Après la glorieuse décennie 1985-1995, incarnée par le trio Delors, Mitterrand, Kohl, qui avait réussi le marché unique, développé la cohésion économique et sociale grâce aux fonds structurels, décidé la création de l’euro, élargi les compétences communes à la justice et à la politique étrangère, tout en renforçant, parallèlement à l’unification allemande, chacune des institutions de l’Union européenne, celle-ci s’est essoufflée à courir après l’accélération de l’histoire.
Alors que l’Union soviétique se disloquait, et que se précisait la perspective d’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale à l’Union, celle-ci faisait de l’élargissement vers l’Est sa nouvelle raison d’être. Conscients de l’absolue nécessité d’améliorer au préalable les institutions et les politiques communes, mais tiraillés par les divisions entre États, les dirigeants de l’UE se lancèrent dans une cavalcade institutionnelle, d’Amsterdam (1997) à Nice (2000), pour aboutir au rejet du projet de traité constitutionnel en 2005. Cet échec retentissant, suivi de la négociation du traité de Lisbonne et d’une période d’effacement de la Commission sous la présidence Barroso, laissait l’UE affaiblie, avant que la crise financière, partie des États-Unis, ne se propage en Europe et n’atteigne la zone euro.
Entre 2008 et 2013, les énergies furent absorbées par la crise de la zone euro, menacée d’éclatement par le gonflement des déficits et des dettes des États. Des mécanismes de solidarité financière furent, laborieusement, mis en place, la Grèce bénéficia de plusieurs plans de sauvetage assortis d’une sévère conditionnalité. En août 2012, Mario Draghi, alors gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), signifia aux marchés que l’euro serait défendu « quoi qu’il en coûte », ce qui fit cesser les attaques contre l’euro.
En 2015, la crise migratoire provoqua entre tous les États-membres des tensions qui ne cessèrent de s’amplifier.
Cette succession de crises a jeté une lumière crue sur les faiblesses de l’UE : insuffisante union économique ; croissance molle ; chômage élevé, notamment des jeunes ; inégalités en hausse à l’intérieur de chaque État et entre États-membres ; gouvernance complexe et lente, bureaucratie ; absence de politique commune de l’asile et de l’immigration ; montée des extrémismes ; désaffection des peuples.
Les années 2016-2019 ont amorcé un redressement, favorisé par la reprise économique, par l’arrivée de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission et par l’unité des États-membres face au Brexit, en 2016. La victoire d’Emmanuel Macron en 2017, obtenue sur un engagement européen résolu, a provoqué un immense soulagement et suscité une brise d’optimisme en Europe. Ensuite, en France, l’extrême droite et l’extrême gauche n’ont plus mentionné la sortie de l’euro ni de l’UE.
En 2019, pour la première fois, l’abstention aux élections européennes a diminué. Les partis populistes n’ont pas réussi à conquérir la majorité des élus au Parlement européen. Les mots et concepts d’autonomie stratégique, de politique industrielle et de souveraineté européenne, longtemps considérés comme des lubies françaises, n’étaient plus tabous.
L’élection de Donald Trump a fait prendre conscience que l’Europe devait prendre en charge ses intérêts économiques, politiques et de sécurité. La pandémie de Covid-19 a rendu l’UE plus lucide sur sa dépendance dans des secteurs stratégiques pour la sécurité des populations. L’UE parviendra-t-elle à ne pas réitérer les erreurs passées, à guérir durablement de ses faiblesses internes, à défendre, dans un monde dangereux et dérégulé, son modèle de développement, ses intérêts et ses valeurs ?
C’est l’enjeu des années qui viennent.
Les leçons des crises
La crise financière a provoqué un salutaire renforcement des règles prudentielles imposées au système financier, une amélioration des contrôles et la création, à partir de 2014, d’une Union bancaire européenne. Les deux premiers piliers de cette union bancaire sont en place, sous l’égide de la BCE : le mécanisme de surveillance unique qui concerne les grandes banques considérées comme systémiques (les autres relèvent des systèmes nationaux) vise à prévenir les défaillances bancaires ; le système de résolution unique doit permettre de gérer au mieux les défaillances bancaires afin d’en limiter les conséquences négatives pour les déposants, les épargnants et l’économie réelle. Reste à conclure un accord sur le dernier pilier, un système européen d’assurance des dépôts, en discussion depuis 2015, mais dont l’entrée en vigueur est prévue en 2022. Des décisions difficiles devront être prises lorsque la suspension du pacte de stabilité prendra fin, en principe en décembre 2022.
