L’ordre électoral en vigueur dans de nombreux pays européens a été bouleversé à la faveur de la crise de la zone Euro. D’anciens partis extrémistes qui étaient des challengers historiques des partis de gouvernement ont pris une importance nouvelle dans la vie politique de certains États, des partis nouveaux ont été aussi créés et ont connu de grands succès électoraux.
Cependant, même s’ils partagent certaines caractéristiques comme l’importance du leadership ou la critique des élites politiques en place, ces partis anciens ou nouveaux s’opposent nettement dans leur orientation idéologique selon qu’ils se sont développés dans un « pays débiteur » ou dans un « pays créditeur ». Les pays « créditeurs » voient le succès de partis qui refusent la solidarité européenne, les partis « débiteurs » voient celui de partis qui réclament une solidarité européenne plus consistante et plus attentive au sort des populations.
Le 15 septembre 2008, la crise financière qui couvait depuis l’été 2007 devint une crise économique d’une magnitude inédite depuis les années 1970. Instruits par le précédent de la grande crise de 1929, les dirigeants européens évitèrent l’écroulement des banques européennes et organisèrent un plan de relance concerté. En 2010, la crise se transforma pourtant en ce qu’on appela la « crise des dettes souveraines », marquée par un tournant des États européens vers une politique d’austérité et de réformes structurelles, et pour certains d’entre eux, vers des « dévaluations internes1» inédites depuis les années 1930. La situation grecque fut le déclencheur de cette nouvelle phase aux répercussions politiques marquées2.
À l’automne 2009, le nouveau gouvernement socialiste du PASOK découvre la dérive budgétaire que lui a léguée le gouvernement conservateur de Nouvelle Démocratie (ND). Les marchés financiers s’aperçoivent alors que prêter à un État comme la Grèce ou aux banques opérant dans ce pays n’est peut-être pas sans risque, comme ils le croyaient pourtant depuis l’entrée de ce pays dans la zone Euro en 2001. En quelques semaines, l’État grec et les banques grecques perdent tout accès aux marchés financiers3. Lors d’un sommet d’urgence organisé en mai 2010, les partenaires européens de la Grèce décident de lui prêter de l’argent afin d’éviter qu’elle ne fasse défaut sur sa dette publique. En échange de ces prêts, le gouvernement socialiste grec s’engage par un Memorandum of Understanding à mettre en place une politique d’austérité et des réformes structurelles.
Il ne s’agit alors pas tant de « sauver la Grèce » que d’éviter la faillite aux créanciers de l’État grec et des banques grecques, à savoir les grands établissements financiers de l’ouest de l’Union européenne (UE).
À l’époque, et encore aujourd’hui pour la plupart des responsables politiques européens, le « cadrage » de la crise est cependant centré sur les responsabilités des Grecs qui ont vécu au-dessus de leurs moyens, sur l’administration grecque inefficace, coûteuse et corrompue, et aussi sur les politiciens grecs clientélistes, arrogants et bien sûr corrompus4. Ce même scénario de mise en cause exclusive des responsabilités nationales dans la crise de financement que connaît un État-membre de la zone Euro – en évitant soigneusement de s’interroger sur les mécanismes économiques et financiers à l’œuvre à l’échelle de la zone Euro – va se reproduire ensuite, avec à chaque fois des modalités adaptées, dans les cas irlandais, portugais, espagnol, italien, chypriote. La crise de la zone Euro sera ainsi présentée comme une suite d’errements de « mauvais élèves » de l’Europe, que la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et les gouvernements des « pays créditeurs » sont en droit de morigéner sans retenue pour leurs fautes passées5. La vision morale de la crise va ainsi largement l’emporter. Surtout, elle sera diffusée par les médias, avec l’utilisation de clichés rebattus pour déconsidérer les habitants des pays débiteurs et les difficultés sociales qu’ils affrontent. Ces censeurs, armés de leur qualité de prêteurs, demandent donc aux pays qu’ils aident de s’amender d’urgence. Ceux-ci s’exécutent de plus ou moins bonne grâce. En effet, cette situation de contrainte extérieure n’est pas pour déplaire à certains partis de gouvernement, d’obédience libérale, qui y verront l’occasion d’en finir avec les rigidités du marché du travail de leur pays et avec la désincitation au travail que provoque l’État social6.
Le récit dominant de la crise de la zone Euro, qui oppose des « cigales » à des « fourmis », va provoquer des deux côtés de la barrière intra-européenne ainsi réactivée7 une réaction politique divergente. Dans la plupart des « pays débiteurs » (Grèce, Espagne, Italie, Portugal, Irlande, Chypre), l’ampleur de la crise économique d’abord, puis sociale ensuite, provoquée par l’austérité, va déstabiliser l’ordre électoral en vigueur en favorisant plutôt8 la montée en puissance d’une « gauche de gauche »,9 qu’elle soit ancienne ou créée pour l’occasion. Dans les pays créditeurs (Allemagne, Autriche, Finlande, Pays-Bas, France, etc.), c’est plutôt à une poussée de la « droite de droite »10 à laquelle on assiste. Des partis, là aussi qu’ils soient nouveaux ou anciens, vont en effet y attiser le nationalisme. Ils s’appuient sur le ressentiment des travailleurs-contribuables auxquels les partis de gouvernement et les grands médias ont expliqué que leur pays, contraint par les circonstances, avait dû renflouer11 des fainéants. Cette révolte fiscale s’allie en général avec un discours anti-immigrés et xénophobe, un propos sécuritaire, et une demande de protection sociale pour les natifs du pays. Ces trois derniers aspects finiront par reprendre le dessus au fil de l’année 2015 lorsque la « crise des migrants », liée aux événements moyen-orientaux et africains, se développera.
À ce double effet du récit dominant qui oppose depuis 2010 créanciers sans tâches et débiteurs bien peu recommandables, s’ajoute une usure plus générale des partis politiques de gouvernement en Europe de l’Ouest, comme l’a bien montré Pierre Martin12.
Les forces politiques, issues des mobilisations du XIXe siècle, qui étaient ressorties victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, puis de la Guerre froide, qui avaient surmonté toutes les crises depuis les années 1960, ont perdu toute capacité à incarner quelque dessein populaire que ce soit et à mener des politiques économiques et sociales inclusives. Ces partis ne sont plus, comme l’expliquaient Richard S. Katz et Peter Mair dès 1995 avec leur concept de « parti-cartel »13, que des agences paraétatiques en charge de rameuter à coup de communication politique ciblée des majorités électorales pour permettre la mise en œuvre de politiques publiques déterminées dans d’autres sphères que l’arène électorale.
