Charles Zorgbibe emprunte la plume de grands auteurs pour évoquer la vie à l’heure du Covid-19 et du confinement. Aujourd’hui Alain Peyrefitte.
Alain Peyrefitte
Quand le monde s’éveillera, la Chine tremblera
La grande pandémie de 2020 semble marquer une si brutale coupure dans l’histoire de la Chine qu’on serait tenté de tenir pour péripéties les événements qui l’ont précédée. Le Printemps de Pékin sur la place Tiananmen, la tuerie du 4 juin 1989 et, à plus forte raison, la Révolution culturelle, cette formidable poussée d’hystérie collective, paraissent s’enfoncer dans le passé. En juillet 1973, la première édition de cet ouvrage sortait des presses, au beau milieu de la Révolution culturelle mais après ses pires excès. J’étais revenu de Chine, deux ans plus tôt, la tête pleine d’étonnements, d’entretiens, d’images, d’émotions. J’avais essayé de mettre mes idées au clair, de reconstituer la cohérence de ce que j’avais vu et vécu. Cet ouvrage reste-t-il valide après tant d’événements ?
« Tout regard sur la Chine doit être daté », écrivais-je dans mon introduction de 1973. Avec ses pratiques barbares, la Révolution culturelle date. Elle fait partie de l’Histoire. Elle ne saurait être effacée. On peut même lui découvrir une singulière vertu explicative, pour peu qu’on rapproche ses épisodes, ses rebondissements, son déroulement de ceux de la grande pandémie de 2020.
Ce qui s’est passé en Chine au cours des dernières années – surtout l’ouverture au monde et la transformation de la Chine en atelier du monde – est assurément important. Mais les structures de la vie collective et de la mentalité chinoises ont-elles été transformées en profondeur ? On peut en douter quand on considère les habitudes alimentaires immuables de l’immense Chine et le confinement d’une grande partie de la planète, voire la ruine de l’économie mondiale, à la suite d’un trafic de pangolins sur la marché de Wuhan.
Ce que j’essaie de mettre à nu, dans cette nouvelle édition, ce sont les ressorts fondamentaux de ce peuple et de cette révolution – j’allais dire de cette révulsion… L’ouvrage a été actualisé. Des notes nouvelles, de menues corrections de forme permettent de rectifier des informations aujourd’hui périmées. Le lecteur pourra ainsi dissiper de lui-même la légende selon laquelle j’aurais été « maolâtre » en 1973. En réalité, dès 1973, j’étais aussi sévère que l’Occident l’est devenu après l’ère Deng Xiao Ping. Avouons-le : avec la grande pandémie et l’affaire du pangolin, la Chine nous a encore étonnés. Loin de se conformer à l’image que nous nous faisions d’elle, elle ne cesse de nous surprendre. Elle nous interroge de nouveau, sur elle et sur nous.
Quelle est l’étendue, quelles sont les limites de mon témoignage, au terme de ce nouveau séjour ? J’ai été reçu avec magnificence par le président Xi Jinping et cet accueil a été souvent euphorisant mais, tout de même… Comment se tenir à un jugement bien tempéré sur cette affaire du pangolin ? La Chine a cessé d’être l’idée abstraite que je m’en faisais avec ses encenseurs ; elle n’est plus l’alliée implicite de l’Occident, que je découvrais en 1971 mais notre rivale, dominatrice et parfois agressive.
Comment interpréter les apparences ? A Wuhan, j’avais vu, en 1971, des milliers d’hommes, jeunes et vieux, s’agglomérer pour dormir dans la rue, alignés à l’infini dans une gigantesque chambrée en plein air. J’avais d’abord pensé qu’il s’agissait de sans-abris comme à Calcutta. Mes accompagnateurs m’expliquèrent que ce que j’observais était un habitat collectif, un habitat commun à un très grand nombre de familles. Plus précisément, il s’agissait d’habitants d’immeubles voisins, qui descendaient leurs couchages dans la rue. Pourquoi ? Les hypothèses fusèrent immédiatement parmi les sinologues qui composaient ma délégation. Certains habitants considéraient peut-être leur maison comme inconfortable. On pouvait aussi penser qu’il s’agissait de citadins récents qui retrouvaient ainsi leurs habitudes campagnardes. En outre, le parti les encourageait car cette proximité toute simple engendrait une incontestable fraternité.
Pouvons-nous appliquer la même méthode comparative à l’affaire du pangolin ? Existe-t-il une réalité profonde derrière les apparences ?
La mode de la Chine est fille de l’énigme. Déjà, dans le « Devisement du Monde », Marco Polo porte témoignage d’un spectacle sans précédent : deux civilisations s’entremêlent, l’une d’un extrême raffinement, l’autre d’une brutalité sauvage. Lorsque son récit frise l’incroyable, le voyageur vénitien le frappe de son sceau : quand cela arriva, Messire Polo se trouvait là ! Pourtant, on refusait de croire qu’il y eût, de l’autre côté de la terre, un peuple si différent. L’admettons-nous mieux aujourd’hui ?
