La neutralité, qui relève de l’imperium des États, consiste en un positionnement d’abstention relativement à un conflit armé ou à tout autre type de confrontation entre des sujets de droit international. Plus exactement, la neutralité consiste pour un État de s’abstenir de toute participation directe ou indirecte à un conflit armé opposant deux ou plusieurs autres États.
La codification progressive de cette pratique coutumière (Cf. Conventions de La Haye du 18 octobre 1907) va lui conférer un régime juridique dont les composantes principales sont, entre autres, le devoir d’abstention et d’impartialité, le droit d’inviolabilité pour le territoire de l’État neutre ainsi que la liberté dans ses relations commerciales.
Au sens strict du terme, un État neutre ne doit pas faire partie d’une alliance/un pacte militaire ! Dans cette hypothèse, les États peuvent-ils être objectivement neutres et faire partie d’une organisation internationale comme les Nations Unies dont l’organe exécutif, à savoir le Conseil de sécurité, dispose de pouvoirs exceptionnels tels que l’établissement de sanctions internationales et même l’intervention militaire ?
La neutralité est-elle à être pensée comme un principe exclusivement juridique, sans autres considérations, notamment morales et humanitaires, ou peut-on également penser un au-delà de la neutralité juridique ? Dans l’hypothèse possible d’un au-delà de la neutralité juridique, en quoi cela doit-il consister concrètement sur la base de l’existant en droit international et en termes de perspectives ?
La démarche de la présente réflexion, qui se veut plus interrogative qu’affirmative, est entre autres de savoir s’il y a des clarifications possibles à apporter au principe de neutralité, du point de vue de sa conception même et de sa construction normative, ainsi que de sa pratique effective, à la lumière du droit international contemporain et des enjeux qui s’y rapportent.
Le principe de neutralité à l’épreuve de la Charte des Nations Unies et du système international de sécurité collective
Pour parler du principe de neutralité à l’aune de l’évolution contemporaine du droit international, un double constat s’impose :
- Tout d’abord, la problématique de la neutralité ne peut véritablement être posée, en rapport avec le système international contemporain, qu’à l’aune de la Charte des Nations Unies, au travers notamment du mécanisme de sécurité collective représenté par le Conseil de sécurité ;
- Ensuite, la problématique de la neutralité ne peut être comprise véritablement à l’heure actuelle qu’à l’aune du développement du droit international, notamment dans certaines de ses composantes majeures comme le droit international des droits de l’homme, le droit international humanitaire et le droit international pénal. Les développements plutôt importants dans ces domaines respectifs, observés en particulier au cours de ces trois dernières décennies, donnent parfois l’impression d’une impossible neutralité dans le système international et cela requiert des clarifications tant pour le principe même de neutralité que pour ses implications pratiques.
En effet, comment concilier, in concreto, le principe de neutralité avec l’engagement solennel des peuples des Nations Unies d’épargner les générations futures du « fléau de la guerre » ? Faut-il rappeler que cet engagement consiste justement, pour la Communauté internationale, à garantir, à titre de subsidiarité, la paix tant dans les relations entre États qu’à l’intérieur des États ?
De même, comment concilier le principe de neutralité avec le statut de membre des Nations Unies qui est une organisation dotée d’un organe qui ne saurait être neutre, à savoir le Conseil de sécurité ?
Il n’est pas superfétatoire d’insister sur le fait que cet organe a précisément pour vocation d’agir rapidement et efficacement, y compris par le recours à la force armée, en cas de menace à la paix et à la sécurité internationales.
La neutralité est-elle compatible avec le principe fondamental de non-recours à la force dans les relations internationales, tel que consacré à l’article 2, alinéa 4 de la Charte des Nations Unies ? En effet, ce principe fait du recours à la force (exception faite de la légitime défense) un fait internationalement illicite. Cet interdit est inscrit comme tel dans la Charte des Nations Unies et est largement consolidé par la jurisprudence internationale en la matière, notamment au travers des décisions parmi les plus emblématiques de la Cour internationale de justice (Cij) :
- L’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord c. Albanie, arrêt du 9 avril 1949) où la Cour a estimé qu’« entre Etats indépendants, le respect de la souveraineté territoriale est une des bases essentielles des rapports internationaux.» La haute juridiction va d’ailleurs profiter de cette occasion pour faire une précision on ne peut plus importante : « […] le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé que comme la manifestation d’une politique de force qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences de l’Organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international » ;
- L’affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis, arrêt du 27 juin 1986), où la Cour de La Haye a considéré que les interventions américaines au Nicaragua n’étaient pas conformes au droit international et que le respect de la souveraineté territoriale, l’interdiction de l’emploi de la force ainsi que la non-intervention étaient indubitablement liés.
En réalité, à y voir de près et suivant une certaine casuistique, le principe de non-recours à la force dans les relations internationales est une incrimination universelle de la guerre et a pour conséquence logique de réduire l’imperium de l’État uniquement au droit de faire la paix.
