Depuis le 17 mars, la France est confinée en raison de l’épidémie de coronavirus. Pierre Larrouy, économiste et essayiste, tient pour la Revue Politique et Parlementaire, un journal prospectif.
Reconquérir la souveraineté par les territoires et le big data patrimonial, mardi 28 avril
Il aura suffi de quelques semaines pour que s’expriment, au grand jour, des idées qui rongent depuis un moment la société française. La pénurie de masques ou de matériels de base et l’impression d’une grande impréparation de la gouvernance d’un système qui était notre fierté, révèlent les rigidités de notre organisation, la succession de strates de micro-pouvoirs. L’après crise risque de révéler que les politiques ne sont pas les seuls à devoir s’expliquer, y compris dans l’organisation sanitaire. La pesanteur des administrations centrales freine aussi bien la créativité du terrain que les intentions des politiques.
Beaucoup de non-dits ou de dénis sont remontés à la surface. On l’avait connu, déjà, avec les “gilets jaunes”, la société française souffre d’un sentiment de déclassement qui touche aussi bien les individus que leur perception de leur pays.
Un coupable désigné, la mondialisation. A cause simple, réponse simpliste. Les termes de relocalisation et de souveraineté étaient tout près.
Ce sont des actions utiles, mais elles sont complexes et ne constituent pas un vaccin “all inclusive”.
Il y a, sans doute, une réflexion à mener au niveau du régalien.
Mais, dans la société contemporaine, le combat de la souveraineté se passe dans la proximité face à la globalisation par les GAFAM.
C’est dans les territoires et avec eux, et pas au niveau de l’Etat, que peut se reconstituer la confiance.
Dans la proximité, ces données et les technologies, sous la gouvernance d’un nouveau pacte social, permettront de créer une industrie des nouveaux usages (en santé, sur l’alimentation, sur l’énergie, la mobilité…) et de s’engager face au défi climatique.
La première localisation c’est notre propre production de données.
L’Etat et les territoires peuvent mettre en place, une véritable “dissuasion créative de souveraineté”. L’Etat par une lutte contre la vulnérabilité sur le régalien et par une nouvelle phase de décentralisation. Elle devra s’accompagner de celle des données des communs qui seraient un tremplin pour l’action publique territoriale (c’est une proposition forte que j’emprunte à François Hollande, dans son livre Les Leçons du pourvoir, de nationaliser les données des communs1).
La souveraineté commence là. Par l’implication et une véritable représentation démocratique des énergies locales.
C’est à un aménagement du territoire augmenté que l’on est invité.
La souveraineté des données n’est pas un pari. C’est, avec le choc climatique et le risque pandémique, l’enjeu immédiat de la reprise en main de nos destins.
A l’évidence, ce projet prendrait toute sa force dans un nouvel élan européen.
(1) François Hollande, Les Leçons du Pouvoir, édition augmentée, Le Livre de poche, p 457 : Protéger les biens communs, autogérer la lutte.
La Revue Politique et Parlementaire regroupe les quatre parutions de Pierre Larrouy – Terra Incognita parus du jeudi 23 avril au 27 avril. Ils sont proposés avec la préface ci-dessus qui précise leur intention.
Re-localisons ? jeudi 23 avril
Le terme s’est répandu comme une traînée de poudre. Dans le maelstrom actuel de la parole publique, la question de la relocalisation s’est inventée une place dominante. Certes, le débat n’est pas nouveau. Autour du souverainisme comme du localisme, de la priorité nationale à l’identité, la discussion était vive. Un coupable : la mondialisation.
Ce qui change, c’est une sorte d’évidence partagée et d’urgence à la transformer en acte et, donc, en discours politique.
Ce qui est commun, c’est que se mélangent derrière ces quelques mots (souveraineté, localisation), des plans différents, des intentions parfois divergentes.
Il y a là un passage de la pétition à la réclamation. Ernesto Laclau parle du passage de la demande démocratique à la demande populaire
Gustave Le Bon disait, ainsi, de manière un peu caricaturale, que la clé de l’influence exercée par les mots dans la formation d’une foule réside dans les images qui sont évoquées par ces mots d’une manière totalement indépendante de leur signification. « Une des fonctions essentielles des hommes d’Etat consiste à baptiser de mots populaires… les choses que les foules ne peuvent supporter avec les anciens noms ».