Il n’est pas alors très étonnant qu’à la conjonction entre la crise de la zone Euro et la tendance à l’affaiblissement des partis de gouvernement à l’Ouest de l’Europe, apparaisse la possibilité de la création de nouveaux partis ou celle de la montée en puissance électorale de partis jusqu’ici marginaux. Le succès de ces forces se comprend donc d’abord comme une réaction sur une base nationale à l’échec d’une politique publique européenne – l’austérité comme solution à la crise de la zone Euro – endossée par tous les partis de gouvernement historiques (chrétiens-démocrates, libéraux, socialistes, sociaux-démocrates, conservateurs) qui gouvernent grâce à une grande coalition l’UE depuis sa création14. En effet, même s’il existe des affinités ou des alliances entre les challengers15, il faut bien constater que la crise européenne n’a pas favorisé la naissance d’un nouveau parti ou mouvement paneuropéen16.
Une logique des besoins sociaux dominante dans les pays débiteurs
Dans les « pays débiteurs », les partis socialistes en raison même de leur ancienne raison d’être historique – protéger les salariés des aléas du Marché – auraient dû être les premiers à refuser les politiques d’austérité et de réformes structurelles. Or, dans toute l’UE, que ce soit du côté des pays « créditeurs » ou du côté des pays « débiteurs », que ce soit dans le rôle de parti de gouvernement ou de parti d’opposition, ils s’avéreront incapables de s’opposer à ces politiques17. Bien au contraire, certains de leurs responsables (comme le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe18depuis 2013), s’illustreront au nom des « pays créditeurs » dans la revendication des réformes les plus néolibérales possibles dans les « pays débiteurs ». Ce repli des socialistes sur les idées néolibérales en matière économique – dont les causes ne peuvent nous occuper ici – ne pouvait manquer de provoquer la désaffection de leur électorat, et éventuellement la montée en puissance des partis ou la création de forces nouvelles situées à leur gauche dans les pays où le « fascisme » n’est pas une option19.
Les cas grec, espagnol, portugais, et irlandais, sont, de ce point de vue, largement similaires. C’est seulement dans le cas italien20 que la gauche de la gauche n’en profitera pas pour s’affirmer21. À cet ingrédient d’un socialisme qui n’est plus capable de jouer son rôle de défenseur de l’État social, s’ajoute celui de la corruption perçue des élites des partis de gouvernement. Le bouleversement de l’ordre électoral s’avérera en effet d’autant plus fort en fonction de l’importance de cet élément – jusqu’à provoquer effectivement la naissance de nouvelles forces politiques et leur croissance électorale. La critique de la politique d’austérité s’exprime par ailleurs dans le cadre de la défense de l’intérêt national. Les dirigeants conservateurs allemands, Angela Merkel et son ministre de l’Économie, Wolfgang Schäuble, sont les adversaires extérieurs désignés à la vindicte des militants et des électeurs. Enfin, les différents systèmes politiques des « pays débiteurs » vont se distinguer par l’existence préalable ou non d’une force politique à la gauche de la gauche capable de saisir l’occasion de la crise de la zone Euro pour faire progresser sa cause en paraissant en phase avec son temps. Le contraste entre le cas grec et le cas irlandais est illustratif de ce dernier aspect. En Grèce, le Parti Communiste Grec (KKE) s’avérera totalement incapable de formuler un discours novateur, et ne profitera pratiquement pas de la crise politique pour changer de dimension électorale. Il restera enkysté dans sa propre histoire – alors même qu’il tient un discours anti-européen depuis toujours. En Irlande, au contraire, le Sinn Fein (SF), lui aussi un parti qui critique l’UE de longue date, va au contraire profiter de la crise européenne pour devenir au sud de la frontière qui divise l’île d’Irlande le parti de la protestation sociale. La différence entre les deux partis, pourtant tous deux largement ostracisés dans leurs systèmes politiques respectifs, tient à la qualité de leur leadership, mais aussi à leur capacité à endosser pleinement un nationalisme de gauche qui n’exclut a priori personne.
C’est donc la formule : austérité antisociale avalisée par la gauche de gouvernement + corruption perçue des élites + absence d’un exclu historique de gauche capable de saisir l’opportunité de la crise + une pincée de nationalisme (antiallemand), qui donnera lieu à la création de nouveaux partis et surtout à leur succès.
En Grèce
Le cas le plus emblématique de cette équation n’est autre que SYRIZA (litt. « Coalition de la gauche radicale »). La création de ce parti n’est cependant pas à proprement liée à la crise des années 2008-201622. En effet, SYRIZA coalise des partis d’extrême-gauche dès le début des années 2000. Quoique ayant des inspirations pour le moins variées (trotskyste, féministe, écologiste, etc.), ils refusent à la fois le néolibéralisme honteux du PASOK et l’europhobie du KKE. Cette coalition participe aux élections parlementaires dès 2004 (3,3 % des voix). Elle ne progresse que légèrement en 2007 (5 % des voix). Elle stagne même aux élections d’octobre 2009 (4,6 %), sous la direction déjà d’Alexis Tsipras. C’est en fait la période ouverte par le premier Memorandum (mai 2010) qui change d’un coup le statut de cette coalition hétéroclite. La crise économique et sociale et les protestations auxquelles elle donne lieu lui permettent de conquérir une large audience, puisque son discours de critique du néolibéralisme ne correspond que trop bien à ce que vivent désormais au quotidien les classes populaires et moyennes. Les repères électoraux sont bouleversés dès 2012 : droite et gauche sont remplacées par le camp du Memorandum et celui de son refus23. Une première élection en mai 2012 donne 16,8 % des voix à SYRIZA – ce qui constitue déjà un résultat exceptionnel pour une force aussi marginale, au point que beaucoup en Europe la découvrent à cette occasion. Cela lui permet de bloquer les échanges politiques routiniers entre la droite et la gauche. Une seconde élection est organisée en juin 2012. Pour y participer en ayant une chance de gagner le bonus de cinquante sièges accordé au parti arrivé en tête, SYRIZA se transforme alors en parti unitaire. Loin de le sanctionner pour son attitude intransigeante face aux autres partis, l’électorat grec lui accorde pas moins de 26,9 % des voix. Face à son poids parlementaire, Nouvelle Démocratie, le PASOK et DIMAR (la Gauche démocrate, un petit parti de gauche issu à la fois d’une scission de SYRIZA et de dissidents du PASOK) forment alors un gouvernement d’union nationale. Ce gouvernement, dirigé par le leader de la droite Antonis Samaras, continue la même politique de Memorandum. Il en acceptera même un second contrairement aux promesses de campagne de ND.