Il faudra ne pas renouveler les erreurs commises lors de la crise de la zone euro.
En 2010, au lieu de décider très vite de la mutualisation des risques, indispensable dans toute zone à monnaie unique, sous la pression de l’Allemagne et des États du Nord, inquiets des risques de propagation de la crise de la Grèce et l’Espagne vers l’Italie et peut-être la France, l’UE a fait le choix de durcir les règles du pacte de stabilité et d’imposer des politiques d’austérité. La multiplication de textes obscurs et d’objectifs chiffrés irréalistes, l’inscription dans le nouveau traité budgétaire d’une « règle d’or » d’équilibre des budgets publics, à laquelle certains États-membres – mais pas la France – ont donné une valeur constitutionnelle, était certes, à ce moment-là, le prix du sauvetage de la zone euro et la condition pour obtenir la solidarité des États les moins endettés notamment vis-à-vis de la Grèce, menacée de banqueroute. Celle-ci a été évitée grâce à plusieurs plans de sauvetage, assortis de conditions sévères qui ont provoqué une récession brutale pendant plusieurs années. La menace d’éclatement de la zone euro écartée, l’étau de l’austérité a été desserré.
Mais la récession économique a soulevé une vague de profonde contestation de la légitimité de l’UE, nourri la défiance des peuples et abouti à la montée des partis extrémistes.
À partir de la fin de 2012, la nouvelle politique de la BCE, initiée par Mario Draghi, a calmé les marchés. La Commission a assoupli l’application des règles du semestre européen, le Conseil a mis l’accent sur les besoins d’investissement ; la situation économique, sociale et financière s’est améliorée. Mais pas suffisamment pour restaurer la confiance des citoyens dans l’UE et empêcher la montée des partis populistes. Ni pour éviter que se creuse la division entre les États dits « frugaux » du Nord et les États du Sud.
Après les élections européennes de 2019, les dirigeants européens ont mis davantage l’accent sur les objectifs de rattrapage du retard européen dans l’économie numérique et sur la transition vers une économie décarbonnée, objectifs appelant d’immenses efforts d’investissement, ainsi que d’accompagnement social, et exigeant des stratégies industrielles à l’échelle de l’Union.
Cette embellie a été percutée par la crise de la Covid-19. La pandémie a révélé l’extrême dépendance de l’UE en matière de sécurité sanitaire et donné lieu à des réactions désordonnées, chaque État fermant ses frontières sans concertation avec ses voisins.
Après un Conseil européen désastreux où les invectives avaient fusé, le cri d’alarme de Jacques Delors a créé un choc salutaire. Le pacte de stabilité et les règles budgétaires ont été suspendus pour ne pas aggraver la récession. L’UE a mis en place des achats groupés de vaccins et une répartition équitable entre États-membres ; la France a réussi à rassembler neuf États, y compris l’Allemagne, pour demander un plan de relance européen. La Commission a proposé un plan de 750 milliards d’euros financé moitié par de nouvelles ressources propres, moitié par emprunt, ce qui n’avait jamais pu se faire en raison de l’opposition de l’Allemagne à toute forme de mutualisation de la dette. Couplé au budget pluriannuel c’est une masse financière de plus de 1 800 milliards d’euros qui permettra un soutien substantiel aux investissements nécessaires à la double transition écologique et numérique.
Gravement défaillante au début de la crise sanitaire, l’UE s’est ressaisie. Malgré l’absence de compétence communautaire en matière de santé, les pénuries initiales ont été surmontées, la coopération a prévalu sur le chacun pour soi du début, la couverture vaccinale, certes très inégale, est une des meilleures du monde et l’UE est le premier donateur et le premier exportateur de vaccins au monde.
La fermeture des frontières consécutive à la pandémie a ralenti les migrations, sans que les profondes divergences entre États-membres de l’UE s’atténuent et sans qu’une véritable solidarité existe à l’égard des États en première ligne. Les lacunes sont, hélas, anciennes et connues : la suppression des contrôles aux frontières intérieures de l’UE, décidée dès le milieu des années 1980, n’a pas été accompagnée d’un renforcement suffisant des contrôles aux frontières extérieures ni d’une politique commune de l’asile et des migrations. En Méditerranée et dans la Manche, à la frontière polonaise avec la Biélorussie, les tragédies se multiplient, les réseaux de passeurs prospèrent, les populistes font leur miel des craintes que suscitent les situations non maitrisées.
