Il est de bon ton de faire de l’État de droit le bouc émissaire des blocages institutionnels que la France connaît aujourd’hui. Une telle pétition de principe présente l’avantage de simplifier la compréhension des enjeux et d’offrir une solution clé en main. Il n’est toutefois jamais pertinent de jeter le bébé avec l’eau du bain ! Essayons d’y voir plus clair.
L’État de droit se caractériserait par l’instauration d’une hiérarchie des normes, un contrôle juridictionnel et la séparation des pouvoirs sans laquelle un régime n’aurait pas vraiment de constitution, pour reprendre la formulation récente du Ministre de l’Intérieur. Il manque néanmoins à cette définition un élément consubstantiel à l’État de droit qui est à l’origine même de son apparition.
Pour qu’il y ait État de droit, les sociétés humaines doivent en effet avoir au préalable accepté de se placer sous l’empire d’une loi naturelle au nom de laquelle la vie entre les êtres humains, dans le respect de la dignité de chacun, devient enfin possible. Qu’en est-il de cette loi naturelle ?
Elle résulte tout simplement d’une sécularisation des principes bibliques. On se demandera ce que la Bible vient faire ici. Précisément, la liberté, l’égalité, la liberté de conscience, le droit de propriété ne sont que la transcription des principes contenus dans les Écritures. L’État de droit se fonde sur des droits que le Siècle des Lumières n’a pas inventés mais qu’il s’est borné à déclarer solennellement dans la Déclaration d’août 1789. L’humanisme de la Renaissance fut en revanche le premier à fonder l’ordre politique sur un principe révolutionnaire dont on a oublié la portée, à savoir l’universalité du genre humain, postulat que l’on doit au christianisme. Voilà qui remet les pendules à l’heure, n’en déplaise aux partisans d’une philosophie de la toute puissance du sujet qui de Descartes à Fichte a ignoré cette source de notre modernité.
Cette histoire, que je résume à gros traits, est déterminante pour comprendre la crise qui est la nôtre aujourd’hui.
Elle est au cœur de la philosophie du droit politique que théorisa depuis de nombreuses années Blandine Kriegel tout au long d’une œuvre magistrale.
Ainsi lorsque le sociologue Mathieu Bock-Coté indique que l’État de droit est devenu un état de droit divin, il ne croit pas si bien dire car ce fut toujours le cas. Celui-ci fait découler l’ordre politique qu’il porte de principes transcendants qui consacrent l’avènement de l’homme dans l’ordre civil et politique. L’État de droit qui s’incarna alors dans les cités États italiennes devint le nouveau visage de la République, une République débarrassée des inégalités intangibles de la République antique.
L’État de droit s’affirme dès l’origine comme un frein salutaire au droit de l’État et comme une alternative aux régimes despotiques prédominant jusque-là sous différentes formes institutionnelles. Mais à l’opposé de la Grande-Bretagne qui vénère le Bill of Rights de 1689 ou des États-Unis qui entretiennent une relation quasi religieuse avec la Déclaration d’indépendance de 1776, force est de constater qu’en France, la République s’est construite sur l’oubli de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Celle-ci ne fit d’ailleurs sa réapparition qu’au lendemain des tragédies du XXème siècle, c’est-à-dire en 1946.
Notre République est donc intrinsèquement porteuse d’une conception « absolutiste » de la souveraineté populaire, tout particulièrement sous la IIIème République qui ne s’est d’ailleurs pas réellement appuyée sur une Constitution en bonne et due forme.
Rappelons toutefois que l’État de droit s’est patiemment affirmé tout au long de cette IIIème République à travers la jurisprudence du Conseil d’État, qu’il s’est renforcé au lendemain de la seconde guerre mondiale avec l’émergence des principes généraux du droit venus encadrer le pouvoir réglementaire de l’administration, qu’il s’est enrichi, dans le sillage de la décision du Conseil Constitutionnel de 1971, des principes fondamentaux à valeur constitutionnelle qui s’imposent au législateur, sans oublier également les principes à valeur constitutionnelle. On appréciera le cheminement sinueux que l’État de droit a dû emprunter pour progressivement s’imposer dans l’ordre républicain.
Ainsi, de la même manière que le juge a été conduit à déterminer les situations spécifiques méritant d’être protégées par le droit positif au nom du principe d’égalité, celui-ci a logiquement pu appliquer le même raisonnement au principe de fraternité, comme le fit récemment le Conseil Constitutionnel.
En réaction, on dénonce aujourd’hui l’avènement d’un gouvernement des juges. Il ne s’agit que d’une illusion d’optique. Quant à reprocher à l’Etat de droit de donner valeur de droit positif à des principes moraux, autant dénoncer la dynamique propre qui l’anime depuis sa formation.
Le rééquilibrage au bénéfice de l’État de droit auquel on assiste ne signifie pas pour autant que toute modification de l’état du droit soit impossible. Rien n’interdit pour reprendre la formule de Jean-Eric Schoettl de déplacer le curseur à l’intérieur de l’État de droit, nonobstant « l’absolutisme droit-de-l’hommiste » qui prévaut dans le monde politique et médiatique, comme celui-ci le souligne justement.
Ce dernier en conclut néanmoins que le pouvoir juridictionnel aurait pris dans nos sociétés un ascendant excessif sur les autres pouvoirs. Revenons à ce sujet aux analyses de Blandine Kriegel. Celle-ci montré comment en France l’histoire de la République s’était plutôt confondue avec la défaite de l’Etat de droit, autrement dit la défaite de l’Etat de justice au bénéfice d’un État administratif dont on peut craindre aujourd’hui qu’il ne nous ait conduit au bord du gouffre.
Contrairement à ce qu’écrit Jean-Eric Schoettl, je ne parierai pas sur l’incapacité d’un Etat de justice à prendre en considération « les intérêts indivis de la collectivité ». Encore faudrait-il que la France s’y convertisse ! Rien n’est moins sûr à ce stade.
L’exacerbation des droits individuels qui caractériserait la société du moment, en écho au constat que fait Marcel Gauchet, ne saurait être mise au débit des droits de l’homme, car ceux-ci loin de diviser les hommes au gré de désirs sans fin ont pour premier objectif de rappeler l’humanité commune qui nous rassemble dans la recherche du bien commun.
Daniel Keller,
Ancien membre du Conseil Économique Social et Environnemental