SYRIZA réussit à confirmer en 2013 son caractère de parti unitaire. Il s’inscrit dès lors dans un processus de préparation de son accession au pouvoir. Lors des élections européennes de 2014, A. Tsipras se fait connaître du grand public européen en étant le candidat pressenti pour la présidence de la Commission européenne au nom du Parti de la Gauche européenne (PGE). Il s’agit pour le groupe dirigeant de SYRIZA de faire preuve de bonne volonté européiste. Les élections européennes permettent par ailleurs à SYRIZA de devenir le premier parti grec avec 26,6 % des voix. La majorité issue des urnes du printemps 2012 finit de se déliter sous le coup de défections à sa droite et à sa gauche à la fin de l’année 2014. Une partie des cadres du PASOK fait même défection en faveur de SYRIZA. Lors des nouvelles élections parlementaires anticipées de janvier 2015, SYRIZA arrive en tête avec 36,3 % des voix. Malgré la prime de cinquante sièges qu’il obtient alors, il ne peut former seul une majorité et s’allie avec ANEL (les Grecs indépendants), un parti de droite nationaliste issu d’une scission de Nouvelle Démocratie. Ce gouvernement SYRIZA-ANEL va essayer de février 2015 à juillet 2015 de négocier un compromis avec les autres gouvernements de l’Eurozone, et de ne pas être soumis à un autre Memorandum. Cette politique de médiation avec les « pays créditeurs » échouera. Malgré un référendum gagné organisé le 6 juillet 2015 pour refuser les termes de l’accord proposé par ces derniers, le gouvernement Tsipras finira par capituler le 13 juillet 2015 en acceptant un troisième Memorandum tout aussi drastique sinon plus que les deux précédents. Cette capitulation, qui transforme la Grèce en un protectorat économique de la zone Euro, sera refusée par l’aile la plus intransigeante de SYRIZA qui fera scission, sous le nom d’Unité populaire (UD). En septembre 2015, une nouvelle élection anticipée sera organisée, que SYRIZA remportera avec 35,5 % des voix. Les scissionnistes d’UD obtiendront à peine 2,9 % de voix et ne pourront élire des parlementaires. Le gouvernement SYRIZA-ANEL continuera donc à exister sous la direction d’A. Tsipras. À ce jour rien n’indique que ce gouvernement soit en mesure de réaliser les buts qu’il s’était fixés début 2015 de changer la politique économique et sociale que la Grèce se voit imposer depuis 2010 par ses partenaires. Rien n’annonce toutefois un écroulement électoral du parti.
En effet, l’un des atouts majeurs de SYRIZA demeure : ne pas être un des partis qui a dominé la vie démocratique grecque depuis le retour à la démocratie en 1974.
Du point de vue systémique, son succès électoral a été par ailleurs incomparablement plus élevé que celui de toute l’extrême-droite grecque, en particulier celle représentée par Aube dorée (XA). Ce groupuscule de néo-nazis, actif depuis les années 1980, est certes sorti de son insignifiance, en obtenant 6,9 % des suffrages en mai et juin 2012, et 6,3 % des voix en janvier 2015 et 7 % en septembre 2015, mais il reste à ce jour une force marginale : le nationalisme ouvertement raciste qu’il représente ne correspond pas à une demande répandue en Europe du sud.
En Espagne
Le cas de Podemos en Espagne est assez similaire à celui de Syriza. Face à une crise économique et sociale majeure et une corruption évidente des élites politiques en place, c’est en effet une gauche de gauche qui se forme et croît électoralement, à côté d’un rameau communiste qui ne profite pas de la situation. Podemos se distingue toutefois par la plus grande nouveauté des acteurs en cause et par le plus haut niveau de réflexivité qui les marque24. En 2011, le gouvernement socialiste espagnol suit de lui-même une politique d’austérité et de réformes structurelles pour échapper à la situation à la grecque qui se profile. Cette situation provoque une mobilisation populaire inédite, qui restera connue sous le nom des « Indignés » ou du « 15-M » (15 Mai). Malgré son ampleur, celle-ci ne débouche sur rien, même si elle signale un réveil des mouvements sociaux en Espagne. De fait, c’est la droite conservatrice du Parti populaire (PP) qui reprend le pouvoir et applique sans faillir la même politique de réformes structurelles et d’austérité. Un petit groupe de jeunes universitaires madrilènes va décider la création d’un parti pour défendre une grande partie des revendications sociales et démocratiques qui avaient émergé lors du 15-M. Ce parti sera dès le départ incarné par la personnalité de Pablo Iglesias, déjà connu d’une bonne part des Espagnols pour ses interventions télévisuelles. Podemos (Nous pouvons) va se présenter pour la première fois aux élections européennes de 2014. Il obtient 8 % des voix et quatre eurodéputés. Ce succès amène le nouveau parti à occuper le centre de l’attention médiatique. Ciudadanos (Citoyens) d’Albert Rivera, se prétendant lui aussi sans lien avec les partis historiques, se développe dans le même temps à la droite de l’échiquier politique. Ce parti a été créé en Catalogne en 2005-2006 pour y refuser à la fois le nationalisme catalan et la corruption des partis établis. Il apparaît à compter des élections européennes de 2014 comme le rival en nouveauté de Podemos en devenant un parti libéral de centre-droit. Les élections de décembre 2015 permettent à Podemos d’apparaître avec 20,7 % des voix comme le troisième parti espagnol par un jeu habile de coalitions régionales avec des forces issues de mobilisations anti-austérité locales, et à Ciudadanos d’atteindre 13,9 % des voix. Les deux rivaux en nouveauté sont alors pris dans les négociations pour tenter de former un gouvernement. Ces dernières échouent et de nouvelles élections sont convoquées pour le 26 juin 2016.
Podemos, qui s’était présenté jusqu’alors comme une force « populiste » en rupture avec le passé partisan de l’Espagne, s’allie à cette occasion avec IU (Gauche unie) et EQUO (un parti écologiste), dans une coalition électorale intitulée Unidos Podemos (Unis nous pouvons). Ce changement de stratégie vise à permettre de dépasser le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) en voix et en sièges, et d’imposer à ce dernier la formation d’une coalition de toutes les gauches sous l’égide de Podemos.
Malgré des sondages préélectoraux très favorables, cette stratégie s’avèrera un échec cuisant lors des élections du 26 juin 2016, tenues trois jours seulement après le référendum du Brexit. Elles verront un net renforcement du PP. Unidos Podemos, avec 21,1% des voix, perdra massivement des suffrages par rapport au résultat des trois alliés en décembre 2015, et réussira juste à maintenir le nombre de sièges de ses composantes. Il ne sera d’ailleurs pas le seul perdant parmi les nouveaux partis, son double de centre-droit, Ciudadanos, connaîtra un sort électoral similaire avec 13 % des voix.
Au Portugal
Dans l’esprit des dirigeants de Podemos, il s’agissait d’obtenir en Espagne ce qui s’est produit quelques mois plus tôt au Portugal, où toutes les gauches se sont coalisées pour former un gouvernement destiné à remettre en cause une partie de la politique d’austérité imposée à ce pays depuis 2011 par la coalition des droites. Si la crise sociale fut à peu près aussi marquée au Portugal qu’en Espagne, si des mobilisations importantes et répétées eurent lieu contre la politique d’austérité, si la jeunesse éduquée portugaise, comme l’espagnole, a dû elle aussi chercher son salut dans l’émigration, aucun nouveau parti n’a émergé au cours de la crise pour incarner cette protestation.
Les élections d’octobre 2015 voient simplement la victoire électorale de toutes les gauches : du Parti socialiste portugais (PS), dont le nouveau leadership d’Antonio Costa a limité les tendances néolibérales, du Bloc de gauche (BE), et de la Coalition démocratique unitaire (CDU).
Ces deux derniers partis, tous deux communistes et écologistes à la fois, le second plus à gauche et plus ancien que le premier, existaient avant la crise économique de 2008 dans le paysage politique portugais, et leur percée électorale en 2015 par rapport à 2011 se trouve loin d’être aussi spectaculaire que celle de Podemos en décembre 2015 : CDU passe de 7,9 % à 8,2 % des voix, et BE de 5,1 % à 10,2 %. Ces deux partis vont appuyer de l’extérieur le gouvernement monocolore du PS, qui, avec 32,3 % des voix (en hausse de 5 % depuis 2011), les domine électoralement. La différence entre les deux pays ibériques tient sans doute au moindre niveau de corruption du PS25 et de similitude programmatique entre la gauche modérée et les droites.
En Irlande
Le cas irlandais voit lui aussi un très vieux parti de gauche de gauche, le Sinn Fein (SF) créé en 1905, profiter de la crise, ici provoquée par le boom immobilier et la faillite des banques irlandaises qui fait exploser l’endettement public. À partir des élections de 2011, SF, sous la direction de Gary Adams, qui est le leader de ce parti implanté des deux côtés de la frontière qui divise l’île d’Irlande entre la République d’Irlande et le Royaume-Uni, progresse en s’opposant aux mesures d’austérité prises par le gouvernement irlandais. En 2007, il n’avait obtenu que 6,9 % des voix, il atteint 9,9 % en 2011, il est à 13,8 % en février 2016, devenant alors le troisième parti irlandais. Aux élections européennes de 2014, le SF atteint les 19,5 % des voix. Il profite en particulier de la désaffection de l’électorat pour le parti travailliste irlandais, le Labour, qui a gouverné le pays depuis 2011 en position de partenaire minoritaire de la droite. Lors de ces élections de 2016, le SF doit certes compter avec la concurrence d’une coalition de deux partis de « gauche de gauche », l’Alliance anti-austérité-le Peuple avant le Profit (AAA-PBP), qui obtient 3,9 % des voix. Un regroupement assez similaire s’était déjà présenté en 2011 sous le nom d’Alliance de gauche unifiée (ULA), et avait obtenu 2,6 % des voix. Que le SF dispose à sa tête d’une personnalité connue contrairement à ses petits challengers de gauche et qu’il défende un nationalisme de gauche inclusif expliquent largement sa résistance à cette concurrence.
En Italie
C’est en Italie que se produit le phénomène politique le plus original qu’a favorisé à ce jour la crise de la zone Euro dans un « pays débiteur », à savoir la création et l’essor électoral d’un parti créé à partir de son blog par un acteur et comique italien, Beppe Grillo. Ce dernier, né en 1948, s’intéressait aux affaires publiques depuis des années. Il crée son blog en 2005, avec l’aide d’un entrepreneur spécialiste d’Internet, Gianfranco Casaleggio, souvent présenté comme le vrai stratège de tout ce qui va suivre. B. Grillo y dénonce tous les travers de l’Italie, en particulier la corruption de la classe politique qu’elle soit de droite ou de gauche, le mépris de l’environnement ou le sort réservé à la jeunesse sur le marché du travail. Le succès du blog est tel que, très rapidement, B. Grillo favorise des rencontres locales entre les personnes qui suivent son blog (les Meet-Up) et qu’il se trouve en mesure d’organiser en 2007 et 2008 des grandes manifestations nationales pour faire pression sur les politiques pour qu’ils se moralisent d’eux-mêmes en supprimant un certain nombre de leurs avantages. Lors d’élections locales, certains membres des Meet-Up commencent à s’organiser pour se présenter aux élections sous le nom d’Amis de Beppe Grillo. En 2009, B. Grillo tente de participer aux primaires du Parti démocrate (PD), sa participation est refusée au nom justement de la concurrence que ces listes civiques organisées en son nom font aux listes du PD. En octobre 2009, B. Grillo crée le Mouvement Cinq Étoiles (M5S)26. Sa structure est d’une simplicité déconcertante. B Grillo est propriétaire du blog (« siège du mouvement ») et du sigle électoral M5S. Il autorise (ou non) les listes locales, formées par les Meet-Up, qui veulent s’en prévaloir. Ces derniers sont alors capables de présenter aux élections régionales des listes dans quelques régions du nord du pays. Elles obtiennent un succès d’estime en prenant des voix dans l’électorat de gauche. Le vrai saut qualitatif arrive en novembre 2011 lors du passage au gouvernement Monti. Silvio Berlusconi a été poussé vers la sortie par la pression de ses pairs européens, et l’ancien Commissaire européen Mario Monti se fait fort d’éviter à l’Italie un Memorandum à la grecque. Pour ce faire, il entame une politique d’austérité sans précédent. Il est alors soutenu au nom de l’Europe par tous les grands partis historiques italiens : le PD, FI (Forza italia, le parti de S. Berlusconi), l’UDC (Union du centre). Il ne reste alors plus personne de crédible dans l’opposition : la gauche de la gauche est divisée par ses (més)aventures gouvernementales précédentes en 2006-2008, et, à droite, la Ligue du Nord (LN), pourtant eurosceptique depuis 1999, est paralysée par des scandales de népotisme.
