Face à la gestion de l’épidémie de Covid-19, la question de la répartition des pouvoirs entre échelon local et national s’est posée à de nombreux pays. Benjamin Morel nous livre une analyse comparative.
La crise a conduit l’ensemble des États à interroger la réparation des pouvoirs entre échelon local et national. Aux États-Unis, Noah Feldman, professeur de droit à Harvard, juge que le fédéralisme fut l’une des plus saillantes faiblesses du pays devant la pandémie. En Suisse, Serge Gumy considère ce dernier comme « décidément un remède périmé ». En Italie, où la santé est de la compétence des régions, un sondage montre que, à la suite de la crise, 35 % des citoyens pensent qu’elles devraient continuer à l’exercer, contre 50 % qui jugent que cette compétence devrait être transférée au gouvernement national. En France, au contraire, c’est l’État central qui fut mis sur le banc des accusés. Considéré comme pas assez agile, il fut vilipendé par les représentants des collectivités et les partis d’opposition. Cet article se veut une analyse comparative à froid des rapports entre pouvoirs nationaux et locaux. Il vise à déterminer si ceux-ci furent plus dysfonctionnels en France que dans les pays similaires. Il en ressort, que ce soit dans la mise en place du confinement ou l’organisation du système de santé, que si la répartition des compétences entre les pouvoirs publics est apparue en France plus performante qu’ailleurs, le manque de confiance et de coopération entre échelons a produit des errances majeures.
Les mesures restrictives des libertés, le confinement
En France, les mesures sanitaires restrictives des libertés qui ont marqué le confinement relèvent majoritairement du champ de la police administrative. La règle veut que des mesures puissent être prises au niveau national et, par suite, renforcées par les autorités locales habilitées ; soit le maire et le préfet de département. Ainsi la menace est évaluée dans un cadre général, puis précisée au regard des circonstances singulières d’un territoire. Chaque autorité doit restreindre au minimum les libertés, sous le contrôle du juge administratif. Les règles nationales établies doivent donc être les plus légères possibles. Le pouvoir local ne peut alors refuser ou alléger une mesure jugée par nature strictement nécessaire à la sécurité de l’ensemble de la nation, mais il peut l’aggraver si sa situation le justifie. Présentée comme révolutionnaire, cette « différenciation » n’a pas grand-chose à voir avec le projet de loi du même nom, même si elle lui sert d’argument marketing. Elle n’a, par ailleurs, rien de nouveau. Ce principe d’aggravation a été posé dès 1902 par un arrêt du Conseil d’État. Il est d’application courante. Deux remarques peuvent être faites sur ce fondement. Pour que la mesure soit aggravée au niveau local, il convient de montrer que cela se justifie par une spécificité (par exemple un virus plus actif, ou une densité plus grande). Sinon, la restriction des libertés des citoyens est jugée disproportionnée. Ainsi s’explique le fait que les maires n’aient pas eu toute latitude pour durcir à loisir ces restrictions. Il s’agit de garantir une limitation minimale des libertés publiques. Le second constat tient dans ce que, si ce principe est d’application courante, le gouvernement n’en a guère fait usage avant le déconfinement. Des mesures nationales moins strictes, durcies localement par les préfets et les maires, auraient sans doute permis une meilleure adaptation aux situations locales dans la première phase de la crise. Une plus forte territorialisation du confinement, comme ce fut le cas en Allemagne ou plus tardivement lors du déconfinement, était donc tout à fait possible.
