Pour tous ceux dont le terme de renseignement, qui plus est lorsqu’il est accolé à celui de « soviétique », enflamme l’imagination bercée par les lectures dominicales de John Le Carré et les mémoires des maîtres de l’espionnage de guerre, la parution de Trois instants de printemps. Le renseignement diplomatique soviétique dans la France gaulliste constituera sans doute une surprise. Pour la Revue Politique et Parlementaire, François Vuillemin fait la recension de cet ouvrage.
Grâce aux meilleures sources archivistiques russes, Gaël-Georges Moullec, spécialiste reconnu du monde russe et soviétique, s’abstrait en effet de cette veine littéraire pour mettre en perspective l’immense travail de renseignement et d’analyse mené par les diplomates soviétiques autour du retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, de la crise de Mai dix ans plus tard et enfin de l’arrivée au pouvoir de Georges Pompidou en 1969. Ces « Trois instants de printemps », selon la belle expression de l’auteur, sont ici analysés au travers d’un prisme bien particulier : la volonté de Moscou d’anticiper, de comprendre et donc de prévoir les effets des évènements français sur les intérêts soviétiques et le rôle dévolu à son appareil diplomatique de mener à bien cette mission de renseignement, d’analyse et de prospective.
Gaël-Georges Moullec montre comment ce travail intense de renseignement a été mené par les Soviétiques de façon essentiellement ouverte. C’est à partir de leurs multiples contacts dans les sphères d’influence politiques, économiques et sociales, dans la haute administration, dans l’armée même, que se déploie une activité multiforme permettant à l’ambassade soviétique à Paris d’analyser les sources, de les confronter, de les synthétiser et finalement de les interpréter pour la réflexion du ministère des Affaires étrangères et du Comité central du PCUS. Dans cette course au renseignement politique point n’est besoin ici de corrompre, ni de poser des écoutes sophistiquées. La lecture et la fréquentation de la presse, une invitation à une bonne table du Quai Voltaire, un cocktail à l’ambassade de la rue de Grenelle, voire un week-end à Deauville dans la résidence d’été de l’ambassadeur soviétique constituent les armes les plus efficaces pour pénétrer les pensées et jouer, comme toujours dans la comédie humaine, de la vanité d’un interlocuteur.
À ce jeu de séduction auquel les Soviétiques ne sont ni les premiers ni les derniers à se livrer, tombent sans gloire quelques grandes figures de l’intelligentsia et de la haute fonction publique française. Ainsi, on ne peut s’empêcher de sourire en relisant les transcriptions des propos de Jean-Marie Soutou, futur secrétaire général du Quai d’Orsay, à ses interlocuteurs soviétiques sur le retour du Général en 1958 : « Soutou indique que dans cette situation les mots de Marx s’appliquent parfaitement lorsqu’il dit que les grands personnages historiques apparaissent deux fois : la première en forme de tragédie, la seconde en forme de farce. Soutou considère que de Gaulle pourrait être un Cavaignac contemporain ». Reconnaissons que ce jeu dangereux de l’interprétation des évènements brûle bien des doigts et pas seulement ceux des Français. Ainsi, le 15 septembre 1956, le correspondant de la Pravda à Paris (officiellement un journaliste, en réalité un agent soviétique) adresse-t-il à l’attention de Mikhaïl Souslov, secrétaire du Comité central du Parti, une note qui décrit les partisans du général de Gaulle « comme un groupuscule politique d’aventuriers prêts à n’importe quel zigzag politique et dénué de tout principe ».
Mais si le renseignement soviétique s’égare parfois, il sait aussi rectifier ses erreurs d’appréciation. Ainsi, dès le 21 décembre 1956, une note du comité à l’information du ministère des Affaires étrangères soviétique remonte-t-elle à Boris Ponomarev, secrétaire du Comité central, soulignant que dans le cas d’une arrivée au pouvoir de de Gaulle, son gouvernement prendrait position en faveur d’une amélioration des relations avec l’Union soviétique. Cette position-là, émise près de deux ans avant le retour fracassant de l’homme du 18 Juin aux affaires, ne variera plus, même si son expression publique peut encore valoir à certains de ses hérauts de sérieuses admonestations, comme en fera l’amère expérience le Maréchal Vorochilov, président du Présidium du Soviet Suprême, après ses déclarations publiques pro-gaullistes du 29 mai 1958. Si la guerre d’Algérie, puis la crise de Cuba n’ont pas permis à la France gaullienne de donner immédiatement la pleine mesure de sa volonté d’indépendance nationale et de rapprochement avec Moscou, le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN en 1966 apporte la preuve au Kremlin que de Gaulle est, et de loin, la meilleure carte dont dispose la diplomatie soviétique dans les pays de premier rang occidentaux. Ses diplomates ne se sont pas trompés.
Le second « instant de printemps » français qui donnera à l’appareil diplomatique et de renseignement soviétique bien des maux de tête est évidemment la crise de Mai 1968 et la place tenue par le PCF dans celle-ci. Après les déclarations très dures de la direction communiste, en particulier de Georges Marchais, sur le caractère bourgeois du mouvement et sur les leaders estudiantins, à commencer par Daniel Cohn-Bendit, l’ambassadeur soviétique, Valéry Zorine, constate, dans une note adressée à Andreï Gromyko au début de la crise, le décalage entre la position de la direction communiste française et l’attente de la jeunesse. Dans le bilan politique de la crise de Mai, qu’il adresse à Moscou le 2 août 1968, le même Valéry Zorine relève avec finesse, que « prenant en compte les liens organiques entre politique intérieure et extérieure, la nouvelle position droitière du régime de la Vème République ne restera pas sans conséquences quant à la position de la France sur la scène internationale ». Là encore le fil rouge de l’analyse politique et géopolitique se déploie autour d’une problématique très simple, du moins dans son énoncé : Que doit attendre l’Union soviétique de la France d’après Mai ? Quelques semaines plus tard, ce n’est pas la pléthorique majorité gaullo-conservatrice portée à l’Assemblée nationale par les élections législatives de juin qui lui apportera les éléments de réponse mais la décision de Léonid Brejnev de faire intervenir les troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie mettant ainsi un terme, au moins provisoire, à une coopération technique, commerciale et politique ininterrompue depuis 1963.
Enfin, alors que la démission du général de Gaulle prend effet le 28 avril 1969, après l’échec prévisible de son référendum sur la régionalisation et la suppression du Sénat, les dirigeants soviétiques cherchent immédiatement à analyser les forces en présence et surtout à peser sur le cours des choses pour contribuer au meilleur choix pour Moscou en disposant intelligemment du relais que constitue la masse électorale du PCF. La question posée par l’auteur est donc simple : l’Union soviétique a-t-elle voté Pompidou en 1969 ?
L’analyse adressée le 30 avril 1969 par l’ambassadeur à Paris au Comité central du PCUS à Moscou montre, une fois encore, la constance et la robustesse de la grille d’analyse soviétique. La question de fond n’est pas les raisons de l’échec du Général et de son départ, mais bien les conséquences que pourraient entraîner sa démission « sur la politique extérieure de la France et sur le fait de savoir si, à l’avenir, la ligne de la politique gaulliste perdurera ». Le portrait personnel et politique de Georges Pompidou, l’analyse de son influence dans les cercles dirigeants et la haute fonction publique, ses relais ministériels, avec Jacques Chirac notamment, sont passés au crible de façon remarquable. L’état d’esprit régnant dans l’armée française donne lieu également à des développements dont le cours de l’histoire n’aura pas permis de vérifier la validité : « la hiérarchie (militaire), au centre comme en province, apportera son soutien aux groupements politiques réactionnaires en cas d’évènements extraordinaires. Elle pourrait jouer alors un rôle important en mettant un terme à la perspective de l’arrivée au pouvoir des forces de gauche (…) ». L’ambassade soviétique prépare les esprits à Moscou à faire un choix en faveur de l’ancien Premier ministre du Général : « Intervenant au nom des gaullistes, Pompidou, s’il est élu, sera contraint, au moins dans le futur le plus proche, de maintenir les principales orientations de la politique française ». L’essentiel est dit. Il est vrai que, de son côté, l’expérimenté Roger Seydoux, ambassadeur de France à Moscou, se fait le relais actif auprès d’Andreï Gromyko des messages très politiques de Michel Debré, son ministre de tutelle, et de visiteurs français qui, tel Jean de Lipkowski, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, se rendent à Moscou sous couvert d’agenda bilatéral pour convaincre la partie soviétique de faire le choix de la continuité à Paris. De ces alliances objectives et inavouées entre ces « meilleurs ennemis du monde » émergera au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle la formule restée fameuse de Jacques Duclos, secrétaire général du PCF, sur les « Bonnets blancs et blancs bonnets » (Alain Poher et Georges Pompidou) qui scellera le sort de l’élection par l’abstention des électeurs communistes et la victoire de Georges Pompidou, le moins mauvais des candidats aux yeux des hiérarques de Moscou.
Au-delà d’un thème qui pourrait paraître à certains par trop pointu et historiquement daté, ce livre original et très documenté est à conseiller à tous ceux qui s’intéressent aux pratiques réelles de la diplomatie contemporaine.
François Vuillemin
Gaël-Georges Moullec
Trois instants de printemps. Le renseignement diplomatique soviétique dans la France gaulliste
Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2021, 110 p., 17 €