C’est la clé du pouvoir mais c’est aussi la clé du populisme.
Un signifiant particulier est nécessaire pour asseoir une hégémonie démocratique (le terme est dû à Gramsci) ou populiste. Un signifiant assez indéterminé pour permettre à chaque groupe d’interpréter et de s’identifier. « Un parti politique, en prétendant défendre ‘le peuple’, pourra réaliser une unité que seul un ‘signifiant vide’ aura permis. Un signifiant qui n’a pas besoin, au contraire, de la signification pour produire des effets sur les individus.
La pandémie et la crise climatique sont des contextes prédestinés pour voir émerger des signifiants vides. Leur point commun est de relier la planète et la proximité, de projeter dans une grande complexité. Il faut des mots pour articuler cette dispersion et le caractère disparate des attentes.
Il aura suffi de quelques semaines pour que s’expriment au grand jour des idées qui rongent depuis un moment la société française. La pénurie de masques ou de matériels de base et l’impression d’une grande impréparation de la gouvernance d’un système qui était notre fierté, révèlent les rigidités de notre organisation, la succession de strates de micro-pouvoirs. L’après crise risque de révéler que les politiques ne sont pas les seuls à devoir s’expliquer, y compris dans l’organisation sanitaire.
Tout cela vient se fracasser, sur un sentiment de dégradation collective, sur les soubassements psychologiques qui ont pour nom : précarité, vulnérabilité, fragilité. Autant de choses qui ont, autant, avoir avec le ressenti qu’avec la réalité. Et hélas, cette réalité de la pauvreté est indéniable et la pandémie ne fait que l’accentuer.
Sans doute, comme l’ont exprimé à leur manière les “gilets jaunes”, sommes-nous devant une fracture de confiance et une crise de la représentation.
Bref, je décrirai cela comme une Société Fragile.
Le couple souveraineté/relocalisation a, dans ce contexte, tous les atouts du signifiant vide recherché. On pourrait décliner : autonomie vs/dépendance etc.
Loin de moi, l’idée de nier l’enjeu du débat ou la qualité de certains de ses théoriciens. Je veux insister sur le risque qu’il y aurait à sauter quelques étapes au nom du “bon sens populaire”.
Le débat politique comme l’action publique ne pourront se contenter d’une rhétorique opportuniste d’après crise.
Il faut être prudent avec les relocalisations. Ne serait-ce qu’à-cause de ce “re”.
On en vient là par réaction aux conséquences, vécues cruellement aujourd’hui, d’une interdépendance excessive, résultat de logiques économiques à flux tendus et de maximisation de résultats financiers (ce qui introduit la dictature des nombres). Je me souviens du témoignage courageux d’Henri Lachman, le PDG de Schneider, lorsqu’il prit sa retraite. Assez fier, à juste titre, si je peux en juger, de la réussite de l’entreprise, il disait qu’il aurait pu faire beaucoup mieux s’il n’avait pas été contraint par la tyrannie des chiffres des ratios financiers sans lien automatique avec l’activité réelle.
Une réflexion sur des relocalisations stratégiques est certainement nécessaire. Mais, ce n’est pas forcément une panacée et des conséquences peuvent être cachées et dommageables.
Il me semble qu’il faudrait disposer de quelques axes politiques forts pour aborder ces questions. En premier lieu de raisonner en termes de plasticité de la structure économique et dans une approche horizontale. Deuxièmement, en examinant ce que l’on appelle la compressibilité des systèmes, ce qui caractérise les économies de guerre et d’après-guerre (l’essentiel : le vital et ce qui peut être abandonné). Troisièmement, disposer d’outils technologiques (algorithmes et études comportementales) d’anticipation capables d’intégrer des transformations dynamiques des partenariats et donc des espaces et les mutations des comportements dans des itérations dynamiques.
Enfin, je voudrais rappeler ma proposition de “dissuasion créative de souveraineté” pour forcer nos échanges à se trouver dans des logiques de coopération grâce à une élasticité d’adaptation qui deviendra notre véritable souveraineté.
