Comment la crise du Covid-19 est-elle gérée au sein des centrales nucléaires en France ? Réponse d’Olivier Soria, docteur en droit, enseignant-chercheur à Kedge.
Depuis 2000, EDF a un plan pandémie. Ce plan de continuité d’activité (PCA) a été réactualisé en 2003 et 2011 lors des épisodes d’épidémie du H1N1 et du SRAS. Il permet à l’électricien de faire face sur chacun de ses sites de production électronucléaire et hydraulique à des pandémies de type grippe, jusqu’à douze semaines avec 25 % des effectifs en moins, et deux à trois semaines avec 40 % de personnes en moins. Sauf qu’aujourd’hui c’est avec 75 % d’effectifs en moins que les centrales nucléaires fonctionnent pour une durée minimum de deux mois. De même, la plupart des salariés qui restent sur les sites sont des intérimaires embauchés par les sous-traitants d’EDF et qui sont rarement formés pour faire face à toutes les procédures en cas de crises de fonctionnement.
Une des choses parmi tant d’autres avec le recours massif du droit de retrait, la maladie, que le plan n’avait pas prévu, c’est la fermeture générale des crèches et écoles entraînant la mise à l’arrêt « maladie » des parents devant garder leurs enfants de moins de 16 ans.
Le groupe a dû modifier mi-mars ses procédures de contrôle de radioactivité au sein de ses centrales après l’exercice par quelques salariés – en très grande majorité des prestataires – de leur droit de retrait1 pour cause de crainte de contamination par le coronavirus.
Par exemple, la centrale nucléaire de Gravelines fonctionne avec seulement 25 % de ses effectifs. Comme pour les autres centrales nucléaires en France, EDF a placé en télétravail tous les agents de Gravelines des fonctions supports et les ingénieurs. Sont présents sur le site les salariés qui se consacrent au pilotage des réacteurs et à leur surveillance, les agents chargés de la protection de la centrale, ainsi que ceux dévolus à la maintenance et aux analyses environnementales.
En attendant, avec des cas de coronavirus détectés dans plusieurs centrales nucléaires, des mesures ont été prises pour limiter les risques de nouvelles contaminations. Les effectifs sont réduits au minimum dans l’ensemble des sites de production nucléaires, hydrauliques et thermiques.
À Flamanville (Manche), où les deux réacteurs sont actuellement arrêtés, EDF est même allé plus loin en raison de plusieurs cas potentiels de nouveau coronavirus et n’admet sur le site qu’une centaine de personnes contre environ 800 habituellement2.
Pour maintenir la continuité de la production d’électricité EDF s’appuie largement sur les sous-traitants, inquiets pour leur santé, peu reconnus et mal payés.
Selon un agent EDF, ils sont « abandonnés à leur sort ». La situation au sein des centrales arrêtées pour maintenance les inquiète particulièrement.
En effet, EDF sous-traite une grande partie de ses activités nucléaires. Les sous-traitants gèrent aujourd’hui 80 % de la maintenance du parc en France. Cela ne représente pas moins de 160 000 salariés qui participent, à la maintenance, à la production, à la distribution, au traitement et conditionnement des déchets. Ce taux de 80 % pourrait être totalement illégal en application de la législation de la sous-traitance mais aussi en fonction, notamment dans le cadre d’une ICPE nucléaire où les contraintes de sécurité interdisent le recours massif aux intérimaires embauchés par les sous-traitants. En effet, en totale contradiction avec l’article L.1251-10 du Code du travail, qui interdit le recours aux contrats à durée déterminée pour les travaux particulièrement dangereux. Dans une période où les mesures de sécurité doivent être renforcées du fait d’un nombre d’agents moins important et d’un confinement nécessitant des mesures de protections plus importantes, c’est hélas l’inverse qui se passe du fait d’une volonté de réduction des coûts par la précarisation des salariés mise en place depuis plus de vingt ans. D’abord sur l’illégalité des 80 % de main d’œuvre sous-traitée, il nous faut rappeler la loi n° 2006-686 du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (dite « loi TSN ») qui a étendu aux établissements comprenant une installation nucléaire de base civile les règles particulières du droit des CHSCT des établissements comprenant une installation classée pour la protection de l’environnement soumise à autorisation assortie de servitudes d’utilité publique (ICPE AS). Le principal fil directeur de ces mesures repose sur le constat partagé que le recours à la sous-traitance, surtout en cascade, crée une organisation du travail souvent génératrice d’interférences entre les activités, les matériels ou les installations des différents établissements concernés. « Ce phénomène constitue donc un facteur aggravant des risques professionnels et environnementaux qui accroit leur probabilité de réalisation (réponse à une QE publiée dans le JO Sénat du 14/04/2011 – page 964), ce qui dans le cadre d’une centrale nucléaire n’est pas acceptable vu les conséquences dramatiques d’un accident nucléaire ».