Des développements contradictoires qui requièrent certainement des clarifications, tant sur le principe de neutralité même que sur ses implications pratiques
Le pendant de la neutralité, relativement aux conflits armés non internationaux, est le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États qui est également consacré comme tel dans la Charte des Nations Unies. En effet, l’alinéa 7 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies, qui est l’une des dispositions les plus emblématiques de l’Organisation mondiale, est libellé comme suit : « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement[1] de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ; toutefois[2], ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au Chapitre VII[3]. »
Il est de notoriété publique que les conflits armés non internationaux, bien qu’internes, sont susceptibles de constituer une menace à la paix et à la sécurité internationales. D’ailleurs, la nouvelle approche interprétative de l’article 39 de la Charte des Nations Unies permet d’intégrer ce type de conflits dans les compétences traditionnelles du Conseil de sécurité.
Comment concilier donc le principe de neutralité avec l’obligation d’intervention, notamment les interventions dites d’humanité que la Communauté internationale a développées parallèlement, en particulier au cours de ces trois dernières décennies ?
Les États peuvent-ils objectivement se déclarer neutres par rapport à de tels conflits, surtout lorsqu’il y a des violations graves, massives et systématiques des droits humains ou du droit international humanitaire, voire la commission de crimes internationaux comme le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre qui sont considérés comme des crimes qui heurtent la conscience de toute l’humanité ?
Les États peuvent-ils prétendre être neutres relativement à un conflit armé et vouloir néanmoins sanctionner les crimes qui auraient été commis dans le cadre de ce même conflit, notamment au travers des initiatives judiciaires internationales comme :
- La mise en œuvre de la compétence universelle de juridiction qui, selon les instruments juridiques internationaux tels que la Convention contre la torture, crée à la charge des États parties l’obligation juridique de juger ou d’extrader (aut dedere aut judicare/punire). Il est à préciser que depuis la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux (Tpi), notamment avec l’affaire Furundzia (Chambre de première instance, jugement du 10 décembre 1998), l’interdiction de la torture est une norme de jus cogens qui fait que tout État a non seulement le pouvoir mais l’obligation juridique de sanctionner ce crime ;
- La création des juridictions pénales internationales ad hoc, à l’instar des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda ;
- La création de la Cour pénale internationale qui, en cas de commission avérée de crimes internationaux, peut être saisie entre autres par le Conseil de sécurité des Nations Unies, etc.
Comment concilier le principe de neutralité avec le statut d’État partie au Traité de Rome, qui consiste justement à sanctionner tous les crimes internationaux relevant de la compétence matérielle de la Cpi, surtout lorsque de tels crimes seraient commis dans le cadre d’un conflit armé pour lequel un État serait neutre ?
Il sied alors de rappeler que le cordon ombilical de cette juridiction pénale internationale permanente avec les Nations Unies apparaît clairement dans le préambule du Statut de Rome de 1998 ainsi qu’aux articles 2 (« Lien spécial »), 13b (« Saisine de la Cour par le Conseil de sécurité ») et d’autres dispositions pratiques. Il ne fait aucun doute qu’il y a d’importants éléments de convergence entre les mandats respectifs de la Cpi et des Nations Unies. Aussi, est-il normal que le Statut instituant la Cour de La Haye réaffirme ce lien avec l’Organisation mondiale, en se référant explicitement aux principes contenus dans la Charte des Nations Unies : « Réaffirmant les buts et principes des Nations Unies et en particulier que tous les Etats doivent s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts et principes des Nations Unies » (Cf. Préambule, §8).
Ce faisant, le Statut de la Cpi se réfère également explicitement à ce qui a constitué le socle juridique des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, en instituant les deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc, l’un pour l’ex-Yougoslavie et l’autre pour le Rwanda. Ce qui fait de la Cpi une juridiction pénale à vocation universelle, dont le mandat est également de contribuer à la sauvegarde de la paix et à la sécurité internationales, en jugeant les crimes visés à l’article 5 de son Statut.
Plus concrètement encore :
- Comment comprendre le principe de neutralité à l’aune du crime d’agression, tel qu’il ressort de la résolution 3314 (XXIX) des Nations Unies du 14 décembre 1974[4] ainsi que du Statut de Rome de 1998 qui crée la Cpi[5]?
- Comment penser concrètement le principe de neutralité à la lumière des crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par le Statut de Rome en son article 7 ?
- Comment penser le principe de neutralité à l’aune du crime d’apartheid, une sous-catégorie des crimes contre l’humanité, tel qu’il est défini par le Statut de Rome ou encore par la résolution 3068 (XXVIII) de l’Assemblée générale des Nations Unies du 30 novembre 1973 ?
- Comment penser le principe de neutralité à la lumière du crime de génocide, tel qu’il ressort à la fois de la Convention des Nations Unies sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et du Statut de la Cpi ?
Tous ces crimes sont des crimes internationaux, c’est-à-dire des crimes commis en violation des règles internationales, coutumières ou conventionnelles, pouvant engager la responsabilité des États. Le développement du droit international contemporain, notamment depuis les fameux Principes de Nuremberg, fait que ces crimes peuvent également entrainer la responsabilité pénale individuelle de leurs auteurs présumés et ce, indépendamment d’une éventuelle responsabilité de l’État.
Quelles perspectives ?