Les thèmes de la relocalisation et de la souveraineté pourront, alors, rester dans le cadre de l’hégémonie démocratique et non populiste.
Relocalisons l’essentiel ? Mais lequel ?, vendredi 24 avril
Cette crise sanitaire est un projecteur braqué sur un terrain vague sur lequel courent, sans chemin de sortie, des acteurs en panique.
A ne pas avoir anticipé d’autres manières d’observer notre vie, nous voilà renvoyés à Lewis Caroll et Alice au pays des merveilles quand le chat révèle à Alice le pot aux roses ; Elle croise aussi la route du chat du Cheshire, qui peut disparaître à sa guise, en ne laissant que son sourire apparent : “Minet du Cheshire”, commença-t-elle […] “voudriez-vous m’indiquer, s’il vous plaît, quel chemin je devrais emprunter ?” “Ca dépend beaucoup de l’endroit où vous voulez aller”, dit le Chat. “Je ne me soucie guère où…” fit Alice. ” Alors peu importe quel chemin vous prendrez”, dit le Chat. “…pourvu que j’arrive quelque part”, ajouta Alice en guise d’explication. “Oh, vous pouvez en être sûre, si seulement vous marchez assez longtemps”.
Cette société est en proie au doute sur l’objectif, le futur. Ca n’est pas né avec le conoravirus. On ne va pas lui faire ce plaisir subversif.
La question de la relocalisation ressemble aux imprécisions d’Alice auxquelles la renvoie le chat.
Nous affrontons plusieurs questions, de nature différente, mais qui constituent un entre-lac.
Observons le sujet de l’aéronautique. Sous quel angle l’aborder ? Les dominances industrielles à prévoir ? Comment gérer la crise simultanée de l’offre et de la demande ? Quel tourisme demain ? Quel fret ? Quel impact du militantisme climatique ? C’est un exemple, à rebours, de la logique des relocalisations.
La question du local n’est, en premier lieu, qu’une expression, sous forme de déni, de notre rapport à la mobilité. Ensuite la question de la localisation vient, en bémol, pour exprimer des sentiments de fragilité, de précarité, de perte de fierté. La relocalisation répond, en ces sens, à des approches subjectives et comportementales.
Mais la relocalisation est, aussi, une réponse réelle et de ressenti à une impression générale de vulnérabilité. Et cela vaut pour l’humeur individuelle comme pour la consistance collective.
Pour résumer la relocalisation cherche à répondre à des ressentis individuels comme collectifs et, dès lors, ne peut être présentée comme une recette qui, pour sembler une évidence, pourrait se montrer illusoire.
Tout cela traduit une crise de la représentation.
De manière littérale, nous n’arrivons pas, dans cette société de l’image, à nous “représenter” les enjeux complexes de ces sujets en raison des fortes interdépendances qu’il comporte.
D’autre part, la dégradation des rapports tendus avec la référence et les “élites” ne peuvent que favoriser des dénonciations simplistes des responsabilités et de chaînes de conséquences qui fournissent des grilles de lecture partielles et pratiques.
Dès lors, les recettes risquent de s’apparenter aux polémiques actuelles autour des recherches sur le virus. Où l’on découvrirait qu’entre un test in vitro et un test dans la complexité dans laquelle on l’injecte, il y a, souvent, de grands sauts dans l’inconnu.
C’est pour toutes ces raisons qu’il me semble essentiel de poser ces questions, de relocalisation et de souveraineté, dans le cadre d’une représentation précise de la plasticité de l’organisation économique et sociale. Cette notion de plasticité intègre celle de l’adaptation ou de la mutation. Elle doit permettre de représenter, justement, les torsions possibles de cette organisation. En particulier, de scinder ce que les théoriciens appellent le “kernel”, ce noyau qui ne peut être effrité au risque de la désagrégation du système de ce qui peut être abandonné ou muté. Mais tout autant l’analyse doit intégrer les modifications comportementales associées qui conditionnent la viabilité de l’action entreprise et sa pérennité.
Au fond, nous avons besoin d’une idéologie pour positionner le sens, d’un “numéraire commun” comme l’a été la valeur travail et, c’est certain, d’outils d’analyse disruptifs capables de modéliser la complexité transversale et comportementale de ces questions.