De ce fait, le M5S va devenir en 2012 le parti de toutes les protestations, à la fois celles des travailleurs précaires sans emploi et celles des petits artisans et commerçants harcelés par le fisc et sans clients.
Toute la politique économique menée au nom de l’Europe par Monti est critiquée. En février 2013, le M5S devient avec 25,1 % des voix le premier parti italien en nombre de voix dans le collège Italie27. Ce résultat d’un parti qui refuse toute participation de personnes ayant eu des responsabilités dans d’autres partis et qui refuse toute alliance avec d’autres partis s’explique surtout par les difficultés des jeunes travailleurs (moins de quarante-cinq ans) et par la corruption de tous les partis politiques quelle que soit leur idéologie. Lors des élections européennes de 2014, le M5S se tasse à 20,1 % face à la contre-offensive réformiste de Matteo Renzi, qui, devenu chef du PD en 2013 et chef du gouvernement italien en février 2014, en reprend largement les thèmes. Il prétend alors changer la donne en Europe en mettant fin à l’austérité imposée par Berlin. Le M5S connaît alors un passage à vide. Selon les sondages, le M5S reste toutefois en 2015-2016 le second parti italien, entre 25 et 30 % des voix, derrière le PD. Son leadership est bientôt assumé par un groupe de cinq jeunes députés élus en 2013, dont l’un d’entre eux, Luigi Di Maio, semble devoir prendre l’ascendant. Lors des élections municipales de juin 2016, le M5S emporte les mairies de Rome et de Turin, et dix-neuf ballotages de second tour sur les vingt auxquels il a participé. La mauvaise gestion locale des sortants, l’épuisement des alternances entre droite et gauche, et la persistance de la crise économique expliquent ce résultat.
Le M5S partage avec Podemos le refus (au moins initial de la part de ce dernier) de se situer sur l’axe droite-gauche, une défense des intérêts nationaux contre une UE asservie aux intérêts de la droite allemande, et une organisation à la fois totalement verticale autour d’un leadership bien identifié médiatiquement et complètement horizontal avec une vie locale du parti largement ouverte aux militants. Leur succès comme partis nouveaux défendant la cause des besoins sociaux ne doit pas faire oublier que des tentatives similaires ont été organisées en Irlande et qu’elles ont échoué, mais aussi en France. Les années de la crise de la zone Euro sont aussi celles où le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA, ex-LCR) se délite, celles où le Parti de gauche (PG) de Jean-Luc Mélenchon issu d’une scission du PS en 2008 ne perce pas, et celle enfin où des nouveaux partis se créent après 2012 à la marge du PS, comme Nouvelle Donne (ND) de Pierre Larrouturou. Tous ces partis connaissent des résultats électoraux plus que modestes. En dehors de la moindre ampleur de la crise économique et sociale en France au regard de ce qui s’est passé dans le reste de l’Europe du sud ou en Irlande après 2010, il faut sans doute y voir la conséquence à la fois du mode de scrutin pour les élections législatives et du présidentialisme qui entravent toute expression partisane nouvelle. Jean-Luc Mélenchon, malgré son score honorable au premier tour de la présidentielle de 2012, au nom du Front de gauche (FG, soit le PCF, le PG et d’autres petits partis de gauche de gauche), n’a pas été en mesure de déclencher une dynamique de percée électorale au profit de ces forces. Bien au contraire, elles ont stagné ou même reculé entre 2012 et 2016.
La logique de réaffirmation de l’égoïsme national chez les pays créditeurs et la normalisation allemande
Dans les pays « créditeurs », la protestation contre la « solidarité » européenne fut prise en charge par tous les partis de droite ou d’extrême-droite qui se plaignaient depuis longtemps du coût excessif que faisait peser l’UE sur les contribuables des pays contributeurs nets au budget européen. En juin 2005, la principale raison qui avait amené l’électorat néerlandais à refuser à une large majorité le Traité constitutionnel européen (TCE) n’était autre d’ailleurs que le refus de « payer pour l’Europe ». Tous les pays qui contribuent plus au budget européen qu’ils ne reçoivent de fonds avaient donc solidement implanté dans leur paysage politique dès avant 2008 un parti de droite extrême ou d’extrême-droite, que leurs opposants et les médias qualifient paresseusement de « populistes ». Or ces partis ont pour la plupart profité de la crise de la zone Euro pour se développer électoralement, et parfois pour occuper des responsabilités gouvernementales (comme par exemple récemment en Finlande les Vrais Finlandais). Ils ont toujours mêlé à leur critique de l’UE et des élites politiques en place, une bonne dose de xénophobie. La lutte contre le lointain pouvoir étranger de Bruxelles se concilie en effet parfaitement avec celle contre l’étranger du coin de la rue, qui se trouve être le plus souvent pour ces partis un musulman, immigré de plus ou moins longue date. Le seul pays qui faisait exception à cette règle n’était autre que l’Allemagne, grâce à l’attention qu’avait mis depuis toujours la coalition CDU-CSU à ne pas se laisser déborder sur sa droite. Or la crise de la zone Euro pourrait bien être le moment où l’Allemagne rejoint tous les pays contributeurs nets dans la présence électorale d’un parti « populiste ».