En arrière fond de tous ces questionnements majeurs au sujet de la neutralité en droit international, relativement à la mutualisation de la sécurité à l’échelle mondiale et de la complexité des conflits armés contemporains, se posent au moins trois types de problématiques fondamentales :
- La problématique de la légitimité, de la lisibilité et de la crédibilité des actions du Conseil du sécurité des Nations Unies ;
- La problématique de la capacité du droit international à s’adapter à l’évolution du monde dans toute sa diversité et sa complexité, tout en optant pour une approche qui soit suffisamment inclusive et véritablement universelle ;
- Finalement, la question ultime est celle relative à la nature même de ce droit international qui est un produit culturel historiquement situé et qui mérite d’être réinterrogé à la lumière des mutations du monde contemporain.
Concernant le premier point, relativement à la légitimité, à la lisibilité et à la crédibilité des actions du Conseil du sécurité des Nations Unies, un certain nombre de questions méritent d’être posées et c’est du type de réponses que l’on apporterait à ces questions que dépendra la capacité de cet organe emblématique du système onusien à être une institution véritablement au service de la paix et de la sécurité internationales :
- Le Conseil de sécurité jouit-il d’une légitimité suffisante qui lui permettrait d’assurer pleinement et efficacement ses missions de gardien de la paix et de la sécurité internationales, en vue de préserver les générations futures du fléau de la guerre ?
- Les actions du Conseil sont-elles suffisamment lisibles, tant pour les 193 États membres au nom desquels il est censé agir que pour les 8 milliards d’habitants de ce monde, dont les représentants ont fondé leur foi dans l’Organisation mondiale ?
- Le Conseil de sécurité jouit-il d’une crédibilité suffisante qui serait de nature à garantir le respect effectif de ses décisions par tous les États membres de l’Organisation mondiale, comme le requièrent notamment les articles 25 et 49 de la Charte ?
Relativement au deuxième point, touchant à la capacité du droit international à s’adapter à l’évolution du monde dans toute sa diversité et sa complexité, force est de constater qu’il s’agit d’un droit qui, en dépit d’importantes mutations observées, est et demeure un droit oligarchique et conservateur :
- Un droit oligarchique, conçu par les États et destiné à régir prioritairement les rapports interétatiques ;
- Un droit conservateur qui tient fermement à ses principes ancestraux, y compris ceux qui semblent poser sérieusement problème aujourd’hui, en particulier avec le développement de ses composantes spécifiques telles que le droit international des droits de l’homme, le droit international humanitaire et le droit international pénal.
Comment comprendre un tel droit, oligarchique et conservateur donc, dans un monde globalisé et où les affaires internationales évoluent à un rythme sans précédent ?
Si les États demeurent les sujets primaires de droit international, ils n’en sont plus les sujets exclusifs, en raison notamment de la place et du rôle de plus en plus important des sujets auxiliaires de ce droit.
S’agissant du troisième point, le droit international, tel qu’il existe aujourd’hui, est à la base un produit culturel historiquement situé, en raison notamment de ses origines bodiniennes et westphaliennes. D’où la question qui se pose, avec une certaine acuité et parfois de façon fort insistante, de savoir si ce droit international ne devrait-il pas se désoccidentaliser quelque peu ou, tout simplement, davantage s’universaliser dans son esprit même ainsi que dans sa pratique effective…
Roger Koudé,
Professeur de Droit international,
Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université Catholique de Lyon.
Son dernier ouvrage, intitulé La justice pénale internationale : Un instrument idoine pour raisonner la raison d’Etat ?, est publié aux Éditions L’Harmattan (Paris, 1/2023) et préfacé par Fatou Bensouda (Procureure générale de la Cour pénale internationale, 2012-2021).
[1] Suivant une certaine casuistique de la Charte onusienne, l’on est tenté de préciser qu’il s’agit des affaires qui relèvent « essentiellement » (et non « exclusivement » !) de la compétence nationale d’un Etat.
[2] Cette disposition n’est pas anodine car, sans pour autant annuler l’autorité de la disposition précédente, elle la relativise néanmoins et la subordonne aux autres dispositions de la Charte qui autorisent le Conseil de sécurité à user de tous les moyens nécessaires pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales, pourvu que ces moyens soient compatibles avec les buts et principes de l’Organisation mondiale.
[3] L’on retiendra avec une attention bien particulière la dernière séquence de cet article qui consacre pourtant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats : « […] toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au Chapitre VII. »
[4] L’« acte d’agression », au sens de la résolution 3314 (XXIX) des Nations Unies du 14 décembre 1974, s’entend comme suit : « L’agression est l’emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies […] » (Cf. article 1er de la résolution).
[5] Bien que toutes les conditions ne soient pas réunies à ce jour pour la saisine de la Cpi à ce sujet (Cf. articles 15 bis et 15 ter du Statut de la Cour), un tel acte d’agression tombe néanmoins sous le coup de l’article 8 bis de cet instrument aux termes duquel « […] on entend par « crime d’agression » la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies. » Concrètement, précise le Statut de la Cpi, l’ « acte d’agression » doit consister en « […] l’emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies […]. »