La pandémie est une opportunité pour réfléchir à l’utilisation des algorithmes dans l’intérêt général mais avec un rapport de confiance et de maîtrise humaine qui, in fine, en conditionneront l’efficacité.
J’aborderai, dans un prochain article, une proposition qui commence la relocalisation par celle des datas.
Relocalisation, commençons par le début, samedi 25 avril
Le coronavirus nous illustre des choses simples mais qu’on a du mal à intérioriser. Des évidences comme celle-là : un test in vitro n’affronte pas la multiplicité des réactions du milieu dans lequel on intervient, à de vrai, et la dynamique créée par leurs interrelations de résistance.
Nous prenons conscience, au travers de cette période de pandémie, de notre vulnérabilité voire de notre dépendance stratégique et cumulative.
Là encore, covid-19 nous renseigne. D’abord, on perçoit des effets. Et nos réflexes mécaniques parlent, expliquent, cherchent dans ce qu’ils savent déjà ou dans ce qui paraît le plus évident. Un partage d’un bon sens, en somme. Ca ne dure pas. Le virus est agile. Il a dû être psychanalysé car sa ruse déjoue nos pronostics en pleine lumière. Tout ce qui était l’évidence, d’effets et de cause première, vole en éclat dans le mystère de la complexité relationnelle.
On est dans un contexte similaire avec les réponses immédiates et mécaniques : ‘Yaqua’ relocaliser.
On manque de ça ? On relocalise. On est dépendant dans ça ? On relocalise. C’est un réflexe primaire et paranoïaque d’une autonomie absolue qui en serait le référent.
Evidemment, ce n’est pas si simple et les porte-paroles sont plus sophistiqués. Pourtant, sur l’instant, ces messages embarquent des énergies généreuses dans des voies qui méritent d’être un peu mieux préparées, défrichées.
Les relations humaines, d’organisation, économiques ont leur propre logique et ne peuvent se dissoudre dans des relations causales basiques. Là encore, le virus nous instruit. Ne déconfine pas qui veut, sans beaucoup de doutes et de risques. Il n’y a que deux méthodes, mieux appréhender ou partager une rhétorique du risque.
Je crains qu’on n’en ait aucune des deux.
Mon hypothèse est qu’il faut appréhender, avec des outils adaptés, ces interrelations. Il faut se montrer capable de modéliser la complexité de la transversalité de ces interactions et, simultanément, les mutations comportementales associées.
Le corps social reste un corps.
Après demande de comprendre les capacités d’adaptation de la société et de son modèle économique.
Ce que je nomme, dans mes articles précédents, la plasticité.
Pourquoi ? C’est un aveu ! Parce que je crois que c’est un terme juste pour amener vers une société de l’agilité qui est la seule réponse consistante à la société de fragilité. Et, c’est plus personnel, parce que la plasticité renvoie aux “artistes plasticiens” qui, depuis toujours, ont anticipé l’Après. Ce sont les mots du vivant contre l’entropie de tout système, l’invention et l’espérance des ilots de néguentropie.
Pour aller vers cette compréhension de la plasticité, il nous faut une intention volontariste, notre acceptation de reconnaître la multiplicité des points de vue, une méthode, des outils et un langage qui prenne en compte toutes les spécificités en jeu… une sorte de numéraire.
Notre organisation, il faut l’accepter, ne peut être regardée dans une vision uniforme de toutes ses composantes. Le confinement nous apprend, chaque jour, ce dont on se prive facilement, ce qui se transforme dans nos comportements mais, aussi, ce qui résiste et qui conditionne que l’on continue à jouer.
C’est ce qui caractérise ce qu’on appelle la compressibilité des systèmes. C’est violent et banal. Enlever ça et vous n’avez plus d’avenir dans vos références habituelles. Enlever cet autre ça, et ce ne seront que quelques douleurs de rentes perdues et vite estompées qui en résulteront.
C’est la logique pure de l’économie de guerre.
La relocalisation s’avèrera nécessaire sur quelques secteurs stratégiques par rapport à notre vulnérabilité. Mais elle ne peut être une réponse automatique et doit être organisée en regardant l’ensemble des conséquences associées.