Le contrat de sous-traitance est soumis à des conditions de formes et de fonds importantes et est encadré par l’article L.8241-1 du code du travail (article qui condamne le prêt illicite de main d’œuvre), c’est-à-dire les contrats de travail temporaire, de portage salarial, d’entreprises de travail à temps partagé et à l’exploitation d’une agence de mannequins lorsque celle-ci est exercée par une personne titulaire de la licence d’agence de mannequin, ainsi que d’autres situations très spécifique. En dehors de ces contrats, toute opération à but lucratif de mise à disposition doit être interprété, comme constitutif du délit de marchandage et de prêt de main d’œuvre.
La définition juridique du contrat de sous-traitance
La sous-traitance au sens de la loi du 31 décembre 1975 ne concerne précisément qu’un certain type de tâches dès lors que leur exécution est confiée à un tiers dans des conditions particulières. Cette loi la définit dans son article 1 comme « l’opération par laquelle une entreprise confie par un sous-traité, et sous sa responsabilité, à une autre personne appelée sous-traitant tout ou partie de l’exécution du contrat d’entreprise ou du marché public conclu avec le maître de l’ouvrage ».
La loi de 1975 sur la sous-traitance donne trois conditions pour définir un contrat de sous traitance. Il est nécessaire d’avoir l’accord préalable du maitre d’ouvrage qui accepte les sous-traitants, il faut que les sommes dues aux sous-traitants soient garanties par un cautionnement et enfin que les taches effectuées par le sous-traitant soient spécifiques, c’est-à-dire ne pouvant être exécutées techniquement par le donneur d’ordre.
A ce titre, la position de la Cour de cassation a évolué. En effet, si en 2005, la Cour de cassation rappelait que la spécificité des tâches ne suffisait pas à établir à elle seule l’existence d’un contrat de sous-traitance, un arrêt de la Cour de cassation du 18 novembre 2009 vient préciser comment il fallait distinguer le contrat de sous traitance avec d’autres contrats, en espèce avec un contrat de vente. Le contrat de sous-traitance ne consiste pas dans la vente d’une simple prestation, mais d’une prestation accompagnée d’un suivi, de compétences particulières qui sans elles rendent inutilisable la prestation de service, d’une part, et d’autre part, que cela se fasse dans le cadre de conditions de formes et de fonds définies par la loi de 1975. Ces compétences particulières ne sont autres que la spécificité des taches, c’est-à-dire le pourquoi du contrat de sous traitance, donc la cause de la prestation. Tout cela pour préciser que les 80 % des sous-traitants d’EDF doivent maitriser des techniques que ne possèdent pas EDF en interne et qui justifient donc le recours à la sous-traitance. Comme c’est EDF qui a la maitrise totale des techniques mises en place dans les centrales nucléaires, il apparait que le recours aux sous-traitants n’est pas effectué en fonction d’un défaut de maitrise interne mais comme une technique de management des travailleurs afin d’exclure ces derniers des garanties de la conventions collective d’EDF beaucoup plus protectrice en matière de revenu que de conditions de travail.
