En août 2020, le Cardinal Béchara Boutros Rai, Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, a publié un mémorandum intitulé « Le Liban et la neutralité active ». Il plaide pour que le pays ne soit plus entraîné dans des conflits régionaux et retrouve sa souveraineté.
Revue Politique et Parlementaire – Le Mémorandum de Bkerké n’est pas un texte théologique venant de la plus haute instance religieuse au Liban, mais bien une déclaration politique qui rappelle l’appel des évêques en l’an 2000 pour le retrait des troupes syriennes. Pensez-vous que cette initiative sera entendue par l’Occident et par l’ONU ? A-t-elle déjà eu des répercussions positives à l’étranger ?
Cardinal Béchara Boutros Rai – À l’issue de différentes rencontres avec des Ambassadeurs arabes et occidentaux, je pense que la question d’un statut de neutralité pour le Liban est l’unique voie de sortie de l’impasse politique dans laquelle se trouve le pays et qui est à l’origine des crises économique, monétaire et sociale.
La neutralité assure la stabilité interne et élimine toute ingérence extérieure. Mais elle nécessite d’une part que l’État libanais assure sa souveraineté intérieure et crée un État de droit avec une unique armée, et d’autre part que les Libanais soient davantage sensibilisés à la loyauté envers la Nation et non une religion, une confession, un parti politique ou au « zaïm ».
RPP – Certains Libanais ont critiqué ce document estimant que la neutralité à l’égard d’Israël est une forme d’intelligence avec l’ennemi. Que leur répondez-vous ?
Cardinal Béchara Boutros Rai – « Le Mémorandum sur la neutralité active » que j’ai publié le 17 août 2020 indique clairement trois dimensions inter-liées, complémentaires et indivisibles dont le renforcement de l’État pour qu’il soit fort militairement par le biais de son armée et de ses institutions et par conséquent capable de se défendre par ses propres forces contre toute agression territoriale, maritime ou aérienne, qu’elle vienne d’Israël ou d’un autre pays. Je ne comprends pas que certains Libanais y voient une forme d’entente avec l’ennemi.
RPP – Le Mémorandum rappelle l’histoire du Liban et propose la neutralité comme remède à tous les conflits intercommunautaires. Vient-il trop tard ? Pourquoi Bkerké n’a pas publié un tel document plus tôt ?
Cardinal Béchara Boutros Rai – En 2012, en ma qualité de Patriache, j’ai parlé officiellement de la neutralité. Mais je n’ai obtenu aucune réaction au Liban. Seul M. Ban Ki-moon, Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, m’a fait part de son grand intérêt lors de ma visite à l’ONU en octobre 2011. Deux mois après notre rencontre, il a d’ailleurs envoyé l’un de ses collaborateurs pour s’informer du sort de cette neutralité.
Cependant la neutralité mentionnée dans mon homélie du dimanche 5 juillet 2020 a déclenché une onde d’articles, d’interviews et de déclarations qui continuent encore. Ce qui nécessite un second mémorandum plus complet.
RPP – Vous avez à plusieurs reprises désigné le Hezbollah comme milice et appelé à son désarmement. Quel danger présente ce groupe armé au Liban ? Et comment ce phénomène identitaire armé peut cesser sans marginaliser la communauté chiite ?
Cardinal Béchara Boutros Rai – Le Hezbollah est un parti politique mais il est doté d’armes lourdes et légères les plus sophistiquées. Ceci n’est pas normal d’autant que son Secrétaire général, M. Hassan Nasrallah, se réserve le droit de déclarer la guerre et la paix, en ignorant le Président de la République et le Gouvernement, alors que l’article 65, 5 de la Constitution soumet cette déclaration au vote du Gouvernement et requiert l’approbation des deux tiers des ministres.
Je n’ai jamais parlé du désarmement du Hezbollah, mais je me demande comment il a été accepté comme milice, alors que les Accords de Taëf en 1989 stipulaient la dissolution de toutes les milices existantes. Je m’interroge toujours sur la raison pour laquelle « la stratégie de défense commune » n’a pas été appliquée ni durant le mandat du Président Michel Sleiman, ni sous le mandat du Président Michel Aoun ?
Lorsqu’un groupe porte les armes et participe au pouvoir, il fait peur aux autres et impose sa volonté. Si la Communauté chiite se prévaut des armes du Hezbollah, cela est contraire à l’égalité entre les citoyens et annihile l’unité et la sérénité.
RPP – Quelle est aujourd’hui la vocation politique et spirituelle du Liban au Moyen-Orient ?
Cardinal Béchara Boutros Rai – Eu égard à l’identité du Liban comme État civil séparant Religion et État, qui reconnaît la multiplicité culturelle et religieuse, qui stipule dans sa Constitution toutes les libertés publiques, qui admet le système parlementaire démocratique et libéral et qui offre un lieu de dialogues et de rencontres, ce pays a vocation à promouvoir la liberté, la stabilité, la réconciliation et les valeurs humaines. Sa vocation spirituelle s’incarne dans ses Saints et la richesse de son patrimoine cultuel
Cardinal Béchara Boutros Raï
Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient
Propos recueillis par Maya Khadra