Ces principaux défis, immédiats ou à moyen terme, exigent de nouvelles politiques. Quelles décisions espérer dans une UE à 27, traversée de multiples contradictions ?
Et maintenant ? Quelle Union européenne ?
Depuis le Brexit, aucun État-membre n’envisage de sortir de l’UE. Depuis Donald Trump, les États européens les plus atlantistes ont compris que l’UE ne pouvait compter que sur elle-même pour sécuriser son voisinage Sud et Est. Depuis 2019, la nouvelle Commission présidée par Ursula von der Leyen veut « une Union géopolitique », autonome sur les enjeux stratégiques qu’ils soient économiques, écologiques ou de sécurité. La pandémie a fait franchir un bond qualitatif sans précédent à l’intégration, avec le premier emprunt émis au nom de l’UE pour financer le plan de relance. La présidence française est un rendez-vous décisif pour faire aboutir le projet de taxe carbone aux frontières ainsi que les deux textes visant à réguler les grandes plateformes de réseaux sociaux : « Digital Markets Act » pour lutter contre les monopoles et « Digital Services Act » pour controler les contenus.
Cependant, en dépit de tous ces progrès, les acquis restent fragiles, la tentation du chacun pour soi est vivace, et les adversaires de l’Union européenne n’ont pas désarmé.
Ils ont seulement modifié leur discours. La sortie de l’euro ou, à plus forte raison, de l’UE ne faisant plus recette dans l’opinion, ils s’attaquent à l’État de droit européen, c’est-à-dire au contrat formalisé par les traités ratifiés par les États-membres. Ils utilisent pour cela le sujet, très sensible dans l’opinion, de l’immigration.
Certes le système européen est, dans ce domaine, critiquable. Il est possible de le changer, et souhaitable de l’améliorer. Les traités sont modifiables et les directives et règlements aussi. On peut toujours faire évoluer l’état DU droit, selon les procédures démocratiques prévues à cet effet. Mais contester l’État DE droit, c’est-à-dire l’édifice de valeurs, de principes et d’institutions, agréés en commun lors de la ratification des traités, c’est s’attaquer aux fondations de l’Union européenne, à ce qui justifie son existence.
Il est vrai qu’en droit international, les constitutions nationales ont une valeur supérieure aux traités. Mais lorsqu’il y a contradiction entre une constitution et un traité signé par un gouvernement, celui-ci propose au Parlement, ou directement au peuple par référendum, de modifier la constitution. C’est ce qui a été fait, en France, par les huit présidents successifs de la Ve République. Aucun n’a désavoué la parole et la signature de la France. C’est pourtant, hélas, ce que proposent plusieurs candidats à la présidence de la République en France, en contestant la légitimité de la Cour de justice de l’UE, chargée de juger du respect des traités. C’est aussi ce qui est en cause lorsque les gouvernements polonais et hongrois ne respectent pas l’indépendance de la justice, le pluralisme des médias ou les libertés individuelles.
Une telle remise en cause des principes fondamentaux de l’UE, inscrits dans les traités qui lient ses États-membres, est pour celle-ci une menace existentielle, qui justifie la fermeté des réponses de la Commission et de la majorité du Conseil européen.
En 2022, la priorité est de faire face de façon concertée et coordonnée à la nouvelle vague de Covid-19. En premier lieu d’assurer qu’une quantité suffisante des nouveaux vaccins contre le variant Omicron soit disponible, et que la répartition soit équitable. Une gestion efficace de la nouvelle vague améliorerait la confiance dans l’UE et dans ses dirigeants qui ont intérêt à éviter le chacun pour soi. Le bon sens prévaudra-t-il ? Les prochaines semaines le diront.
Si un contrôle plus strict des déplacements, voire de nouveaux confinements s’avèrent indispensables, il est impératif que les États-membres et la Commission, ensemble et en permanence, aient pour objectif principal d’en limiter les conséquences sur l’activité économique, et de préserver la solidarité envers les peuples les plus atteints.
Lorsque la suspension du pacte de stabilité prendra fin, en principe en décembre 2022, de nouvelles règles de gouvernance de l’Union économique et monétaire devront être définies. Il n’est ni souhaitable ni possible de rétablir le pacte de stabilité en vigueur avant la pandémie. Les critères de
Maastricht sont inadaptés au contexte de faible inflation et de croissance ralentie qui prévaut dans la zone euro, notamment depuis la crise financière. La trajectoire de réduction de la dette, retenue par le traité budgétaire, était irréaliste et n’a d’ailleurs pas été mise en œuvre.
Ces règles sont obsolètes mais il faudra des règles. Celles-ci devraient atteindre deux objectifs : consolider la confiance entre membres de la zone euro, d’une part ; montrer aux marchés la cohésion de la zone euro d’autre part.
Ce débat sera difficile entre la France et l’Allemagne. Ce ne sera pas la première fois.
Mais aujourd’hui, il est possible que l’Allemagne se montre moins intransigeante que par le passé. La nouvelle coalition sociale-démocrate-verte-libérale, place la transition écologique et son accompagnement social au premier plan, les besoins d’investissement dans les infrastructures et le rattrapage numérique sont colossaux. L’Allemagne a donc besoin d’une reprise durable de la croissance dans l’UE et de la dynamique du marché unique pour son industrie. Et dans ce débat, la France aura un allié sûr avec l’Italie. Le compromis souhaitable serait une trajectoire de réduction de la dette adaptée à la situation économique et financière de chaque pays et aussi, sans doute, une prise en compte des besoins d’investissements dans les priorités écologiques et numériques. Ceci demandera un pilotage politique fin au plus haut niveau.
Et pour rembourser l’emprunt communautaire il faudra un accord sur de nouvelles ressources propres.
Sur la maitrise des migrations, la fracture entre l’Ouest et l’Est de l’Union européenne est profonde. La solidarité à l’égard des pays de première entrée est défaillante. Les procédures d’octroi de l’asile et les conditions d’accueil restent trop hétérogènes pour permettre une répartition équilibrée des demandeurs d’asile sur le territoire de l’UE, un accueil décent des réfugiés et une meilleure efficacité des contrôles. L’UE doit réussir à trouver, enfin, un accord sur un régime harmonisé de l’asile, sur la solidarité à l’égard des pays de première entrée (les États qui refusent d’accueillir des réfugiés contribuant financièrement davantage), et sur une politique commune vis-à-vis des pays d’émigration et de transit.
La politique étrangère sera de plus en plus déterminante pour la stabilité et la cohésion de l’UE.
La priorité est de construire un nouveau partenariat avec l’Afrique. Ce continent jeune et émergent, doté d’un fort potentiel de développement, de richesses en matières premières et métaux rares, suscite la convoitise de la Chine et de puissances régionales du Sud. L’Europe n’est plus le seul partenaire de l’Afrique sur le plan économique et culturel. Mais elle a un intérêt essentiel à la stabilité de ce continent voisin et à un co-développement durable. Et elle conserve avec ce grand voisin des liens de proximité géographique, économiques, culturels et humains. Le nouveau partenariat réussira s’il construit, avec les forces vives africaines, dans la durée, des objectifs partagés, des méthodes et des instruments qui permettent de créer des emplois, notamment pour les jeunes femmes et hommes qui sont aujourd’hui la moitié de la population de ce continent. Le prochain Sommet Union européenne/Union africaine, qui doit se tenir sous la présidence française de l’UE, sera un rendez-vous essentiel.
Chacune des dernières crises aurait pu tuer l’Union européenne. Cependant celle-ci est parvenue, chaque fois, à trouver les compromis nécessaires. Des leçons ont été tirées des erreurs passées, un progrès substantiel vers l’intégration a été franchi avec la décision de réaliser un emprunt communautaire. Une Europe de la santé s’est construite, malgré l’absence de compétence de l’UE en ce domaine. Les peuples européens ont compris que face à des défis mondiaux, c’est l’Union qui fait la force.
Mais le sentiment d’appartenance reste faible, et les tentations de repli, vivaces.
La future conférence sur l’avenir de l’Europe devra, une fois la pandémie surmontée, explorer des voies nouvelles, ne pas se contenter de réparer les erreurs passées, mais retrouver l’esprit d’initiative et l’audace pragmatique des périodes de succès, celles de Monnet/Schuman, de Delors/Mitterrand/Kohl.
Impossible à 27 ? Non, si l’on explore davantage la voie de l’Europe différenciée qui a permis la monnaie unique, la suppression des frontières intérieures et, récemment, le plan de relance.
Élisabeth Guigou
Présidente de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale (2012-2017)
Ministre de l’Emploi et de la Solidarité (2000-2002)
Garde des Sceaux, ministre de la Justice (1997-2000)
Députée européenne (1994-1997)
Ministre des Affaires européennes (1990-1993)