Pour la Revue Politique et Politique, Pierre Larrouy souligne la confusion et les émotions entourant la production alimentaire, met en avant la complexité de la société moderne marquée par le ressentiment. L’auteur propose une approche novatrice en intégrant agriculteurs et écologistes pour gérer la transition écologique, offrant un revenu d’accompagnement aux agriculteurs. Il encourage la créativité et l’ouverture aux perspectives multiples, proposant d’utiliser une partie des fonds alloués aux gilets jaunes pour financer la transition climatique.
On fait mine de découvrir, abasourdis, l’extrême confusion de ce qui produit notre nécessité et nos plaisirs quotidiens : notre alimentation.
Subitement la centrifugeuse des émotions, des informations et des polémiques s’est mise en mouvement.
Subissons l’expérience cruelle de visionner les spots publicitaires qui se mélangent au déroulé médiatique à sensations : des pubs Mac Donald ou de petits déjeuners quand ce n’est pas le grand-père et l’enfant venant vanter la transmission des valeurs fortes ramenées à de la charcuterie. Des peaux tannées par la confrontation quotidienne à la nature laissent éclater leurs colères sur leurs joues et dans leur voix de ne pouvoir continuer à vivre à contre vie. Puis plus pudiques ou révoltés de l’aveu ils expriment ne plus pouvoir disposer des minima de revenu pour se maintenir au-dessus de la précarité alors qu’ils sont, sans doute, les plus acharnés au travail.
Comme pendant la pandémie ou la guerre en Ukraine les plateaux télévisuels regorgent d’experts. Je ne veux pas ajouter de manière indécente à ce grand cirque habituel.
Me bornant à mon rôle d’analyste projectif, je ne peux que constater que le pare-brise de la mondialisation heureuse et partageuse vient d’imploser sous nos yeux. Je ne sais si Carglass pourra réparer. Mais pour l’heure quelques remarques et une naïve proposition.
Il y a deux ans je m’intéressais aux soubassements subjectifs des affrontements autour des méga bassines. Après une analyse lexicométrique des pétitions et leur lexique, je pus, avec mes bases d’analyse projective retirer ceci que je restitue sans modification : « À ce titre l’expression redondante – on marche sur la tête – nous paraît intéressante. Elle est très révélatrice d’un sentiment de désarroi que l’on retrouve dans de nombreuses thématiques écologiques. Elle traduit un mélange de sentiments et d’informations. Si l’on disposait d’un baromètre de cette subjectivité mobilisée, les graduations iraient d’une certaine mélancolie de dépit face à une situation qui échappe dont on n’a perçu qu’avec retard les conséquences jusqu’à un sentiment de rébellion (on le retrouve dans l’étude avec l’expression ‘ras le bol’, associée à ‘on marche sur la tête’ cela décrit une exaspération). On sent que se mélangent aussi une approche très subjective avec une posture qui se veut ancrée sur la raison et l’appel aux références scientifiques ».
Ce sont aujourd’hui les slogans des manifestants.
Cela révèle l’extrême confusion née d’une société trop complexe en mal avec son progrès technique mais aussi sociétal. Les relais sociaux signalent nos doutes sur le fait que ça a vrillé quelque part. Les gens se vivent dans une rupture de continuité.
Cet ensemble nous fait craindre l’avenir et nous projette dans un passé idéalisé. J’ai donné un nom à cette société – société ressentimentale – et ce sera le titre d’un ouvrage à paraître : Les France ressentimentales1.
Alors l’actualité laisse libre cours à ce qui la caractérise : les émotions en place maîtresse excluant l’aspect régulateurs des sentiments et s’extrayant des limites honnies de la raison.
Tout ceci pour dire qu’il y a peu de chances, quelles que soient les propositions gouvernementales de négociations, que l’on ait tranché le problème, que l’on meure ou pourrisse par la tête ou par la queue.
Le caractère intégré de cette société complexe où l’inquiétude est partout et la confiance nulle part va nécessiter, cette fois ou la prochaine, sur ce thème ou sur un autre, de penser la mâchoire qui enserre notre espérance dans l’avenir : la crise climatique et la mutation de nos quotidiens, la confrontation avec l’intelligence artificielle générative et nos doutes sur la prévalence de l’humanisme sur la machine.
En attendant le stomatologiste génial pour temps pacifiés, une proposition de bon sens. Une posture : celle des artistes par exemple ou celle de la référence au philosophe romantique du XIXème Schlegel qui définit le « Witz », cette capacité à s’ouvrir à la multiplicité des points de vue.
Alors voilà l’utopie du « Witz » : au lieu de laisser s’affronter agriculteurs et écologistes, faisons des premiers les bras armés des seconds, gérons le problème du manque de revenu alors que la transition écologique demande du temps et donc des moyens d’adaptation, et remercions les agriculteurs d’un travail d’intégration au jour le jour des souhaits écologistes (des plus petits dans l’entretien jusqu’aux exigences de gestion de l’adaptation dans les gestes de la production).
Voilà c’est dit. Naïvement, volontairement. Il faudrait travailler le contenu. Mais réfléchissons : les gilets jaunes c’est une sortie à 17 milliards, ramenons ceci à une subvention annuelle de transition climatique pour 200000 foyers d’agriculteurs. Le résultat est clair, on aurait le revenu d’accompagnement nécessaire pour cette transition essentielle.
Alors dansons le Witz et tentons le dépassement.
Pierre Larrouy
- Pierre Larrouy, Les France ressentimentales à paraître Presses de la Cité, 2024 ↩