L’Occident a trouvé une autre défense contre sa peur des pandémies venues de Chine. On ligotait le dragon en buvant du thé, à l’ombre des paravents de laque. Ce n’était, ce ne pouvait qu’être qu’une grippette ! Un pays plus grand que l’Europe et deux fois plus peuplé, assez arriéré pour tenir une partie de sa population en main d’oeuvre esclave et assez avancé pour expérimenter des engins thermonucléaires, suscite toujours les mêmes fantasmes, les mêmes anxiétés. Et notre ami Raffarin a ouvert la voie : l’engouement pour les chinoiseries, hier politiques, aujourd’hui économiques, continue d’apprivoiser le monstre.
Cette nouvelle mission d’études ne me confère, pas plus que la première, la qualité de sinologue. Pourquoi cette outrecuidance d’écrire sur un pays que je connais si peu ? C’était la première mission officielle en Chine depuis les débuts de la pandémie. L’expérience change le sujet en même temps que l’objet. La Chine avait changé pour moi. Le coronavirus avait cessé d’être une formule abstraite. Il m’était devenu comme familier.
On m’objectera, certes, que la présence des interprètes ôte toute spontanéité à mon enquête sur le virus. Une énorme part de ce qui se passe en Chine reste cachée. L’extrapolation de ce que j’ai vu est-elle légitime ? Comme le président Xi Jinping me raccompagnait sur le perron du palais du Peuple, je lui demandais si je devais tenir ses propos pour confidentiels. Il sourit : « le caractère confidentiel d’un entretien dure rarement plus que quelques mois ». Je ne me crois cependant pas autorisé à reproduire la totalité de ses propos. A plus forte raison, dois-je préserver l’identité d’interlocuteurs moins illustres mais dont les confidences me furent si précieuses.
Venons-en aux faits. Il me semble inconcevable d’accuser la Chine d’avoir déclenché la guerre bactériologique en cours. Mais ne l’a-t-elle pas provoquée accidentellement ? Le professeur Yuan Zhiming, que j’ai eu le privilège de rencontrer dans ce laboratoire P4 de Wuhan qu’il dirige, nie farouchement avoir laissé échapper le virus. Son témoignage est respectable et sincère. Pourtant le doute persiste : nos amis chinois n’ont-ils pas été évasifs sur le nombre de victimes du pays ? N’ont-ils pas caché le fond de leurs recherches in situ ? Une faille n’a-t-elle pu se produire dans le confinement du fameux laboratoire ? Le doute persiste et s’affermit quand on apprend le retrait des équipes de chercheurs français qui devaient participer à cette grande entreprise franco-chinoise. Il reste incontestable que la Chine est à l’origine de la pandémie. Et que, s’étant relevée deux mois avant le reste du monde, elle exploite la situation : ne nous fait-elle pas payer les masques qu’elle nous expédie avec parcimonie alors qu’au début de la pandémie, notre actuel président, convaincu que nos frontières arrêteraient le virus chinois, avait livré gratuitement à la Chine les reliquats de masques et de matériel sanitaire que le président Hollande et la ministre Touraine n’avaient pas encore détruits !
Les Chinois, même ceux qui exercent des fonctions dans l’administration du parti ne sont pas aussi durs qu’on croit. Ils recèlent de vraies ressources de bonté, d’honnêteté, de sympathie. Je voudrais pas oublier ici les lanceurs d’alerte, qui avaient pris conscience des dimensions de la pandémie et furent ensuite invités à séjourner dans les geôles de l’Etat socialiste – le docteur Li Wenliang, membre du parti, décédé le 7 février à l’hôpital central de Wuhan et tant d’autres médecins, juristes ou simples virtuoses de l’information sur internet, sans oublier le « prince rouge » Ren Zhiqiang, fils d’un proche de Mao et magnat de l’immobilier, qui a, non sans impertinence, comparé le président Xi à un « clown nu » avant d’être, à son tour, contraint à un très grand confinement. La catastrophe de Wuhan prélude-t-elle à un démantèlement de la République populaire de Chine comme celle de Tchernobyl avait précédé l’implosion de l’Union soviétique ? Il faudra que j’aborde ce thème avec les sinologues qui m’ont accompagné dans ma mission.
« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera »… La prophétie est attribuée à Napoléon qui l’aurait prononcée après avoir lu le « Voyage en Chine et en Tartarie » de lord Macartney, premier ambassadeur du Royaume uni en Chine. Le moment n’est-il pas venu d’inverser la prophétie ? J’ai lancé l’idée au cours de mon entretien avec le président Xi, qui n’a pas semblé l’apprécier… J’aimerais préconiser une enquête internationale et l’éventuel paiement par la Chine de dommages de guerre bactériologique, mais un ami juriste m’indique que les Chinois ne picorent, dans le droit international, que les éléments qui les avantagent.
Charles Zorgbibe
Professeur honoraire à Paris1-Panthéon Sorbonne
Ancien recteur d’Aix-Marseille