C’est donc totalement illégal.
A ce titre nous rappellerons les conditions de travail des travailleurs du nucléaire depuis le confinement.
Selon Gilles Reynaud,3 président de l’Association de défense des sous-traitants de l’industrie nucléaire, les salariés n’ont pas de masques, pas de gel hydroalcoolique, et ne peuvent pas respecter les distances de sécurité qui préviennent la propagation du Covid-19. « Dans les vestiaires, les gars sont à touche-touche, décrit Gilles Reynaud, Ils passent par des portiques que tout le monde a touchés, attrapent des dosimètres qui ne sont pas désinfectés, ouvrent des portes jamais nettoyées. » Quand les salariés demandent des masques, ou des gants et du gel hydroalcoolique à leurs employeurs, ces derniers les renvoient vers EDF, qui leur dit en retour d’aller voir leurs employeurs. « Ils se renvoient la balle et les salariés travaillent sans protection », tempête Gilles Reynaud. EDF s’est pourtant engagée à « maintenir la continuité du service client tout en préservant la santé de ses salariés et de ses prestataires ».
« On s’aperçoit, en période de crise, que des sous-traitants assurent la continuité du service public, dit un agent EDF du secteur nucléaire. Sauf que, contrairement à nous, ils n’ont pas les primes qui vont avec, ni les salaires, ni les congés, etc. Ils ont raison de s’insurger. C’est une honte. Quant à nous, on se fait féliciter pour notre dévouement, mais il y a quelques mois, ils voulaient défoncer notre statut avec le projet Hercule. Sans parler de la réforme des retraites… ».
« Des sous-traitants ont osé exercer leur droit de retrait, mais c’est très compliqué, reprend Gilles Reynaud. Il y a des pressions pour qu’ils continuent à venir. » Ailleurs, on leur a déclaré qu’ils ne pourraient bénéficier du chômage partiel. « L’état d’anxiété sur le terrain est très élevé. Les gens ne se sentent pas respectés. Le risque, c’est qu’ils fassent du mauvais boulot. Et le mauvais boulot quand on s’occupe de maintenance nucléaire, c’est quand même problématique ».4
Le 26 mars l’Autorité de sûreté nucléaire a alerté la direction d’EDF sur la situation de ces salariés sous-traitants « en lui demandant de définir clairement quelles sont les activités de maintenance ou de logistique pour lesquelles une continuité est indispensable » et « de veiller à ce que les conditions de santé et sécurité soient communiquées et mises correctement en place ». Pour l’instant rien n’a changé et les conditions de travail ont tendance même à s’aggraver du fait d’une déperdition du personnel encadrant.
Olivier Soria
Docteur en droit, enseignant-chercheur à Kedge
- https://www.lefigaro.fr/flash-eco/coronavirus-droits-de-retrait-et-procedures-ajustees-dans-les-centrales-nucleaires-20200320 ↩
- https://reporterre.net/Dans-les-centrales-nucleaires-le-coronavirus-inquiete-les-sous-traitants ↩
- https://www.sortirdunucleaire.org/Coronavirus-quel-impact-pour-les-personnes ↩
- https://www.usinenouvelle.com/article/l-etat-se-penche-sur-les-emplois-des-sous-traitants-de-la-centrale-de-fessenheim.N644073 ; https://www.irp.fnme-cgt.fr/media/fiche7_sous_traitance.pdf ; http://www.ma-zone-controlee.com/sous-traitance/ ; https://www.challenges.fr/energie-et-environnement/sous-traitance-dans-les-centrales-nucleaires-d-edf-attention-danger_161018 ; https://www.capital.fr/entreprises-marches/fessenheim-la-cellule-consacree-aux-emplois-de-sous-traitance-entame-son-travail-de-diagnostic-1268396 ; https://www.edf.fr/sites/default/files/contrib/groupe-edf/producteur-industriel/nucleaire/Notes%20d%27information/les_prestataires_nucleaires_-_2018.pdf ↩