Ce parti nationaliste, dont l’absence faisait de l’Allemagne une exception, n’est autre que l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). En 2012-2013, c’est un parti qui se crée pour lutter contre la « solidarité » apportée par les pays créditeurs, dont l’Allemagne, à la Grèce. Pour les créateurs du parti, des économistes libéraux et conservateurs de tradition « ordo-libérale », souvent venus de la CDU-CSU, elle constitue en effet une trahison des traités signés par l’Allemagne. Pour eux, le Traité de Maastricht avec sa clause no bail-out doit être appliqué : l’État grec doit faire défaut sur sa dette si nécessaire. Sur cette base de refus de « payer pour la Grèce » et quelques autres États mal gérés, l’AfD, sous la direction de l’économiste Bernd Lucke, manque de très peu, avec 4,7 % des voix, son entrée au Bundestag à l’automne 2013. Il connaît en 2014 des résultats honorables sur cette même ligne eurosceptique, aux élections européennes avec 7 % des voix et à quelques élections de Länder où il passe la barre des 5 %.
Cependant, ce parti, formé sur des bases démocratiques, comme l’impose le droit allemand en la matière, est bientôt investi par un militantisme d’extrême-droite. En juillet 2015, une nouvelle majorité émerge, et les fondateurs libéraux-conservateurs quittent le parti. Une nouvelle direction autour d’une femme, Frauke Petri, se met alors en place. L’AfD bénéficie en plus dans son virage vers l’exploitation électoraliste de la xénophobie et de la haine de l’islam de l’émergence parallèle en ex-Allemagne de l’Est d’un mouvement nommé PEGIDA, Patriotes européens contre l’islamisation. Lié d’abord à des manifestations régulières dans la ville de Dresde sur le modèle des protestations populaires qui avaient marqué à la fin de la République démocratique allemande (RDA) en 1989, ce mouvement s’étend bientôt au reste de l’ex-Allemagne de l’Est, et il déborde même en ex-Allemagne de l’Ouest. La crise des migrants et l’attitude d’ouverture d’A. Merkel au cours de l’année 2015 aux flux migratoires venus du Moyen-Orient mettent alors au centre de l’attention médiatique le couple « diabolique » AfD-PEGIDA.
Les derniers résultats électoraux en date, lors d’élections de Länder, font de l’AfD un parti de taille moyenne (partout à plus de 12 % des voix), en voie de se nationaliser, puisqu’à la surprise générale, ce parti rassemble au printemps 2016 15,1 % des voix dans le Baden-Württemberg28.
La trajectoire de l’AfD – de l’anti-européisme libéral et intellectualisé au nativisme29 et à la xénophobie populaire – n’est pas sans rappeler fortement en accéléré celle de l’UKIP britannique. Ce dernier est fondé au début des années 1990 à la droite du parti conservateur par des intellectuels libéraux de la London School of Economics qui refusent le Traité de Maastricht. Il finit au fil des années et sous la direction de Nigel Farage par devenir le principal parti portant un discours xénophobe au Royaume-Uni30.
La crise européenne comme révélatrice des tendances de la politique contemporaine en Europe : persistance du clivage droite/gauche, personnalisation, retour inattendu au parti de(s) masse(s)
Tous les partis que nous avons cités n’ont pas eu jusqu’alors la même importance. Au total, ils représentent d’ailleurs encore, la plupart du temps, dans l’ancienne Europe de l’Ouest bien moins d’électeurs que les anciens partis de gouvernement. Ces challengers se situent des deux côtés de la ligne de fracture européenne, entre les Européens qui veulent recevoir et ceux qui ne veulent pas donner. Ils témoignent tous de la difficulté, voire de l’impossibilité, d’un contrat social européen, ou plus prosaïquement de la difficulté à créer les transferts nécessaires à l’intérieur d’une zone Euro de plus en plus polarisée entre un centre qui produit de la richesse et une périphérie qui la consomme – d’ailleurs comme tout marché national31 ! L’immense vague de nativisme qui balaie l’Europe du nord-ouest et vient de rejoindre l’Allemagne existait déjà avant la crise de la zone Euro, celle-ci a confirmé son implantation. La crise sociale de l’Europe du Sud était déjà présente avant 2008, et il est peu probable qu’elle disparaisse si des mesures radicalement nouvelles de politique économique et sociale n’y sont pas prises. Les deux aspirations, difficilement conciliables, semblent devoir ainsi s’inscrire dans la durée, sauf peut-être à faire porter à terme à un tiers le poids de l’ajustement intra-européen. En dehors de leur opposition politique sur la redistribution européenne à opérer on non, ces partis émergents ont cependant bien des points communs.
Contrairement à l’appellation « populiste » que leurs adversaires politiques, la plupart des journalistes et une bonne part des politistes leur attribuent, tous ces partis, s’inscrivent dans des traditions politiques qui les précédent de loin. SYRIZA et Podemos viennent de l’histoire de la gauche extrême de leurs pays respectifs, tout comme le SF. L’AfD est la résurgence d’un courant nationaliste allemand, qu’un demi-siècle de RFA et encore moins de RDA n’ont pas étouffé. Le seul parti nouveau qui échappe à cette règle de la revigoration d’une tradition qui le précède n’est autre que le M5S. C’est le seul parti qui soit ni de droite ni de gauche par son idéologie « populiste » de l’absence d’idéologie, et à la fois et de gauche et de droite par ses propositions de politique publique qui n’hésitent pas à user des répertoires de l’un ou l’autre camp historique en Italie. Depuis les années 1990, toutes les traditions idéologiques italiennes – du néofascisme au communisme, en passant par toutes les nuances intermédiaires possibles – ont prouvé leur capacité à produire des dirigeants inefficaces et corrompus. Les jeunes néofascistes ou communistes des années 1970 sont devenus les ministres des années 1990-2000. Ils ont rejoint dans les délices du pouvoir leurs pairs générationnels socialistes, démocrates-chrétiens, écologistes, libéraux, etc. Il ne restait donc aucune ressource politique, parmi les anciens partis, qui paraisse pure aux électeurs. L’Italie est donc le seul pays de l’ouest européen, où il n’existait déjà plus en 2008-2011 un groupe de militants extrémistes, pour ainsi dire traditionnels, qui auraient été exclus de très longue date du pouvoir local ou national. L’antithèse absolue de l’Italie reste en ce sens la France où le Front national (FN) est exclu depuis sa création en 1972 de tout rôle direct dans la politique gouvernementale française, et où il peut donc toujours se prévaloir de son altérité par rapport à tous les autres partis du « système ».