Alors, si nous acceptons le point de départ d’un volontarisme et d’une remise en cause de nos certitudes… il reste le langage commun. Je veux proposer “la valeur data” comme étant ce langage commun. Pourquoi, avant de dire comment ?
La donnée est ce qui transporte tout : les données objectives, des mètres-carrés, des infrastructures, un climat etc. tout autant qu’une culture, que des subjectivités (l’attachement à ces mètres-carrés). La donnée est l’élément neutre qui relie la sphère de l’intime, la sphère publique et l’entre-tout ça, difficile à cerner, que l’on peut nommer “interstitiel” si on est biologiste ou géographe, “Moi-Peau” si on est psychologue, “réel” si on est psychanalyste.
Parce que la donnée embarque toutes les composantes du “vivant”, elle doit être le premier enjeu de relocalisation et de souveraineté.
C’est un problème politique majeur.
Cela pose les questions de représentation, d’adhésion… de démocratie, donc !…
C’est majeur, et cela se traduit par la nécessité de renvoyer pour des raisons éditoriales à un rendez-vous de plus sur ce sujet. Et, en particulier, du comment.
Territoires, relocalisations, souveraineté ; lundi 27 avril
“La croyance que rien ne change provient soit d’une mauvaise vue, soit d’une mauvaise foi. La première se corrige, la seconde se combat”. Merci Nietzsche, voilà qui est clair.
Le débat sur les relocalisations et la souveraineté mérite mieux que les postures. Le sujet est complexe et ne peut se résumer à des a priori liés aux rhétoriques politiques auxquelles il est associé. C’est ainsi que l’on dénierait à la gauche le droit d’utiliser la notion de souveraineté qui serait un marqueur de droite.
Les invectives caricaturales proviennent du fait que ces mots charrient de nombreuses considérations masquées. S’entremêlent des forces subjectives (identité, fierté versus sentiment de déchéance, autonomie versus repli, besoin de protection etc.) et des évidences objectives (dépendance, perte d’influence, désindustrialisation, manque de compétitivité). A un second niveau, on est renvoyé aux notions de représentation démocratique, de confiance et de capacité d’adhésion.
C’est pour cette raison que tout cela mérite une phase de déconstruction et d’éviter de traiter la complexité par l’affichage d’une illusoire évidence. La volonté d’autonomie et de maîtrise ne doit pas conduire à une opposition avec les notions de complémentarité et de coopération qui sont un trait central des organisations humaines, sociales et économiques.
On a besoin, d’un socle idéologique, d’une représentation réelle des capacités d’adaptation et d’un numéraire qui ne soit pas la monnaie, dans un premier temps, sinon le résultat est pré-écrit.
Il faudrait distinguer ce qui reste du registre du régalien, de ce qui doit devenir un enjeu majeur de la mutation du système économique, les territoires.
J’ai proposé, pour ce niveau régalien, de réfléchir à une stratégie de “dissuasion créative de souveraineté”. Les modes de production devront, dorénavant, être plus plastiques, plus agiles. L’intégration de la valeur adaptation dans les processus de production agira comme des gains de souveraineté par dissuasion.
Pourquoi ne pas calquer une défense nationale qui protège la nation et proposer une défense créative de souveraineté économique ?
Elle ne sera pas bâtie sur des replis et des frontières refermées mais sur l’intelligence et l’agilité. Elle pourra s’inspirer du principe de la dissuasion nucléaire, qui est payer pour ne pas utiliser.
C’est un axe stratégique qui mérite d’être approfondi. (Je l’ai esquissé dans ma chronique du 24 mars 2020 pour Terra incognita dans la Revue politique et parlementaire).
Cela constituerait un pari et un pacte de confiance pour notre société.
Ca n’enlève rien aux urgences défensives sur des secteurs qui constitueraient des “clusters de vulnérabilité”. La crise sanitaire nous y confronte tous les jours.
Les choses doivent être menées de pair.
Mais je veux revenir sur les territoires. Ils constituent l’épaisseur réticulaire, le socle solide et pérenne. Pour qui s’intéresse à l’art de la guerre, c’est essentiel. La ligne de front ne vaut que par la profondeur de son adossement.
C’est pour toutes ces raisons que je cherche, dans la donnée, cette capacité d’être le commun des communs.