Il faut considérer à ce stade que les autres États européens ont également connu bien des dysfonctionnements. Le partage des compétences et la non-existence du principe d’aggravation ont conduit certaines autorités locales à refuser de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers. En Suisse a été pointée la lenteur inhérente aux difficultés à imposer les mesures aux cantons, alors que la large marge d’interprétation qui leur était laissée fut pourvoyeuse d’inégalité. Si l’Espagne est parvenue, malgré de très fortes tensions politiques, à une gestion cohérente par l’intermédiaire de l’état d’exception, entraînant la centralisation des compétences à Madrid, la situation italienne a été plus complexe. Comme le note le Professeur Ceccanti de l’Université de Rome, la clausola di supremazia prévue dans la révision constitutionnelle de 2016 n’ayant pas été adoptée, la capacité d’action du gouvernement national est par nature limitée. Le refus d’agir vite de la Lombardie, malgré les supplications de Rome, a ainsi conduit à faire de la région l’épicentre de l’épidémie en Europe. En Allemagne, le gouvernement a eu également des difficultés à faire appliquer ses consignes aux Länder. Le très démocrate-chrétien ministre-président du Schleswig-Holstein, Daniel Günther, a accepté par exemple les réunions pour Pâques au risque de relancer l’épidémie. Le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale a de son côté procédé à la fermeture unilatérale de la frontière avec la Pologne créant des tensions avec la diplomatie allemande et son voisin berlinois. Tout cela a conduit le gouvernement allemand à légiférer dès le 25 mars, imposant une lecture unique de la conduite à tenir par les Länder. L’Infektionsschutzgesetz permet ainsi au ministre de la Santé d’adopter des mesures législatives dans des domaines de compétences pouvant concerner les Länder « par voie de décret sans l’accord du Bundesrat ». Certes, la chancelière consulte les ministres-présidents, mais l’Allemagne a fonctionné dans sa gestion de crise de manière bien plus centralisée que l’Espagne, l’Italie ou évidemment les États-Unis.
Le système de répartition des compétences en la matière est donc plus efficient en France que dans la plupart des États, mais il a été mal utilisé.
Le manque de confiance dans les autorités locales a conduit à une gestion trop monolithique. Un confinement adapté à la diffusion du virus dans les territoires aurait été tout à fait possible dans l’hexagone. Il se serait appuyé sur des règles anciennes, éprouvées et absolument compatibles avec l’unité de la République.
Le fonctionnement du système hospitalier
Le fonctionnement du système hospitalier a été particulièrement remis en question durant la crise. Les causes en sont multiples, mais tiennent essentiellement à une mauvaise organisation et à une répartition non pertinente des moyens. Leur niveau doit d’abord être considéré. On a répété comme une antienne que l’Allemagne dépensait en la matière autant que la France. Ce n’est pas tout à fait vrai (5,43 k$/hab. contre 4,64 k$/hab. en France, à cela il faut ajouter les économies d’échelle impliquées par une population plus importante). Par ailleurs, les moyens sont affectés différemment. Un rapport de la fondation Bertelsmann jugeait l’hôpital allemand, quelques mois avant la crise, en grande partie obsolète et dispendieux. Il conseillait de diminuer de 1 400 à 600 les établissements hospitaliers. Notons que l’influence des élus locaux y est pour beaucoup, en ce qu’elle conduit chacun à vouloir conserver son hôpital. Or la multiplicité de petits hôpitaux, mal équipés et en manque de personnel, entraîne une qualité des soins moindre qu’en France. Toutefois, dans une crise nécessitant essentiellement de disposer de lits et de respirateurs, ce qui est un inconvénient en temps normal devient un avantage. On ne peut donc juger que l’affectation des dépenses liées à la pression du personnel politique local soit structurellement au désavantage de la France.
La répartition de ses moyens pose ensuite la question de la bureaucratisation de la santé. Cela renvoie d’abord au fonctionnement des ARS, pointées, à raison, comme défaillantes. Cela a trait à la territorialisation, car les ARS sont des autorités déconcentrées. Comme l’a bien montré Olivier Renaudie, le système français est fortement territorialisé. Il n’a rien, tant s’en faut, du monolithe rigide caricaturé par les médias. Plus que d’une inadaptation au local, les ARS souffrent d’un défaut de conception. Elles ont été créées pour rationaliser l’offre de soins et veiller à la bonne gestion des dépenses hospitalières et médicales, pas pour faire face aux crises. L’EPRUS, dont c’était la mission, a vu son budget divisé par dix depuis 2007, avant d’être fondu dans l’Agence nationale de la santé publique. Les ARS marquent de leur côté une volonté de réduction d’un service public de santé jugé coûteux. Le paradoxe étant que, pour réduire les dépenses, on produit une administration coûteuse. La question n’est pas propre à la santé, mais il y est particulièrement marqué au regard d’un domaine ne fonctionnant pas sur la logique des grands corps et faisant collaborer des personnels aux cultures, et formations hétérogènes (médecins et administratifs notamment). Au vu de leur mission initiale, on peut même s’étonner de leur bilan, en réalité plutôt positif, dans cette crise. On doit aux ARS l’organisation d’une impressionnante montée en puissance des capacités de réanimation et le tour de force logistique qu’a constitué le transfert massif de patients vers les régions les moins touchées. Ce dernier point a suscité l’admiration et l’envie de la presse étrangère dans des pays où l’absence de coopération interterritoriale la rendait impossible.