Par ailleurs, tous ces partis challengers, quand ils ont du succès, s’identifient à un leader qui incarne médiatiquement le parti. D’un point de vue comparatif, qui certes grossit le trait et qui simplifie les perceptions, un parti n’existe pas actuellement sans un leader médiatique32. Les créateurs de Podemos ont théorisé cette absolue nécessité du leadership pour percer dans l’électorat. Tous ces partis challengers pour sortir de leur minorité appliquent donc cette recette gagnante de la politique contemporaine : avoir un leader qui passe bien dans les médias de masse. Ils participent de ce fait à ce mouvement plus général de personnalisation de la politique.
Leur organisation est du coup fort classique. Le dirigeant charismatique du parti incarne et guide à la fois le parti, et la masse des militants suivent le chef qu’ils ont (en principe) choisi démocratiquement (ce qui n’est cependant pas le cas pour le M5S où B. Grillo, le « garant », a précédé tout militantisme). L’utilisation des réseaux sociaux, qu’on indique souvent comme leur nouveauté, masque en fait leur centralisme démocratique bien réel.
Les militants bénéficient certes souvent d’une grande latitude d’organisation à la base et une riche articulation régionale peut exister (comme pour Podemos en Espagne), mais les grands choix du parti restent aux mains de la direction. Le virage de SYRIZA en juillet 2015 sous la seule impulsion d’A. Tsipras et de ses proches et sa validation électorale en septembre 2015 illustrent de manière caricaturale l’application de la bonne vieille « loi d’airain de l’oligarchie » à la Roberto Michels. Le très classique « Contrordre, camarades ! » y fut appliqué sans trop de protestations.
Certes, ces partis montrent parfois des hésitations sur la forme organisationnelle à adopter. Ils sont en effet pris entre la nécessité médiatique et stratégique d’avoir une direction forte et identifiable et celle de maintenir leur légitimité auprès d’un segment militant et électoral attentif à l’idée démocratique en se montrant à l’écoute de leur base. Parfois, ils doivent articuler leur action avec des mouvements sociaux qu’ils ne contrôlent pas. On retrouve cette configuration aussi bien à droite avec le tandem des « maudits » AfD-PEGIDA, qu’à gauche avec les liens entre Podemos et les associations locales de défense des droits sociaux des citoyens, devenues parfois des forces de gouvernement comme à Barcelone ou à Madrid. Ils retrouvent en fait les caractéristiques des vieux partis de masse à base populaire. Ils sont donc bien moins novateurs qu’il n’y paraît. Ou plus exactement, ils apparaissent à la plupart des observateurs novateurs, parce qu’il y avait fort longtemps dans l’histoire européenne que ne se développaient pas de tels partis qui représentent les espoirs et les souffrances de segments oubliés de la société civile. En un sens, l’historien de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle nous est alors peut-être aussi utile que le politiste pour comprendre ce qui est advenu à la politique européenne du début du XXIe siècle.
Christophe Bouillaud
IEP de Grenoble/UMR PACTE
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- Il s’agit dans le cadre de la zone Euro, qui interdit par définition toute dévaluation de la monnaie, de faire baisser les coûts de production, donc les salaires et les prix, dans un pays pour regagner de la compétitivité. Cette politique correspond à un retrait de l’État social, à des réformes visant à flexibiliser le marché du travail, voire à une baisse du salaire minimum. Elle accepte dans un premier temps une hausse importante du chômage afin d’accélérer la baisse des salaires. ↩
- Une étude récente étudie sur le cas de vingt pays développés les corrélations depuis 1870 entre crise financière, montée de l’extrême-droite et instabilité gouvernementale, cf. Manuel Funke, Moritz Schularick, Christoph Trebesch, « The political aftermath of financial crises: Going to extremes », 21 novembre 2015, https://www.voxeu.org/article/political-aftermath-financial- crises-going-extremes, consulté le 30 juin 2016. La situation contemporaine apparaît largement comme classique de ce point de vue, y compris par l’importance de la durée de la crise pour observer des conséquences politiques. ↩
- Pour un récit actualisé de la crise vu par les économistes orthodoxes, cf. Richard Baldwin et Francesco Giavazzi, « The Eurozone crisis: A consensus view of the causes and a few possible solutions », 7 septembre 2015, https://voxeu.org/article/eurozone-crisis-consensus-view-causes-and-few-possible-solutions, consulté le 30 juin 2016. ↩
- Les dirigeants européens préféreront toutefois négocier avec ces mêmes politiciens, tant que cela sera possible, et ne feront rien pour les écarter du pouvoir à Athènes. ↩
- En réalité, ce mécanisme de nationalisation des causes de la crise de financement des États européens s’étend au-delà du périmètre de la zone Euro (Lettonie, Hongrie, Roumanie, etc.), et y produit des effets similaires d’austérité et de réformes structurelles. Cependant, les bouleversements politiques y obéissent à d’autres logiques que celle dominante en Europe de l’Ouest telle que nous la décrivons dans le présent article. Nous les laissons donc de côté. ↩
- Pour un exemple, cf. sur le Portugal, Catherine Moury et André Freire, « Austerity Policies and Politics: The Case of Portugal », Pôle Sud, février 2013 (n° 39), p. 35-56. ↩
- Lors de la phase de qualification des pays méditerranéens pour l’entrée dans l’Euro dans les années 1990, certains dirigeants allemands parlaient déjà des « pays du Club Med » pour la leur refuser. Ce discours s’appuie sans doute sur un sens commun de longue période qui oppose le Nord industrieux au Sud paresseux. ↩
- À la seule exception du parti néo-nazi, Aube dorée (XA), en Grèce. ↩
- Par cette expression, empruntée à Pierre Bourdieu, nous désignons indifféremment toutes les forces se situant à la gauche des partis liés au Parti socialiste européen (PSE). ↩