C’est une incongruité, pas tant que ça au fond, le village gaulois face à la pandémie du libéralisme algorithmique, se trouve là : en chacun de nous, dans les “terres-à-vies”, ces lieux du vivant, face aux mastodontes des GAFAM.
Puisqu’on veut localiser ou relocaliser, il faut insister sur ce fait que la première localisation c’est notre propre production de données.
L’écosystème de cette localisation, ce millefeuille territorial, si décrié pour ses pesanteurs bureaucratiques : laissons cela ! La purge d’après crise fera son travail ; porte, aussi, la mobilisation des énergies, de la créativité de la proximité. Ce sont autant de lignes de défense authentiques. Ce sont des lignes de résistances qu’on ne prend pas la peine de coordonner, auxquelles on n’accorde ni la visibilité, ni la représentation qu’elles méritent. Tant mieux que cette pandémie les expose au grand jour du réel.
Il faut construire ces ilots de néguentropie, à portée de la résistance citoyenne. Il faut, s’il le faut, en appeler à une identité qui n’aurait rien à voir avec celle du repli et de la fermeture : une culture et une fierté territoriale de transmission.
La réappropriation des données n’est pas une fin technologique, elle est un préalable idéologique. Il ne s’agit pas de reprendre nos données aux divers spoliateurs ou usagers. Simplement d’en avoir une copie individuelle et collective pour pouvoir les utiliser dans une relation confiante.
Chaque territoire doit mobiliser ce que j’appelle “un big data patrimonial” constitué par les données de chacun et par les données génériques de ce territoire. Celui-ci doit être confié à une instance de confiance et d’action. Elle réunira les citoyens, les acteurs publics et industriels et la recherche, dans un objectif d’action d’intérêt général autour d’un circuit court de la donnée. Cette donnée, je la donne, je la suis, je co-décide de son utilisation, je vérifie qu’elle devienne usages et services nouveaux.
C’est la base d’un pacte de confiance de proximité. Il doit s’inscrire dans un cadre général d’échanges d’un aménagement du territoire augmenté.
Les régions semblent le bon niveau d’une première coordination stratégique. Elles pourront, à partir de ces données, comprendre et puis apprendre ce que le politique de terrain saisit souvent, mais partiellement, et, dès lors disposer d’outils nouveaux pour accompagner les politiques publiques et les partenariats de terrain pour adapter le territoire.
C’est plus que de la relocalisation, qui en est un outil, c’est un acte de conquête de souveraineté qui lie le citoyen et sa représentation démocratique, c’est une représentation des Nouveaux Possibles, à partir de la richesse des données que chacun possède et met en jeu dans un pacte de confiance.
Le Graal est de compter sur ses propres forces. Non pas de s’isoler mais de bien savoir quels sont nos atouts, surtout inexploités.
Avons-nous le choix d’ailleurs ? La pandémie nous renvoie à la modestie et l’adaptation. L’enjeu climatique le fera ensuite, de la même manière. A son tour il écrira une syntaxe qui deviendra forcément une sémantique politique.
Le politique doit avoir, par apport à cet objet brûlant, de l’audace, mais, aussi, de la retenue devant toute tentative de détournement en termes de communication.
Les Eléments sont devenus trop forts pour les éléments de langage.
A contrario, cette résistance de terrain permet de reconstruire des dialogues confiants et des vérifications rapides dans la vie quotidienne (la santé, l’alimentation, la mobilité…).
Tout cela sera, de toute manière, écrit par la contrainte climatique et le volontarisme instruit des acteurs publics.
Alors la relocalisation, oui, ou pourquoi pas ! Mais d’abord, apprendre, de manière nouvelle, des lieux de vie et des comportements.
La souveraineté des données n’est pas un pari. C’est, avec le choc climatique et le risque pandémique, l’enjeu immédiat de la reprise en main de nos destins.
Comme le rappelle Goethe : “Il reste toujours assez de force à chacun pour accomplir ce dont il est convaincu”.
Pourrions-nous encore ne pas l’être ?
Pierre Larrouy
Economiste et essayiste
- François Hollande, Les Leçons du Pouvoir, édition augmentée, Le Livre de poche, p 457 : Protéger les biens communs, autogérer la lutte. ↩