La territorialisation du système a donc été plutôt un avantage dans la crise, même si les structures y ont montré leurs faiblesses. La décentralisation peut-elle permettre d’y palier ? Les travaux sur la décentralisation du système de santé montrent qu’elle stimule des inégalités interrégionales. Les régions les plus riches peuvent investir quand les régions les plus pauvres doivent baisser leurs budgets, entraînant une détérioration des systèmes de santé, bien que les besoins y soient plus importants. On peut alors y assister au dédoublement, comme en Espagne, du secteur hospitalier. Les classes sociales les plus aisées, préférant les secteurs privés à un hôpital public en déshérence, aggravent la faillite budgétaire de ce dernier. Elles sont également conduites à consulter dans les régions les plus prospères, rendant toute velléité de péréquation vaine. C’est d’autant plus vrai que les territoires les mieux dotés attirent les meilleurs praticiens. Les régions pauvres doivent alors faire le choix entre l’abandon, l’augmentation de la fiscalité, ou la spécialisation dans des soins rentables, mais peu pertinents en matière de santé publique. La chance de l’Allemagne dans cette crise fut justement la concentration de l’épidémie dans les territoires les plus riches. Durant le pic épidémique en avril, 67 % des malades se concentraient dans les trois Länder les plus prospères du pays (Bade-Wurtemberg, Bavière, Rhénanie-du-Nord-Westphalie).
Si la décentralisation du système de santé est donc une très mauvaise piste, sa déconcentration est plus que nécessaire, mais doit être conduite en repensant les missions des ARS.
Notons toutefois qu’il ne s’agit là que d’un élément du problème. Penser le système hospitalier ne peut se faire en interrogeant uniquement ses structures, mais également ses rapports avec l’environnement industriel ou la médecine de ville.
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En France, si l’opinion publique a plébiscité ses élus locaux, elle demeure assez constante quant à la répartition des compétences en matière de santé. Dans une enquête OpinionWay pour le Printemps de l’économie réalisée au début de la crise, 57 % des Français jugent que la santé devrait être gérée au niveau national, 17 % au niveau mondial, 10 % au niveau européen, seulement 11 % au niveau local. Plus qu’une défaillance de la répartition des compétences entre État et collectivités, la crise a montré surtout la rupture entre le champ politique local et le champ politique national. Jadis, le gouvernement disposait de forts relais parmi les élus locaux. Cela lui assurait un canal de communication et d’information avec les collectivités et les associations d’élus. Cela évitait aussi un front local univoque contre l’État. Avec la victoire de LREM en 2017, et son échec à organiser son implantation, le débat politique a cessé de traverser les différents niveaux de gouvernances. Le pouvoir politique national est à présent confronté à un champ politique local tenu par l’opposition. Cette dernière ne manque pas une occasion d’instrumentaliser contre le gouvernement le moindre incident. De son côté, l’État, n’ayant ni relais ni confiance dans les acteurs locaux, tend à mener une politique non coopérative. La guerre picrocholine des plages est à ce sujet probante et fera sans doute l’étonnement des historiens du futur. Alors que certains présidents de régions s’y sont caricaturés de mauvaise foi et de démagogie, le gouvernement s’y est embourbé dans un rigorisme absurde. Elle fut à l’image du rapport au local dans la crise ; non pas tant marquée par une faiblesse des principes et des institutions publiques que par un manque cruel de bon sens et de coopération des acteurs politiques.
Benjamin Morel
Maître de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas