortir les coûts des opérations extérieures des déficits des États qui les prennent en charge sont des éléments d’un rééquilibrage monétaire interne mais aussi d’une défense commune. Mais la protection par la monnaie unique comporte d’importantes et parfois d’étonnantes lacunes ; ainsi s’interroge-t-on souvent sur l’absence d’émergence d’équivalents européens des géants américains ou chinois de la nouvelle économie alors que le biotope créé par l’existence du grand marché et d’une monnaie s’y prête à merveille.
Par ailleurs si l’euro a conquis les consommateurs européens pour les simplifications introduites dans la vie courante, son inefficacité au service d’une Europe-puissance interroge.
Il fait certes jeu égal avec le dollar (40 %) en termes de transactions commerciales, mais sa quasi-absence en tant que monnaie de réserve – 20 % des réserves mondiales contre 65 % pour le dollar – pose un vrai problème d’affirmation souveraine. Le passage quasi obligé par un libellé en dollars dans les chambres de clearing et le monopole américain de l’information détenu au travers du système « Swift »9 parachèvent un système entièrement conçu au service de la domination états-unienne. On comprend mieux, dès lors, la sidération des opinions publiques du vieux continent devant l’impuissance tant des États-membres que des institutions bruxelloises lors des récentes applications « trumpiennes » de l’extraterritorialité du droit américain qui ont paralysé des pans entiers d’activité de nombre d’entreprises européennes10. Ce « smart power », manifestation exacerbée d’une juridicisation autant que d’une judiciarisation des rapports internationaux, conceptualisé par Washington il y a une quinzaine d’années11 comme une véritable machine de guerre au service d’un impérialisme brutal et décomplexé, attend toujours sa réponse ou sa parade bruxelloise12.
En préservant son identité
Le sujet est essentiel et peut-être vital mais pas pour les raisons invoquées par ceux qui veulent en faire un thème de montée au point Godwin comme les récentes réactions à l’intitulé du portefeuille de Margaritis Schinas13 viennent de le montrer. Identités européennes, identité de l’Europe ; le thème est propice à d’infinies variations mais des lignes de force s’en dégagent. À l’intérieur, une diversité des cultures transcendée par des convergences historiques et géographiques, mais aussi politiques (de l’Empire romain au fait national), linguistiques (la latinité) ou religieuses (la Chrétienté) ; à l’extérieur, l’identité européenne s’est longtemps distinguée par une différenciation de tout ce qui n’adhère pas à l’humanisme, fruit des Lumières et de l’héritage gréco-judéo-chrétien, et à la pensée scientifique issue de la Renaissance, condition du progrès. On comprend dès lors l’inquiétude de pans entiers des peuples européens devant des arrivées significatives de populations dont les modes d’appréhension du monde, pour légitimes qu’ils soient, divergent souvent du leur de façon radicale, introduisant, par des retours à des formes de pensée magique ou tribale, la peur d’une régression moyenâgeuse. Entre les approches salvinienne, merkelienne, macronienne, orbanienne ou grecque, l’Union européenne – même dotée d’une agence Frontex en cours de renforcement – ne sait plus, depuis les accords de Schengen, gérer une question migratoire devenue juridiquement incompréhensible du fait de la multiplicité des positions des États-membres, du dévoiement du droit d’asile et du comportement ambigu et parfois manipulateur des ONG opérant en Méditerranée. Si devait s’accroître dans des proportions substantielles la part des populations européennes se sentant insécurisées, les risques de déstabilisation du continent deviendraient réels et le rêve européen condamné à une disparition certaine. Paradoxe étonnant qui voit les européistes les plus convaincus défendre une ouverture potentiellement mortelle à terme pour le projet qui leur est cher.
Alain Meininger
Membre du comité éditorial de la RPP
- Et des générations de publicistes et de politologues l’ont sollicitée pour leurs démonstrations. ↩
- Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images, Seuil, 2013. ↩
- Au lendemain de la date théoriquement prévue pour le Brexit. ↩
- Tel le Mercosur ou précédemment le CETA. ↩
- Qui pourrait être menacé par la multiplication de tribunaux arbitraux privés. ↩
- La toute récente éviction par Donald
Trump de son conseiller à la sécurité nationale, le néo-conservateur John Bolton, partisan d’un bombardement de l’Iran et d’autres éventuelles entrées en guerre américaines, est de nature à calmer le jeu. Alors que semblaient oubliées les leçons du désastre irakien, les préoccupations électorales d’un président qui songe à se représenter dans un an en se prévalant d’un désengagement accéléré de conflits impopulaires semblent – jusqu’à quand ? – prévaloir. ↩ - Ministères de Forces. ↩
- Fin juillet 2019, la Grande-Bretagne, consciente de l’insuffisance du format actuel de la Royal Navy, a demandé l’aide de la France et de l’Allemagne pour protéger la navigation dans le détroit d’Ormuz. ↩
- Chinois et Russes travaillent à la mise au point d’un concurrent de Swift qui, s’il aboutit, ne pourrait que marginaliser plus encore l’euro. ↩
- Les systèmes alternatifs imaginés jusqu’à maintenant tel « Instex » relèvent plus du symbole que de l’efficacité opérationnelle. ↩
- Théorisé en 2004 par Suzanne Nossel dans Foreign Policy. ↩
- Dans un tout autre ordre d’idées, on ne fera qu’évoquer l’éventuelle création du « Libra », cryptomonnaie digitale voulue par Marc Zuckerberg qui, en cas d’accession au statut de monnaie souveraine, pourrait générer un risque systémique à l’encontre des souverainetés étatiques. ↩
- Commissaire européen en charge de « protéger notre de mode de vie européen ». ↩