Ce livre est l’histoire d’une passion – celle d’un diplomate – pour un pays si fortement marqué par sa grandeur passée qu’il peine à rompre véritablement avec une époque révolue. Sans remonter au XVIe siècle et au mythe du Sébastianisme, cette attente d’un renouveau miraculeux, le Portugal balance entre deux visions, celle du poète de l’Age d’or, Luis de Camoens – «Le pay soù la terre finit et où la mer commence » – et celle décrite par l’écrivain José Saramago, quatre siècles plus tard – « Ici la mer s’achève et la terre commence » –. La passion de Patrick Gautrat est nourrie par une connaissance intime d’un pays, dans lequel il a effectué de très nombreux séjours, et de ses acteurs du monde politico-économique, culturel, sans omettre le monde sportif, où le football est incontournable. Des souvenirs d’enfance durant les dernières années de l’époque Salazar, à ses trois années et demie comme ambassadeur au Palais de Santos, de 2004 à 2007, jusqu’à aujourd’hui, l’auteur n’a jamais vraiment quitté le Portugal – à moins que cela ne soit l’inverse – d’où le sous-titre de son ouvrage, Saùdades).
En témoigne l’épisode d’Helsinki en juillet 1975. Alors qu’il avait suivi la Révolution des œillets de son poste de Varsovie, Patrick Gautrat, membre de la délégation française pour la Conférence finale de la CSCE, entrevoit une rencontre entre Soviétiques et Américains où Kissinger trace une ligne rouge selon laquelle le Portugal ne doit pas basculer dans le camp socialiste. Mise en garde qui sera entendue par Brejnev. La chute de l’Estado Novo, rappelons-le, a précédé de quelques mois celle du régime des Colonels en Grèce et d’un an et demi la mort de Franco.
Dès sa nomination à Lisbonne en 2004, – aboutissement ultime de sa relation avec le Portugal – le nouvel ambassadeur est confronté, dans un contexte de rigueur budgétaire, à des difficultés financières, immobilières ainsi qu’au déclin de notre influence culturelle, contre lequel il s’engage avec détermination : sort d’une Alliance française au bord de la faillite, apprentissage et rayonnement de notre langue dans l’audiovisuel et le cinéma. La relation politique s’intensifie à l’approche des semestres de présidence portugaise de l’UE avec les visites de personnalités et le défilé des ministres. Ces échanges sont l’occasion de portraits de figures politiques françaises et portugaises. Certains paraissent « surréalistes » tel celui d’un célèbre conseiller de l’Élysée à la chemise blanche, expliquant la Révolution des œillets à ses interlocuteurs portugais impassibles et qui n’en croient pas leurs oreilles. Sentiment de vivre « l’histoire en direct » en 2006 lors d’un dîner en tête à tête avec VGE qui revient, dans ses confidences, sur sa rencontre de 1980 avec Brejnev à Varsovie. L’année 2008 se révèle plus éprouvante, même pour un diplomate aguerri, et certains épisodes, que l’auteur relate sans fard, en disent long sur la servitude et la grandeur du métier d’ambassadeur. Mais Lisbonne lui aura offert des dossiers gratifiants notamment économiques et un bilan valorisant dont on retiendra le fort engagement pour notre dispositif culturel.
Cette même passion du Portugal continuera d’animer Patrick Gautrat lorsque, quelques années après avoir quitté le Palais de Santos et la carrière, il entreprend un travail de recherche historique dans les Archives du Quai d’Orsay et leur équivalent à Lisbonne, en vue de la rédaction d’un livre sur les relations franco-portugaises durant la Seconde Guerre mondiale.
La passion n’exclut pas la lucidité. Une fois surmonté le chaos initial engendré par la Révolution des œillets dont on commémore le 50e anniversaire, et fondé la démocratie tout en mettant fin aux guerres coloniales, le Portugal – sans doute le plus européen des peuples – n’est parvenu que pour de brèves périodes à s’engager avec succès sur la voie de la modernisation, ne parvenant pas à contrer les effets délétères d’une corruption généralisée et de l’incompétence. Sa mise sous tutelle à la suite de la crise de 2008 et les instructions draconiennes de la Troïka ont valu au pays grèves générales, croissance négative et nouvelles vagues d’émigration. Sans son Empire, disait Salazar, le Portugal était appelé à disparaître. Cette sinistre prophétie ne s’est heureusement pas réalisée mais, « paradoxe de l’Histoire », les anciennes colonies – Brésil, Angola – y investissent désormais largement. Toutefois l’éclatement récent de nouveaux scandales, agissant comme un coup de tonnerre, a révélé au grand jour le besoin impérieux de renouvellement des élites. C’est l’un des principaux défis d’un pays dont Patrick Gautrat, relève les nombreux atouts. Réaffirmant sa foi dans le Portugal, il souligne les convergences de vues avec la France sur la plupart des grands dossiers internationaux.
Mais comment ne pas s’inquiéter de l’affaiblissement constant de nos moyens, de la courte vue des tenants de l’austérité et de l’alignement par le bas de tout ce qui contribue à notre rayonnement culturel, dont l’enseignement de notre langue. Et comment ignorer que la diplomatie est, selon les termes de Gérard Araud, « un métier, une expérience, (…), une fierté de servir la France ». Ce livre en témoigne avec force.
Marie-Christine Meininger