- Par cette expression, nous désignons tous les partis qui se situent à la droite des partis liés au Parti populaire européen (PPE) ou à l’Alliance des démocrates et libéraux pour l’Europe (ALDE). ↩
- Le fait que, dans l’ensemble du processus d’aide européenne, il ne s’agisse jusqu’à ce jour que de prêts, en principe remboursables par les États aidés, ne joue aucun rôle. ↩
- Cf. Pierre Martin, « Le déclin des partis de gouvernement en Europe », Commentaire, mars 2013 (numéro 143), p. 542-554. ↩
- Cf. Richard S. Katz et Peter Mair, « Changing Models of Party Organization and Party Democracy The Emergence of the Cartel Party », Party Politics, 1995, vol. 1, n°1, p. 5-28. ↩
- La nomination de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission européenne en 2014, tout comme les votes du Parlement européen sur les différents textes visant à résoudre la crise de la zone Euro, témoignent de la persistance tout au long de la crise de la zone Euro de cette grande coalition. ↩
- Entre Syriza et Podemos par exemple, qui font partie du même groupe du Parti de la gauche européenne (PGE) au Parlement européen élu en mai 2014. ↩
- L’économiste Yannis Varoufakis, ancien ministre de l’Économie du premier gouvernement Tsipras (février 2015-juillet 2015), s’est lancé dans la création d’une telle force au cours de l’année 2016, en l’appelant Mouvement pour la Démocratie en Europe 2025 – Diem25 (cf. https://diem25.org/, consulté le 30 juin 2016). Pour l’heure, ce réseau paneuropéen de « gauche de gauche », essentiellement élitaire, fondé officiellement le 9 février 2016 à Berlin, n’a pas encore participé à quelque élection que ce soit. Il a cependant appelé à voter remain au référendum du 26 juin 2016 au Royaume-Uni, connaissant ainsi sa première défaite électorale. Il a par contre provoqué la constitution d’un contre-réseau européen d’intellectuels de « gauche de gauche » qui prônent le Lexit, le « Left exit », la sortie de gauche d’un pays de la zone Euro (cf. https://lexit-network.org/ consulté le 30 juin 2016). ↩
- Cf. David J. Bailey, Jean-Michel de Xaele, Fabien Escalona, Mathieu Vieira (dir.), European social democracy during the global economic crisis. Renovation or resignation ?, Manchester : Manchester University Press, 2014. ↩
- L’Eurogroupe est la réunion informelle mais décisionnaire des ministres des Finances des pays de la zone Euro. ↩
- À l’exception de la Grèce. Les néo-fascistes italiens, au sens strict du terme, restent ainsi électoralement très marginaux, même si le mouvement d’origine romaine Casa Pound fait preuve d’une grande vigueur militante. ↩
- La gauche de la gauche italienne connaît des succès locaux (comme à Naples par exemple), mais ne joue presque aucun rôle national faute d’unité et de leader crédible. ↩
- Nous n’évoquerons pas ici le cas chypriote faute de place. ↩
- Cf. Christophe Chiclet, « Quand la Grèce montre la voie à la gauche européenne », Confluences Méditerranée avril 2014 (n°91),
p. 181-194. Il fait remonter la création de ce courant de la gauche grecque à 1968. ↩ - Cf. Lamprini Rori, « Les élections législatives grecques de 2015 : alterner et punir », Pôle Sud, février 2015 (n°43), p. 137-152. ↩
- Cf. Héloïse Nez, Podemos. De l’indignation aux élections, Paris, Les Petits matins, 2015. ↩
- L’ancien Premier ministre socialiste portugais José Socrates a été mis en examen et écroué pour corruption. Il faut toutefois noter que, contrairement à l’Espagne, le Portugal n’a pas connu avant 2008 un boom immobilier propice à la corruption. ↩
- Cf. en se limitant aux seules publications en italien : Giuliano Santoro, Un Grillo qualunque. Il Movimento 5 Stelle e il populismo digitale nella crisi dei partiti italiani, Rome, Castelvecchi, 2012 ; Piergiorgio Corbetta et Elisabetta Gualmini (dir.), Il partito di Grillo, Bologne, il Mulino, 2013 ; Roberto Biorcio et Paolo Natale, Politica a 5 Stelle. Idee, storia e strategie del movimento di Grillo, Milan, Feltrinelli, 2013, ainsi qu’un numéro spécial de Comunicazione poltica, janvier 2013, « Grillo e Il Movimento 5 Stelle. Analisi di un “fenomeno” politico », sous la direction d’Ilvio Diamanti et Paolo Natale, trois ensembles parus avant les élections de février 2013 ; puis, paru après ces élections : Maria Elisabetta Lanzone, Il Movimento Cinque Stelle, Il popolo di Grillo dal web al Parlemento, Novi Ligure, Edizione Epoké, 2015 ; R. Biorcio (dir.) Gli attivisti del Movimento 5 Stelle, Milan, Franco Angeli, 2015 ; R. Biorcio, Il populismo nelle politica italiana. Da Bossi a Berlusconi. Da Grillo a Renzi, Milan/Udine, Mimesis, 2015. ↩
- Cette circonscription regroupe tous les électeurs de plus de 18 ans du territoire italien (à l’exception de ceux habitants en Vallée d’Aoste), la majorité simple pour un parti ou une coalition de partis en son sein détermine la prime de majorité qui permet d’avoir la majorité des sièges (55%) à la Chambre des députés. ↩
- La surprise est d’autant plus grande que toutes les précédentes poussées « populistes » en RFA, puis dans l’Allemagne réunifiée, étaient toujours marquées par une incapacité à se nationaliser. ↩
- Ce terme désigne la défense des intérêts des natifs d’un territoire contre ceux de tous les arrivants. Son emploi nous parait préférable à celui trop vague de populisme. ↩
- Cette évolution du national-libéralisme anti-européen au nativisme avec la désignation d’un groupe d’étrangers présents dans la vie quotidienne qui mettent en danger la nation n’est pas lui-même sans rappeler la formule gagnante de la NSDAP dans les années 1920-30. Parmi tous les partis de droite nationaliste de l’Allemagne de Weimar, un seul en effet va utiliser à plein l’arme de l’antisémitisme dans sa version la plus vulgaire, banale, populaire. C’est bien sûr la NSDAP avec le succès que l’on sait. ↩
- Cf. par exemple les travaux du géographe Laurent Davezies, sur le cas français. ↩
- Dans la zone Euro, les « Partis Pirate » d’inspiration geek-libertaire qui prétendaient s’appuyer sur les outils qu’offrent Internet pour faire une politique sans leader ont tous échoué à ce jour. ↩